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Les socialisations de l’alimentation de rue Axes d’analyse et problématisation sociologique

3. Les contextes alimentaires : des processus de coordination sociale

Norbert Elias dans un livre consacré au Temps (1996) explique que celui-ci se construit socialement et que notre rapport au temps se structure sur la base des récurrences de la vie sociale. Le temps n’est pas une entité abstraite mais ce sont les usages auxquels il se prête, les fonctions de régulation et d’intégration qu’il remplit, les conflits qu’il suscite, la relation qu’il entretien avec le travail et avec la vie privée, avec la production et la consommation, qui donnent aux temps sociaux leur signification. Les rythmes alimentaires surgissent entre la nécessité biologique de se nourrir et les contraintes liées à l’organisation sociale (De Saint Pol, 2005; Grignon et Grignon, 2004). Les temporalités de l’alimentation s’organisent au travers de plusieurs instances entre le quotidien et le festif, les temps sacrés et les temps mondains, etc. Les cycles annuels sont marqués par la saisonnalité (naturelle ou culturelle), et l’organisation journalière des prises alimentaires se rythme en fonction des temps de travail, de repos et de loisirs (Aymard et al., 1993; Poulain, 2002b). Que l’on regarde les pratiques alimentaires paysannes (Verdier, 1966) ou les pratiques alimentaires des grandes métropoles (Lhuissier et al., 2013), les contraintes liées au temps de travail sont toujours structurantes des journées alimentaires. Les dimensions d’ordre économique et du travail sont autant d’indicateurs forts des conventions institutionnalisées des temps alimentaires (Aymard et al., 1993; Laporte et

Poulain, 2014). Mais que se passe-t-il dans les mondes de l’informalité où prime la récursivité et l’autonomie ? Songer à la « coordination sociale alimentaire » implique de penser aux divers processus macrosociaux qui conforment. Le triangle de Corbeau permet une première lecture de ces mécanismes de rencontre, car chaque entité le composant est le produit d’un processus social : le mangeur, l’aliment ou bien la situation. Nous essaierons dans cette partie de présenter les cadrages théoriques qui abordent ce sujet.

Penser les temps pour manger implique de penser la relation entre les temps biologiques et les temps sociaux. La fréquence des repas est marquée par une extrême diversité culturelle qui met en évidence combien les modèles alimentaires sont soumis à plusieurs influences qui les font évoluer (Chiva, 1997; Aymard et al., 1993; Poulain, 2006). Le concept de « journée alimentaire », qu’on peut définir comme la distribution temporelle des prises alimentaires, permet l’articulation de ces dimensions (Poulain, 2002a) et aussi le repérage des « frontières

entre les univers domestique, du travail et de la restauration » (Laporte et Poulain, 2014). De

même, les divers épisodes alimentaires marquent le rythme des journées et servent de transition entre différents temps et espaces (Tibère et al., 2018). Les routines alimentaires sont encastrées dans les routines de travail, de famille et de loisir, tout en étant basées sur des valeurs et donc susceptibles d’être modelées et réinventées par les mangeurs (Jastran et al., 2009). Les temps alimentaires et leur distribution journalière, hebdomadaire, mensuelle ou annuelle, sont liés aux modes de consommation propres aux espaces sociaux dans lesquels l’alimentation se met en œuvre. Les temps collectifs demandent des accommodations des besoins biologiques individuels comme autant de techniques du corps (Mauss, 1936) aux besoins de socialisation entre mangeurs. Le corps individuel est ainsi mis au service du collectif. La faim physiologique n’est par exemple pas toujours le déclencheur premier des prises alimentaires. Ces accommodations peuvent produire des décalages susceptibles de dériver en tensions entre les besoins du corps et les idéaux alimentaires au quotidien, signes de la rationalisation des choix alimentaires (Kristensen et Holm, 2006).

Dans la présentation de son projet d’une sociologie de l’expérience, François Dubet affirme que les théories des pratiques permettent de dissoudre le débat entre les paradigmes subjectivistes privilégiant le point de vue de l’acteur d’une part et, de l’autre, les paradigmes objectivistes privilégiant celui du système (Dubet, 1994). Les paradigmes de l’action sociale tentent de se séparer de la sociologie classique en définissant la nature de l’activité sociale dans les rapports entre les acteurs et le système. Partant de la base que l’action n’est pas uniquement subordonnée aux exigences du système, ces théories posent que les pratiques permettent de faire le lien entre les actions autonomes et la cohérence de tout le système. Alan Warde explique

qu’un des intérêts de l’entrée par les pratiques, c’est le fait qu’elles permettent de mettre en lumière les processus de coordination sociale impliqués (Warde, 2016). Les différentes pratiques produisent leurs propres demandes temporelles basées sur le degré de coordination ou de synchronisation nécessaire avec d’autres individus ou d’autres pratiques (Southerton, 2006, 2013; Southerton et al., 2012; Warde, 2016; Warde et al., 2007). Ainsi, les demandes temporelles différenciées organisent les rythmes de la vie quotidienne. Les repas demandent par exemple un degré très élevé de coordination des commensaux et s’inscrivent dans une séquence spécifique de pratiques liées (dont la transformation culinaire, la distribution, etc.) (Duruz, 2005). Afin de satisfaire leur performance, ces pratiques réclament des conditions temporelles particulières qui relient plusieurs acteurs sociaux dans une durée et un cadre précis (dans la journée, dans la semaine, dans l’année…). Par contraste, les pratiques moins dépendantes de coordination se réalisent de façon individuelle. Les relations entre les temporalités et les pratiques doivent être comprises comme étant interdépendantes, car il existe une relation rétroactive entre la configuration des pratiques par les temporalités et, en retour, le façonnage des temporalités par la performance des pratiques. Le concept des « itinéraires de la consommation » proposé par Dominique Desjeux (2006) et repris par Poulain (2002b) pour son application au contexte alimentaire, permet d’identifier les différentes étapes qui doivent être coordonnées pour que des consommations alimentaires se produisent. Présenté selon l’ordre temporel un itinéraire se compose : d’un processus de décision de ce qui va être mangé par un groupe défini selon des ressources définies ; d’un processus d’acquisition qui implique l’accès et la disponibilité des produits ; de la transformation et la préparation culinaire ; de la consommation et de la gestion des restes. L’acte alimentaire en tant que pratique et ses « demandes » de coordination sociale sont donc très complexes.

Le contexte dynamique dans lequel se situe le mangeur que nous étudions nous oblige à penser aux formes de l’actualisation des normes selon des contextes plus ou moins aléatoires et donc aux modes de régulation des mécanismes de coordination à l’œuvre. Afin de comprendre les contextes au sein desquels se déploient les pratiques alimentaires, nous partirons de la schématisation théorique que Nicolas Herpin a construite face aux changements liés à la modernité (Herpin, 1988). Il s’agit, d’emblée, d’une grille de lecture de la « déstructuration » de l’alimentation, que nous proposons de mobiliser plutôt comme théorie des « synchronisations sociales alimentaires » afin de l’appliquer au cas concret des mangeurs du

kampung ¾ car on verra que c’est en regardant ce qui a changé dans le repas français que Herpin fait émerger les processus à l’œuvre dans leur constitution. Il en dégage cinq : 1) la déconcentration des contenus, 2) la désimplantation temporelle, 3) la désynchronisation sociale,

4) la délocalisation et 5) la dé-ritualisation. À réaliser une lecture positive (et, dans la mesure du

possible, déracinée du modèle alimentaire français) de ce cadrage théorique, il apparait qu’un « vrai repas » résulte de la coordination sociale de plusieurs processus: 1) la concentration

d’aliments solides à des moments spécifiques de la journée (ce qui implique des processus d’acquisition et de transformation), 2) l’assignation sociale d’horaires pour leur consommation ; 3) la synchronisation des mangeurs pour des rencontres autour des aliments ; 4) l’assignation

d’espaces spécifiques pour leur consommation et 5) les rituels de partage entre le quotidien et

le festif. Cette proposition permet de conjuguer normes et contextes de l’acte alimentaire et donc de construire une grille de lecture des « vrai repas ».

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Les temps alimentaires se construisent à l’intersection de plusieurs processus sociaux. Les repas sont ainsi le résultat d’une coordination aboutie entre les besoins individuels et collectifs. Les prises alimentaires et plus exactement leurs modes de socialisation sont des lieux de lecture de la marge de liberté du mangeur et des rationalités en contexte. Au sein de l’environnement alimentaire varié et dynamique que représente l’alimentation de rue : quelle est la marge de manouvre des mangeurs ? Pour continuer cet exercice de cadrage de nos questions de recherche il convient maintenant d’élargir l’angle d’observation au-delà des occasions alimentaires, pour comprendre le rôle que le système culinaire d’approvisionnement, en l’occurrence, majoritairement l’alimentation de rue, joue dans la configuration du contexte dynamique dans les kampungs. L’alimentation de rue provoque une multitude d’échanges économiques encastrés dans des relations sociales. La densité des interactions alimentaires qui y ont lieu nous invite à regarder de près la nature de ces échanges.

II.

Axe économique : les enjeux des partages alimentaires

Après avoir exposé les cadrages théoriques nécessaires à la compréhension du mangeur comme étant à la fois surdéterminé socialement mais bénéficiant d’une marge de liberté, il nous faut maintenant approfondir la compréhension sociologique des échanges et des partages alimentaires. A l’intersection de la sociologie du mangeur et de l’anthropologie économique nous souhaitons questionner comment les formes particulières de l’acquisition de l’alimentation de rue, inscrites dans l’économie informelle, conditionnent les socialisations alimentaires. L’étude sociologique de l’alimentation du kampung a l’intérêt d’ouvrir les échelles habituelles d’observation. La morphologie sociale du kampung, les liens de voisinage et les interdépendances économiques, nous invitent à tourner le regard vers les interactions sociales

alimentaires qui la structurent et nous obligent, en conséquence, à y inclure les liens entre les vendeurs et les mangeurs, ainsi que les partages alimentaires quotidiens au sein du voisinage. Nous regarderons ces échanges en trois temps. Le premier sera consacré à la compréhension des échanges entre mangeurs et aux implications sociales de la commensalité. Puis, dans un second temps, afin de comprendre les interactions sociales et économiques caractéristiques de l’alimentation de rue, nous présenterons le cadrage théorique de l’anthropologie du don pour comprendre la nature sociale de ces échanges économiques. Le troisième temps sera un essai de conceptualisation du lien nourri-nourricier constitué par un exercice synthétique des deux premiers cadrages théoriques.

1. Risques et politique de l’alimentation en commun

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