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Les socialisations de l’alimentation de rue Axes d’analyse et problématisation sociologique

3. Exercice de conceptualisation de la relation nourri-nourricier

Au cœur de cette recherche se trouve l’objectif de comprendre les formes de l’échange et du partage alimentaire des mangeurs de rue dans les kampung de Jakarta, au travers de la relation entre une entité nourricière (donatrice) et une entité nourrie (donataire). Nous caractériserons ces liens en deux temps. Premièrement, depuis les propositions théoriques

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présentées ci-dessus, en considérant le type de l’échange (marchand ou non marchand, transfert ou transaction) ; la nature de l’échange (monétaire ou non monétaire) et le rôle de chaque protagoniste. Deuxièmement, nous présenterons les caractéristiques particulières de la chose échangée, en l’occurrence des aliments.

Parmi les lectures de l’Essai du don, celle de Claude Lévi-Strauss se structure sur la base d’un concept de « réciprocité ». Dans le cinquième chapitre des Structures élémentaires de la

parenté, intitulé « Le principe de réciprocité », il donne une explication socio-culturelle à la

prohibition de l’inceste et qui la place comme sous-tendant toute relation d’alliance. L’objectif principal de Lévi-Strauss est de comprendre pourquoi certaines alliances matrimoniales étaient permises et d’autres, au contraire, interdites ou découragées. Il démontre qu’au cœur de ces clivages repose la prohibition de l’inceste dont les ressorts ne sont ni biologiques ni psychologiques, mais d’ordre sociologique, car le mariage exogamique implique la création d’alliances avec un autre. Lévi-Strauss ne cantonne pas son analyse à l’échange des femmes et à la prohibition de l’inceste, mais universalise le principe général de la réciprocité. Dans le but d’illustrer cette généralisation, il prend comme exemple une occasion alimentaire dans un petit restaurant à menu unique dans le Sud de la France. Les convives, souvent étrangers les uns aux autres, partagent les tables du restaurant. Chacun est servi le plat du jour et dispose d’un pichet de vin. La nourriture sera toujours consommée de manière individuelle, mais ce n’est pas le cas pour la boisson. Dans une sorte de rituel de partage, chaque convive remplit le verre de son voisin afin d’initier des conversations et entrer ainsi dans un cycle de don et de contredon. Le vin représente ici bien plus que la nourriture, il s’y agit d’un « bien social ». Par ce geste, chacun fait l’exercice de reconnaissance de l’autre.

« Le rituel des échanges n’est pas seulement présent dans les repas de cérémonie. [...] Dans les petits établissements où le vin est compris dans le prix du repas, chaque convive trouve devant son assiette une modeste bouteille d’un liquide le plus souvent indigne. Cette bouteille est semblable à celle du voisin, comme le sont les portions de viande et de légumes qu’une servante distribue à la ronde, et cependant une singulière différence d’attitude se manifeste aussitôt à l’égard de l’aliment liquide et de l’aliment solide. […] La petite bouteille peut contenir tout juste un verre, ce contenu sera versé non dans le verre du détenteur, mais dans celui du voisin, et celui- ci accomplira aussitôt un geste correspondant de réciprocité. Que s’est-il passé ? Les deux bouteilles sont identiques en volume, leur contenu semblable en qualité. Chacun des participants à cette scène révélatrice n’a, en fin de compte, rien reçu de plus que s’il avait consommé sa part personnelle. D’un point de vue économique, personne n’a gagné et personne n’a perdu. Mais c’est qu’il y a bien plus dans l’échange que les choses échangées » (Lévi-Strauss, 1949, p. 68).

Cette démonstration nous permet de caractériser les liens d’échange qui existent dans l’alimentation. Deux entités nourricières sont identifiables dans ce passage. D’une part, le cuisinier ou le commerçant du plat du jour est engagé dans une transaction marchande avec chaque convive. De l’autre, au-delà de tout rapport économique, chaque convive devient

nourricier de l’autre et les deux entrent ainsi dans un cycle de don et de contredon qui les lie par la reconnaissance mutuelle. Par ailleurs, cet épisode a lieu dans un restaurant et, cependant, il faut noter que dans la sphère domestique les échanges alimentaires ne sont souvent ni marchands (comme le cas du restaurateur), ni équivalents (comme c’est le cas pour les convives), et qu’une entité nourricière est souvent bien identifiable pour un groupe de personnes. De ce constat, découle que les relations nourri-nourricier peuvent varier selon le type de l’échange et la nature du lien. Le concept d’entourage nourricier, développé par Édouard de Suremain auprès des enfants malnutris en Bolivie et au Congo (2007), définit la fonction nourricière par la participation à l’alimentation d’un tiers, toute contribution étant donc prise en compte, qu’elle soit monétaire ou en aliments. Pour l’auteur, l’entourage nourricier est en outre variable et déclinable selon la stabilité de la situation. Notre compréhension d’une entité

nourricière épouse ces aspects dynamiques et adaptables selon les contextes et les situations.

Le deuxième temps pour la caractérisation des liens nourri-nourricier tient aux aspects propres à l’alimentation et à sa consommation, dont l’incorporation matérielle et symbolique des qualités par le mangeur constitue un des traits saillants. Penser le lien nourri-nourricier sur la base du paradigme du don implique que « la chose donnée » sera détruite, en l’incorporant, par le mangeur. Cette incorporation se joue à trois niveaux : physique, social et symbolique. L’aliment franchit la frontière du « self » et devient le mangeur lui-même (Fischler, 1988). La particularité du don alimentaire réside dans ce fait qu’un bien donné, aliénable, devient une partie du donataire. Les incorporations sont, dans la perspective interactionniste de Jean-Pierre Corbeau, plurielles et des formes diverses de métissage s’y présentent. Corbeau part de la définition proposée par Laplantine et Nouss (1997), pour qui le métissage relève d’un échange

entre deux termes.

« Le métissage qui est une espèce de bilinguisme dans la même langue et non la fusion de deux langues, suppose la rencontre et l’échange entre deux termes […]. Non pas l’un ou l’autre, mais l’un et l’autre, l’un ne devenant pas l’autre, ni l’autre ne se résorbant dans l’un. »

« Manger devient un acte de métissage » (Corbeau et Poulain, 2002, p. 106) lors duquel le mangeur se retrouve avec plusieurs autres. Tout d’abord, avec l’aliment incorporé, qui, selon les principes de l’incorporation devient, à plusieurs niveaux, le mangeur lui-même. Ensuite, le

mana, l’esprit de la chose mangée, c'est-à-dire ses qualités symboliques dans lesquelles on peut

inclure ce que Mauss appelle « l’esprit de la chose donnée », pour des dons alimentaires. Troisièmement, cet « autre » peut être constitué du groupe d’acteurs ayant participé à la production de l’aliment avant sa consommation, c’est-à-dire au réseau que configure la filière

aliments et dont l’affect et les sentiments se sont encapsulés dans l’aliment cuisiné et incorporé dans l’acte alimentaire. Finalement, l’autre peut correspondre aussi aux convives qui participent au repas et avec qui on partage des aliments en encourant des périls de nature physique, sociale ou biographique que nous avons présenté dans le point 1 de ce chapitre. Par ailleurs, la réciprocité étant essentielle à l’alimentation et se présentant sous plusieurs formes (partages, cadeaux, hospitalité, échange…), les implications sociales du refus des dons alimentaires peuvent impliquer des situations difficiles au sein des familles et au dehors (lors des refus alimentaires de la part des enfants, ou bien dans les cas de troubles du comportement alimentaire) qu’une lecture en termes de réciprocité permet d’éclairer (Fischler et al., à paraître; Serog et Lévy-Basse, 2017).

Accepter et recevoir des aliments crée et maintient les liens sociaux. Les échanges alimentaires entre vendeurs et acheteurs, aussi peu denses qu’ils soient dans la configuration de l’alimentation de rue dans les établissements informels, créent toujours des « liens consubstantiels » (Corbeau et Poulain, 2002). Par-delà une sociologie de l’alimentation nos questions de recherche s’articulent aussi autour d’une sociologie par l’alimentation. Ce cadrage théorique regroupe les deux approches en donnant des clés de lecture pours les liens sociaux qui soutiennent la morphologie du kampung, tout en démontrant les façons dont les mangeurs se construisent aux carrefours de ces échanges économiques.

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L’anxiété inhérente à la consommation alimentaire qui découle du système tripartite de l’incorporation et de ses gestions socioculturelles est tributaire, dans le lien nourri-nourricier, d’une proximité introuvable dans d’autres types d’échanges non incorporés. Le lien nourri- nourricier entre les mangeurs des kampungs à Jakarta doit être étudié en clef des liens entre les vendeurs et les acheteurs, entre les cuisiniers et les mangeurs. L’alimentation de rue s’établit dans l’espace d’une façon particulière, puisqu’elle est toujours dynamique et très variable. De même, notre terrain a la particularité d’être circonscrit à l’espace du kampung. Nous proposons donc un dernier cadrage théorique de notre problématique de recherche visant à identifier les enjeux théoriques des lieux alimentaires et de leur évolution depuis la sociologie et l’anthropologie.

III.

Axe spatial : les espaces alimentaires entre la sphère publique et

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