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morphologiques et sociales

1. L’informalité, archéologie d’un concept

Dans le contexte des pays en développement, l’histoire de la notion commence dans les années 1970 avec l’émergence de l’expression secteur informel pour caractériser ¾au sein des

31 C’est avec Pierre Bourdieu que la notion de style de vie acquiert sa portée théorique et empirique. Dans sa

construction théorique il met en correspondance les conditions de vie et le style de vie au travers du concept de l’habitus qu’il développe dans La Distinction (1979). Dans ce modèle de pensée, l’espace social se structure selon la distribution de trois types de capitaux : économique, social et culturel. L’habitus devient la forme incorporée des conditions des chaque classe et de leur conditionnement, c’est-à-dire d’un style de vie « distinct et distinctif » d’une condition ou d’une position (Bourdieu, 1979).

mouvements migratoires de la main-d’œuvre des champs vers les villes à partir des années 1950¾ les formes d’emploi autonomes, les petits artisans, les activités économiques qui occupent les espaces publics (rues, places, intersections) pour le commerce ou l’offre de services, qui travaillent de façon saisonnière et non contractuelle, ou dans des domiciles, lorsque l’industrie n’a pas pu absorber cette main-d’œuvre venue en quête de travail en ville (Roy et AlSayyad, 2004). La croissance du secteur informel est donc le corrélat de la poussée migratoire qui a nourri l’urbanisation. Le secteur informel est devenu ainsi un terme pour caractériser des activités de subsistance spontanées, bricolées par l’agencement de biens matériels et des savoir-faire qui s’inscrivent dans le contexte propre de l’urbanisation des villes du Sud Global32. Ce terme a été aussi mobilisé pour caractériser non seulement l’activité

exercée mais en général le mode de vie des populations pauvres et/ou celles qui habitent des

slums ou des bidonvilles (Rochefort, 2000).

On doit au psychologue et sociologue australien Elton Mayo la différenciation entre des structures sociales formelles et informelles au sein de entreprises. Dans ses études réalisées dans les années 30 il conclut que pour comprendre la globalité du « système social » des organisations il faut prendre en considération l’ensemble des relations que les travailleurs entretiennent. En confrontation aux logiques du patronat (en termes d’efficacité et de coûts), les ouvriers créent des groupes informels avec des normes et des codes propres que Mayo invite à prendre en considération en vue de l’amélioration des conditions de travail (Mayo, 1992 [1945]). Ses constats ont constitué la base des théories de management des ressources humaines depuis une compréhension globale d’une organisation. Toutefois, le secteur informel ne se produit pas uniquement « en réaction » ou « en relation » avec le secteur formel même s’il y a toujours des échanges commerciaux, professionnels et sociaux entre les deux. (Lautier, 2004; Soto, 2002). Les modes informels de l’économie précèdent les régulations même si le terme est défini en rapport à ces cadres normatifs. Avant cette terminologie, l’informalité correspond à des activités économiques de petite taille, de faible niveau technologique, et qui opèrent sans réglementation spécifique. A première vue cette définition n’a rien de spécifique aux pays du Sud car ces mêmes activités peuvent être retrouvées dans des pays avec des niveaux de développement très différents. La spécificité de ces phénomènes dans le contexte des villes du Sud Global, a été notée sur trois registres au sein des études de développement dans les années 1960: premièrement sous le registre la marginalité, pour qualifier les masses de migrants venant de la campagne vers les villes dont la main-d’œuvre n’est pas absorbée par l’industrialisation

32 Les termes informalité ou secteur informel ne sont applicables que dans les pays du Sud Global. En France on

et qui s’est vue par la suite en marge de ce processus ; le deuxième registre était celui de l’approche dualiste entre l’économie « traditionnelle » et l’économie « moderne » ; et finalement, le troisième registre était celui de la pauvreté et de la recherche de la survie dans les villes (Lautier, 2004).

La distinction entre un secteur formel et un secteur informel de l’économie a été avancée par l’anthropologue Keith Hart qui en 1970 opéra la séparation entre des activités salariées et des activités autonomes (Hart, 1973). En s’appuyant sur cette approche dualiste, l’Organisation Mondiale du Travail homogénéise en 1974 la définition du secteur informel comme des unités productives caractérisées par une facilité d’entrée, une faible séparation entre le travail et le capital, une utilisation intensive de la main-d’œuvre (du travail familial non rémunéré), la mobilisation de ressources propres, une division minimale du travail au sein d’un marché et d’une concurrence non régulés (Bouffartigue et Busso, 2011). Dans la lignée de cette distinction bipartite Dipak Mazumbar complexifia la définition des deux secteurs selon la protection sociale de chaque forme de subsistance (Mazumdar, 1976). En outre, ce secteur concerne autant les hommes que les femmes et inclue le travail des mineurs. Pour Nesar Alsayyad cette définition a en sa faveur d’avoir contribué au changement paradigmatique en posant les questions des formes de production des modes de vie urbains selon les moyens mis en place pour la sécurisation et les stratégies de survie (Roy et AlSayyad, 2004). Cette définition l’emportera pendant les décennies suivantes jusqu’en 2002 quand l’OIT (Organisation Internationale du Travail) remplace secteur informel pour économie informelle en se rapprochant de la définition de la Banque Mondiale, de type légaliste, qui comprend « toutes

les activités informelles qui se situent en marge de la loi et se tiennent à l’écart de régulations étatiques » proposée par Hernando de Soto. Pour De Soto il s’agit de toute activité qui se situe

en dehors de la norme établie (2002). Aujourd’hui, les définitions les plus mobilisées incluent la non protection, la non régulation du travail par l’Etat, et la marginalisation des régimes de sécurité sociale (Te Lintelo, 2017).

Pour Anushree Sinha et Ravi Kanbur, l’économie informelle renvoie à des phénomènes très différents : 1)l’économie cachée ou souterraine, où le produit commercialisé est licite mais

l’échange viole en partie la loi, notamment la loi fiscale ; 2) « l’économie criminelle » qui, elle,

est illicite au niveau du produit et de l’organisation ; et, 3) l’économie domestique ou communautaire qui ne viole pas la loi et dont la production de biens et de services licites est

destinée à l’autoconsommation familiale ou à celle du groupe élargi, dont le caractère adaptatif, familial et de non-cumulation fait que certains auteurs parlent d’économies « précapitalistes » (La Porta et Shleifer, 2014; Maloney, 2004; Sinha et Kanbur, 2012). La vente d’aliments dans

la rue et la plupart des activités de subsistance des urbains pauvres s’inscrit dans ce groupe (Tinker, 1997). Au sein du secteur informel la pauvreté n’est pas généralisée, mais par contre les revenus des pauvres dans les grandes villes du Sud Global dépendent presque exclusivement du secteur informel (Chong et Gradstein, 2007; La Porta et Shleifer, 2014; Pranger, 2006). Aujourd’hui les deux tiers de la population active mondiale (1,8 milliards) dépendent du secteur informel (La Porta et Shleifer, 2014; Te Lintelo, 2017). Ainsi, il faut questionner l’effet négatif de l’utilisation de ce terme générique pour la compréhension du développement des villes. L’approche dualistique traditionnelle entre les secteurs formel et informel du travail a rendu opaque la pensée sur l’organisation et la division du travail dans le secteur informel. Dans la littérature sur le sujet, le secteur informel est présenté comme peu avantageux et comme la seule ressource lorsque les travailleurs n’ont pas pu accéder au marché du travail conventionnel, ce qui dégrade leur condition (Bouffartigue et Busso, 2011). Toutefois, il ne s’agit pas d’une situation toujours subie ou imposée aux travailleurs car c’est un secteur qui offre aussi des avantages (Simone, 2014a, p. 29). Les catégories d’informalité et de précarité de l’emploi dénotent ou caractérisent toutes les deux des situations professionnelles atypiques qui s’éloignent des caractéristiques des emplois inscrits dans des cadres établis. L’informalité est principalement définie par la négative par rapport à la société salariale. Ces catégories demeurent cependant polysémiques et en même temps très répandues dans les discours académiques, institutionnels, politiques et populaires (Bouffartigue et Busso, 2011). Par ailleurs, il ne s’agit pas d’un secteur non régulé, les engagements et les modes de négociation s’inscrivent plutôt dans ce que Max Weber appelle une communauté d’intérêts où la régulation de la concurrence ainsi que l’adoption d’un comportement commun sont bel et bien des modes sociaux de fonctionnement (Weber, 1957).

Les transactions dans le monde de l’économie informelle se caractérisent par les calculs faits entre l’opportunité qu’offre chacune de ces transactions et sa valeur. Ces négociations ont lieu dans une « cascade de relations », et les manœuvres mises en place permettent le partage conjoncturel de ressources économiques et sociales qui peuvent aboutir à une grande variabilité de résultats. L’inscription dans ces « cascades » et les caractéristiques performatives de ses transactions ont été mises en avant par AbdouMaliq Simone et Achmad Uzair Fauzan comme des caractéristiques essentielles et, pour s’affranchir du terme informel, ils ont forgé celui d’économie relationnelle (Simone, 2011; Simone et Fauzan, 2013a). L’économie classique part du principe que les individus sont largement autonomes et à la recherche de la satisfaction maximale de leurs besoins par l’acquisition de ressources et de positions. Le prix devient le médiateur qui optimise les relations entre les individus et les biens. Toutefois, ces transactions

peuvent avoir des formes multiples et aboutir à des résultats et des opportunités non anticipés. De même, ces transactions peuvent s’étendre et se ramifier vers d’autres aspects de la vie des personnes en favorisant ou au contraire contraignant leurs actions. Ces économies relationnelles sont la source des capacités déployées dans le monde urbain aujourd’hui et s’appliquent à plusieurs types de ressources et non seulement les biens marchands ou le travail.

Le concept de urban majority a été conçu par Simone depuis ses travaux à Jakarta33. Ce concept

a une fonction heuristique pour la compréhension des pratiques ingénieuses et contingentes de la vie de tous les jours qui se trouvent encastrées dans le réseau social d’interconnaissances. Il ne s’agit pas d’une majorité statistique, mais plutôt de la densité des ressources et des connexions qui se produisent tous les jours au sein des communautés pauvres et dépendantes de l’économie relationnelle. Ainsi le concept comprend d’une part, les attitudes et les pratiques individuelles mises en place, parfois de forme provisionnelle, et de l’autre, le vaste éventail des manifestations matérielles et immatérielles de ces actions (Simone, 2014a). L’idée de « majorité » vient du fait de leur multiplicité, car elles prennent la forme de pratiques, d’opportunités et d’espaces très variés. Leur rapprochement se base sur l’intentionnalité des actions : ce qui relie les individus est la confrontation des contraintes par l’agencement des ressources disponibles, par des bricolages et des récursivités presque spontanées. Le terme d’économie relationnelle n’est cependant pas mobilisé dans la littérature sur le sujet, et, malgré les critiques et le parcours du terme, c’est le terme d’informalité qui caractérise ces pratiques. Lorsque nous parlons d’informalité nous faisons référence aux moyens déployés par les individus lors de la construction de relations avec leur environnement et qui leur permettent d’accéder à des biens et des services. Si un territoire est un ensemble technocratique qui régule, contrôle, mesure et administre, alors l’accent dans l’étude de l’informalité se place au-delà de ces circuits, depuis la perspective des opérations « extra » que font les individus. Nous plaçons le curseur de cette recherche dans ces intersections de flux et nous les rassemblons sous le concept d’informalité. Les modes de l’habitat et de l’occupation de l’espace constituent une des caractéristiques les plus importantes de ce secteur. Nous présenterons dans la partie suivante les caractéristiques de ces établissements avec l’objectif de décrire la morphologie des

kampungs.

33 Simone est un sociologue des villes du Sud Global. Après avoir étudié les modes de vie urbains dans les villes

en Afrique (Simone, 2010) , il s’attaque à comprendre Jakarta depuis son vécu en tant que résident. La publication en 2014 de Jakarta, Drawing the City Near constitue un apport unique en son genre pour les urban studies, une production théorique endogène pour la compréhension des phénomènes comme l’informalité, et sociologie des changements à Jakarta, ce qui n’avait pas été fait de façon approfondie auparavant (Simone, 2014a).

2. Les établissements informels : morphologie sociale et agencements

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