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transdisciplinaire et contraintes matérielles

Encadré 3 Calendrier de terrain

Les temps du terrain probatoire (trois mois entre octobre et décembre 2013) ont été accommodés au temps du contrat de collaboration établi avec la faculté de Santé Publique de l’Universitas Indonesia. La première phase exploratoire de trois mois a servi à monter le projet du point de vue administratif et académique afin d’avoir toutes les autorisations nécessaires en plus de nous permettre de faire connaissance avec nos partenaires locaux. Ces démarches ont permis de signer un contrat de collaboration débutant en février 2014 et se terminant en décembre de la même année. En parellèle, des observations ethnographiques, participantes et non participantes ont eu lieu. L’immersion et l’apprentissage du bahasa

indonesia on seront décrites dans la partie suivante.

La première phase du terrain probatoire (quatre mois entre mars et juin 2014) a été la phase qualitative où nous nous sommes entretenues avec trente mangeurs et vendeurs de rue et cinq parties prenantes du district pendant six semaines. La première version des instruments a été développée en anglais (et pensées en français, voire aussi en espagnol !), il était donc nécessaire d’en adapter le sens avant de les traduire en bahasa indonesia. Ainsi, les semaines précédant le terrain ont servi à retravailler le guide d’entretien avec l’équipe et à l’ajuster par la mise en place d’un test avec cinq mangeurs. En plus du guide d’entretiens, la première version du script des focus groups a été traduite et adaptée en fonction aussi des résultats préliminaires issus des entretiens individuels. En parallèle à ces exercices de traduction et de compréhension, les démarches d’accès au terrain ont aussi été menées. En Indonésie il est obligatoire d’avoir l’autorisation du gouvernement pour collecter des données mais aussi les autorités locales devaient été enrôlées dans l’étude. Ces démarches ont été réalisées par mes collaboratrices qui connaissaient déjà les circuits bureaucratiques. De plus, pour une étrangère ces actions sont plus compliquées car le gouvernement est très protecteur et surveille de près les investigations journalistiques ou scientifiques menées.

L’enquête quantitative a été organisée dans les mois suivants, entre septembre et décembre 2014. Elle demanda une première analyse des résultats qualitatifs afin de construire le questionnaire. Ces deux étapes, la première analyse des résultats qualitatifs et la construction du questionnaire, ont donc immédiatement suivi la collecte de données et ont été développées en France courant l’été 2014. Celui-ci a eu la même organisation environ que la phase qualitative c’est-à-dire une première étape d’alignement et de traduction et d’ajustement du questionnaire avec l’équipe de collaboratrices et la formation des enquêtrices (nous avons travaillé uniquement avec des femmes).

3. Le dialogue interdisciplinaire

L’intérêt principal de nos collaboratrices était de comprendre les comportements alimentaires au prisme de la perception et de la gestion des risques sanitaires associés à l’alimentation de rue au travers d’une approche socio-anthropologique. Il s’agit ici de populations touchées par l’insécurité alimentaire, avec des taux de dénutrition infantile avérés en lien avec d’autres problèmes sanitaires liés aux conditions de vie, au manque d’infrastructures d’assainissement et d’accès à l’eau potable. La sécurité sociale en Indonésie couvre l’ensemble de la population mais à condition que le domicile soit établi formellement. L’habitat des kampungs est en partie informel et donc les familles qui y habitent ne sont pas recensées et n’ont pas le document d’identification, la kartu keluarga (« carte de famille ») qui leur permet d’accéder aux services de santé. Toutefois, des actions sont menées au travers d’initiatives d’ONG internationales et d’équipes de travail social comme celles menées par l’équipe coordonnée par Evi Martha d’où son intérêt dans une quête compréhensive des modes de vie et des habitudes alimentaires des kampungs.

La socio-anthropologie de l’alimentation et plus spécifiquement du mangeur est un champ méconnu, ce qui a demandé un travail didactique de sensibilisation et de formation d’un point de vue méthodologique et théorique afin de soulever plusieurs obstacles épistémologiques. Les approches socio-anthropologiques du mangeur, qui partent d’une posture à l’interface entre les dimensions biophysiologiques et socioculturelles, s’intéressent aussi aux façonnages des dimensions physiologiques et psychologiques par le socioculturel (Poulain, 2002b). Ce paradigme de l’alimentation n’est pas mobilisé par nos collègues et l’étude compréhensive de l’alimentation n’est d’habitude abordé que depuis les dimensions nutritionnelle et familiale en quête d’une compréhension plus approfondie de problématiques de sécurité alimentaire et sanitaire, de façon à mieux comprendre les déterminants des comportements afin de développer des interventions en vue d’une amélioration des conditions de santé. Cette approche de l’alimentation fait que ce soient les femmes qui soient interrogées de façon presque exclusive vu leur rôle de gestionnaires de l’alimentation de tout le foyer. La caractérisation des pratiques et des représentations des mangeurs du kampung demandait une approche individuelle. J’ai donc travaillé avec mes collègues sur une approche qui entend le mangeur comme un individu « qui mange ». Néanmoins, pour nos collaboratrices, les hommes « ne connaissent rien à l’alimentation » et trouvaient leurs discours inintéressants et peu explicatifs des problématiques de sécurité alimentaire. Nous avons donc travaillé conjointement sur l’importance de la subjectivité du mangeur pour capturer les représentations et déceler les mécanismes sociaux dans lesquels l’alimentation est impliquée car elle n’est pas systématiquement mise à

contribution des études. Les études qualitatives qu’elles réalisent sont davantage descriptives des comportements alimentaires en termes de fréquence, de contenus, d’actions et de stratégies face au risque sanitaire, etc. Ces différences nous ont permis d’avoir de très riches discussions et débats autour de la subjectivé, de l’ego, des perspectives emic et etic (Olivier de Sardan, 2008) et donc au cœur des débats classiques de la sociologie. Ces discussions nous ont permis de construire un terrain épistémologique commun pour le déroulement de la collecte des données que nous avons au fur et à mesure consigné dans un document de référence que nous avons nommé la « matrice » (Annexe C).

L’équipe locale devait conduire les entretiens approfondis et les focus groups sur la base d’instruments développés par moi, ces discussions avaient pour but d’une part s’assurer la bonne traduction et la bonne compréhension des instruments mais aussi de cadrer les relances et l’esprit général de la collecte qualitative. La collaboration scientifique s’est cristallisée dans ces échanges, dans les divers exercices de traduction et d’apprentissage en commun. Ces discussions ont eu lieu lors de mon premier terrain exploratoire entre septembre et décembre 2013 puis pendant le deuxième terrain entre mars et juin 2014 période, durant laquelle se sont déroulés les entretiens approfondis et les focus groups. L’entrée dans le terrain a donc nécessité la mise en place de plusieurs outils linguistiques et compréhensifs et a demandé une posture d’ethnologue pour l’immersion et le rapprochement avec mes collègues, dans le but de comprendre les soubassements de leurs questions, les cadres depuis lesquels elles analysent le monde social pour avoir un aperçu de comment se produit la science sociale en Indonésie contemporaine. Ma distance et mon ignorance première face au terrain qui m’était proposé, celui de l’alimentation et la pauvreté à Jakarta, ont permis de signaler des éléments rendus opaques par leurs propres cadres de perception et donc de nourrir leurs méthodes et leur expertise en santé publique. J’ai eu par ailleurs l’opportunité de donner quelques heures de cours de l’approche socio- anthropologique de l’alimentation aux étudiants de première année de Licence en Santé Publique de l’Université lors d’un dernier séjour en Indonésie en octobre 2015. L’apprentissage de la langue locale a été une nécessité pour la pratique de terrain, pour le travail de traduction et pour le travail collaboratif.

4. L’apprentissage du bahasa indonesia comme premier instrument d’exploration de l’alimentation

Le premier terrain d’immersion culturelle et linguistique a eu lieu à Yogjakarta (capitale du territoire spécial qui porte le même nom et qui a le statut de sultanat), à l’Est de l’île de Java. Elle est reconnue comme un important centre culturel traditionnel javanais et aussi comme un

pôle académique car plusieurs universités s’y retrouvent. Dans ce territoire se trouvent localisés le temple bouddhiste de Borobudur (un des principaux lieux de pèlerinage) et Prambanan, un important temple hindouiste. Il s’agit donc d’un territoire où se trouvent matérialisées les diverses influences religieuses qui au cours de l’histoire ont forgé l’esprit indonésien : l’islam, l’hindouisme, le bouddhisme et la culture javanaise (Lombard, 1990).

J’ai choisi cette ville suite à de nombreux conseils de collègues doctorantes qui avaient eu le besoin d’apprendre la langue indonésienne dans un environnement propice. Les diverses écoles de langue à Yogjakarta proposent des cours intensifs et des logements chez des familles habitant dans le même quartier. Mon premier contact avec l’Indonésie a eu lieu au sein d’une famille indonésienne pendant les trois semaines de cours intensifs à l’école Alam Bahasa. La famille Agung, composée du couple de parents et de leur enfant, un garçon unique était de confession musulmane et du groupe ethnique jawa (majoritaire de l’île de Java). Leur maison avait été aménagée pour recevoir les étudiants de l’école qui se trouvait juste en face. Bu Agung, la maîtresse de la maison, est propriétaire d’un petit restaurant et tient en plus un négoce de préparation d’aliments qu’elle délivre à plusieurs échoppes et vendeurs de rue de la ville. La cuisine de la maison sert de cuisine professionnelle pour laquelle Bu Agung emploie trois personnes. Elle gère à la fois la maison familiale, le service de restauration et le séjour des étudiants. En plus, elle a à sa charge les repas de midi que l’école de langues offre à ses étudiants tous les vendredis de façon à faire connaître les recettes régionales et de développer les conversations autour de l’alimentation.

L’aménagement de la maison me permettait d’avoir une chambre autonome tout en partageant le petit déjeuner avec mes colocataires et le déjeuner avec Bu Agung. Le petit-déjeuner se déroulait dans une grande terrasse à l’étage entre les chambres des autres étudiants (on était trois au total). Le menu du matin avait toujours du pain de mie grillé qu’on tartinait avec de la margarine ou de la confiture accompagnés de café instantané. Les petits déjeuners de la famille étaient très différents des nôtres, généralement du nasi uduk55 ou des lontong56. Bu Agung

explique que les petits déjeuners typiques étaient souvent rejetés par les locataires. Elle nous accompagnait souvent pour manger à midi, elle prenait beaucoup de temps car elle apprenait l’anglais et s’asseyait avec nous pour discuter de plusieurs sujets dans un mélange formé des quelques points communs en anglais et des bases de langue indonésienne que nous avions acquises. Cependant, elle ne mangeait pas avec nous, elle le faisait au préalable avec ses enfants.

55 Nasi Uduk : riz cuit dans du lait de coco auquel on rajoute des oignons frais, du poulet, des chips et autres ingrédients. C’est

le petit-déjeuner traditionnel malais (Nasi Lemak en Malaisie).

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C’était en fait une vraie chance que d’être accueillie dans cette maison car en particulier j’ai eu l’occasion de discuter avec Bu Agung sur l’alimentation javanaise (dont elle est une grande connaisseuse) et du mode de fonctionnement des réseaux de vendeurs de rue depuis son expérience de restauratrice. Ces discussions ont nourri mes premiers questionnements de terrain en les ancrant dans la dimension culinaire comme voie d’entrée pour la compréhension de leurs mécanismes sociaux. Mes premières observations ethnographiques se sont déroulées dans sa cuisine pendant la préparation des repas de la maison (ceux de la famille et ceux des locataires) et des produits voués à la vente. Ces quelques moments m’ont permis d’entrer en contact avec les pratiques culinaires plus directement, d’observer les traitements des ingrédients, les assemblages, les formes de perception de la qualité ou de la fraicheur, et les discussions qu’elle suscite. J’ai aussi bien pu appliquer mes bases à peine acquises d’indonésien dans ces espaces ce qui m’a permis d’activer mon vocabulaire alimentaire pour formuler quelques pistes de recherche pour l’immersion jakartanaise. Après trois semaines de cours et de première immersion je suis partie à Jakarta pour le montage de la collaboration avec l’Universitas Indonesia et pour réaliser les premières explorations du terrain.

Un deuxième séjour linguistique a eu lieu en mars 2014 juste avant le lancement de la phase qualitative consacrée aux entretiens et focus groups. Je n’ai malheureusement pas pu être logée chez Bu Agung comme la première fois. La deuxième famille qui m’a accueillie m’a permis néanmoins d’apprécier de façon très radicale le spectre socioculturel indonésien. J’ai été accueillie par la famille de Pak Agus, une famille indochinoise catholique. La minorité chinoise en Indonésie, à cause des divers conflits mentionnés sommairement dans le chapitre 2, fonctionne de façon autonome et repliée (Yan, 2010). Mon séjour a eu le même cadre de vie que chez Bu Agung, c'est-à-dire une chambre aménagée dans leur maison mais avec davantage d’autonomie notamment pour l’alimentation dont la maison n’assurait que les petit-déjeuner sous forme aussi de tartines de pain grillé et café disposées dans la cuisine. Je n’ai pas participé à la vie quotidienne de la famille ; mes observations se sont localisées cette fois dans les espaces publics de la ville où j’ai passé plusieurs heures à observer les interactions sociales dans les

warung makan57, auprès des vendeurs de rue, dans des restaurants et dans les foodcourts des

grands centres commerciaux.

En plus de l’intérêt personnel de continuer l’apprentissage de la langue, nous avons conçu un modèle de terrain dans lequel les instruments que je développais en anglais étaient par la suite traduits à l’indonésien par mes collègues. Nous travaillions par la suite cette traduction en la

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soumettant à des questionnements de sens, travail réalisé avec l’équipe des collaboratrices et des étudiantes de l’Université. Ce deuxième séjour d’apprentissage de la langue indonésienne avait donc pour but d’approfondir mon vocabulaire et ma syntaxe, nécessaires pour ce travail. Mon programme d’apprentissage personnalisé a été focalisé sur l’alimentation et le vocabulaire de recherche. J ai pu travailler les questions du premier guide d’entretien et du script.

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La familiarité avec l’objet de recherche est nécessaire à toute recherche ethnographique. Cette question était le premier défi à soulever car plusieurs distances existantes entre moi et mon objet de recherche évitaient la proximité nécessaire avec les personnes et les contextes que j’essayais de comprendre. La distance géographique entre la France où j’habite et l’Indonésie demandait une planification assez rigide qui s’est souvent imposée par-delà les exigences ou les aléas du terrain car elle comprenait mes déplacements, les autorisations gouvernementales de résidence et de recherche et aussi les agendas de mes collaboratrices sur place. J’ai eu la chance d’avoir plusieurs supports institutionnels sur place et en France qui ont énormément contribué à cette organisation en pourvoyant les moyens nécessaires pour sa réalisation. L’apprentissage du bahasa indonesia s’est déroulé en deux temps à Yogjakarta. Chacun de ces séjours a servi de plateforme pour les premières explorations ethnographiques : le premier de la vie quotidienne d’une famille javanaise propriétaire d’un restaurant et d’un service de traiteur et le second des pratiques et interactions alimentaires hors-foyer. Ceci m’a donné un premier aperçu de la spatialisation de l’alimentation entre les sphères publique et privée à Java. Lors des séjours à Jakarta j’ai réalisé des observations ethnographiques dans deux kampungs à partir desquels les axes de recherche ont été structurés.

II.

Dans les bouches de Ciliwung : récit ethnographique d’abordage

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