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Une approche socio-anthropologique du mangeur : construction et application des instruments qualitatifs

du terrain par l’induction

III. Une approche socio-anthropologique du mangeur : construction et application des instruments qualitatifs

Les instruments d’enquête de cette recherche ont été construits entre l’induction et la déduction, entre le distanciement et le rapprochement, entre le terrain et la théorie. Les premières explorations ethnographiques m’ont permis d’identifier les axes directeurs qui ont bâti les questions de recherche et les instruments de terrain. L’ethnographie sous la forme de l’observation participante et non-participante a été mon principal appui pour l’immersion et la compréhension de ce contexte. La partie antérieure en rend compte. Ces données, recueillies dans des cahiers de notes et des caméras de photos et de vidéo ont continuellement été consultées et mobilisées et ont servi de base pour la construction des instruments qualitatifs et quantitatifs de la phase probatoire. L’anthropologie sociale et la sociologie partagent une même finalité : elles étudient les êtres humains en société : l’ensemble de leurs productions sociales et culturelles. Elles se différencient principalement par les méthodes d’investigation : l’enquête par questionnaires pour les sociologues et l’enquête de terrain pour les anthropologues. L’approche socio-anthropologique fait converger ces deux approches comme des forces complémentaires (Johnson et Onwuegbuzie, 2004). Nous les avons combinées dans une entreprise soucieuse de profondeur dans la compréhension et de représentativité des phénomènes observés. Les instruments qualitatifs décrits à continuation ont servi à rendre compte des situations plus « naturelles » de la vie quotidienne des mangeurs par la production de connaissances in situ et contextualisées.

1. Le processus de co-construction des guides d’entretien

Les conditions matérielles de travail et de la collaboration ont nécessité de l’élaboration d’un outil de dialogue et d’organisation des travaux du terrain qualitatif que nous avons appelé « matrice ». La mobilisation de plusieurs langues ¾l’anglais étant la langue de travail et le

bahasa étant la langue de terrain¾ a demandé la formalisation précise des termes de la recherche dans un document partagé afin de parer aux risques de traductions non pertinentes. L’anglais était la langue secondaire de toute l’équipe, les usages des divers concepts pouvaient être divergents et induire des incompréhensions. Les concepts propres à la sociologie du mangeur ont nécessité d’être traduits par un travail collaboratif et pédagogique. L’interrogation des individus en tant que mangeurs, des soubassements sociaux des pratiques et des représentations de l’alimentation étant novatrice, demandait l’établissement d’une grille commune de référence. D’autre part, le choix des méthodes mixtes demandait un pivot de coordination. Les déplacements entre la France et l’Indonésie entre 2013 et 2015 organisés selon les demandes du terrain (exploration, phase qualitative et phase quantitative) et les communications corrélées se sont donc appuyés sur ce document qui a évolué au fur et à mesure des discussions et de l’avancement des travaux d’exploration et d’échange d’expertises. La déclinaison de différentes hypothèses en objectifs de recherche puis en questions61 a été

consignée dans ce document de dialogue et d’organisation du travail.

Formellement, il s’agit d’une grille Excel (Annexe C) qui se divise d’abord en trois grands groupes de variables: 1) les caractéristiques socio-économiques de l’individu et ses conditions

de vie, 2) les temporalités des pratiques alimentaires au prisme des normes et, 3) la gestion des

espaces alimentaires. Le premier groupe reprend les caractéristiques socio-économiques individuelles des mangeurs interviewés et de leur foyer. Le détail des compositions de ces derniers et les sources de revenus en constituaient les principaux éléments. Le deuxième groupe de variables inclut les temporalités alimentaires à plusieurs échelles avec l’objectif d’identifier les cycles annuels qui rythment l’alimentation qu’ils soient de type climatique ou saisonniers (les kampungs sont des espaces résidentiels très affectés par des inondations annuelles au moment de la mousson), festifs ou religieux (pour voir l’impact du Ramadhan et des autres fêtes majeures). Puis plus enracinées dans la vie quotidienne, nous avons cherché à comprendre les formes de distribution des temps (de travail, de loisir, de repos, etc.) et leur rapport avec l’organisation temporelle de l’alimentation, l’hypothèse sous-jacente étant que dans l’économie

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Plus que de questions, il s’agissait des informations qu’on souhaitait obtenir, ce qu’en anglais on appelle ‘probe’ ou ‘probing’ pour les entretiens approfondis (« Probes and Probing », 2008).

informelle les temps pour manger sont soumis au temps du travail qui s’organisent en fonction de rencontres fortuites entre l’offre et la demande. Finalement, et plus concrètement sur les temps de l’alimentation, il s’agissait de comprendre les itinéraires journaliers en identifiant une journée typique avec un centrage sur les normes sociales et les moments de commensalité. Le troisième et dernier groupe de variables visait à cadrer les questions concernant les espaces pour vivre et pour manger afin de comprendre les lignes visibles ou invisibles qui assignent les aliments et les activités alimentaires à des lieux spécifiques. Les divers allers-retours entre la pratique et la théorie ont été consignés dans ce document au fur et à mesure de leur production. De même, l’expertise et la connaissance du terrain de mes collaboratrices a servi à ancrer ces approches dans le contexte afin de construire les divers documents administratifs nécessaires au déroulement de la recherche (procédures à l’université, validation du comité d’éthique, signature du partenariat scientifique entre l’Université et le Cirad, etc.) mais aussi et surtout ce sont les discussions qu’elle a suscitées qui m’ont permis d’établir le guide d’entretien.

Le guide d’entretien a eu, en plus de sa vocation première de rendre compte de la réalité sociale depuis le point de vue des acteurs, de me « représenter » dans un terrain qui m’était étranger. Mon niveau d’indonésien (capable de poser les questions, de comprendre les réponses mais incapable de relancer les informateurs) et le biais que mon altérité posait malgré mes efforts d’engagement et de rapprochement m’empêchaient de conduire mes propres entretiens. Le guide avait dans mon esprit le rôle de « médiateur » ou de « porte-parole » de mon approche car j’avais choisi d’avoir une présence « effacée » pendant les entretiens, de céder le rôle d’intervieweuse à mes collègues. Si, comme nous le rappelle Jean-Claude Kaufmann, « la

particularité de l’entretien compréhensif est d’utiliser les techniques d’enquête comme des instruments souples et évolutifs : la boîte à outils est toujours ouverte et l’invention méthodologique est de rigueur » (1996a, p. 39), dans mon cas il s’agissait plutôt d’une manière

d’assurer une démarche socio-anthropologique propice tout en gardant la marge de manœuvre et la spontanéité nécessaires à l’entretien semi-directif que l’expertise de mes collaboratrices était plus à même de profiter.

La grille d’entretien des mangeurs et des vendeurs de rue (Annexe C) a été structurée selon la matrice thématique. Les vendeurs de rue ont été interrogés en tant que mangeurs et voisins du quartier en additionnant des questions concernant leur métier, leur mode de fonctionnement et leurs pratiques commerciales. Chaque objectif de recherche a été décliné en plusieurs questions d’abord en anglais, puis en indonésien. Les traductions ont été ensuite réalisées conjointement entre toute l’équipe de recherche de façon à obtenir des questions « simples » et « naturelles » pour les informateurs tout en gardant les objectifs de recherche énoncés dans le document de

liaison. Une fois traduites, les questions ont été testées auprès de collègues de l’Université, puis raffinées si besoin. Ce travail a inclus des exercices de relance des questions. Les grilles ainsi obtenues ont été testées auprès de cinq mangeurs du kampung de Manggarai puis ajustées selon les premières réponses.

2. La conduite des entretiens individuels et collectifs Les entretiens avec les autorités du kampung

D’abord, afin d’avoir une vue du contexte, mes collègues ont eu l’intention d’interroger les parties prenantes de l’administration et de la santé du kampung. Pour ma part, aucune hypothèse n’était formulée sur les politiques alimentaires ou de santé mais la compréhension du mode de fonctionnement de la sécurité sociale et surtout le point de vue de l’administration sur les pratiques des mangeurs permettaient de donner plus d’épaisseur à la compréhension plus large de l’alimentation. De plus, ces entretiens ont été associés aux diverses procédures d’accès au terrain. Commencer notre terrain par la rencontre avec les autorités administratives et de santé leur permettait de mieux comprendre nos propos et d’y participer activement.

La focale a été posée sur leur perception de l’alimentation des habitants du kampung afin de contextualiser les problèmes qu’ils considèrent être les premiers ainsi que les principaux freins et leviers à l’amélioration des statuts nutritionnels. Ces entretiens avaient aussi pour but d’identifier les thématiques alimentaires abordées par les pouvoirs publics. Ils ont eu lieu dans leurs bureaux respectifs, sans guides de questions et menés par mes collaboratrices sans ma présence. Un total de cinq entretiens ont été réalisés avant de lancer le terrain auprès des mangeurs. Bapak Lurah62, la personne qui autorisait notre présence et notre enquête en plus de

garantir notre sécurité à l’intérieur, fut le premier interviewé. Ensuite, mes collègues ont discuté avec la nutritionniste du centre de santé (Posyandu) afin d’obtenir des informations sur l’état de santé de la population, sur les principaux problèmes nutritionnels. De même, elles se sont entretenues avec une sage-femme et deux femmes kader, des bénévoles communautaires de santé. Le rôle de ces dernières est central dans la transmission, la diffusion des informations liées à a santé en général et sont des points de repère et de référence en matière de nutrition. Elles connaissent intimement la vie des familles de leur quartier et sont des figures d’autorité. Ces deux personnes ont joué un rôle crucial dans le déroulement de cette recherche : elles m’ont

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introduit à la communauté, ont prêté leurs maisons pour des réunions et ont sélectionné les informateurs mangeurs et vendeurs.

Les mangeurs et vendeurs de rue

Le nombre d’entretiens à réaliser a été déterminé dans les termes de référence du contrat de collaboration : nous avons fixé à un idéal de 35 nous en avons interrogé un total de trente (Tableau 1). Le nombre d’entretiens est défini par la saturation, c’est-à-dire le moment où les informations recueillies commencent à se répéter, où l’hétérogénéité de la réalité du phénomène observé a été capturée. Le nombre d’entretiens nécessaires pour atteindre ce point dépend de la question de recherche, du contexte, des informateurs, etc. Des études sur la question situent à 32 le nombre d’entretiens nécessaires (Mason, 2010). Sa détermination est toutefois objet de débat, car il est très difficile de définir le nombre d’entretiens nécessaires a priori.

La sélection de tous les informateurs a été menée par Bu Agustin, kader de Kampung Melayu, chargée directement par Bapak Lurah. Les principaux critères d’inclusion des informateurs incluaient : le lieu de résidence (résidents du kampung sélectionné) ; l’âge (adultes entre 18 et 60 ans) ; le sexe (des hommes et des femmes) et le niveau socio-économique que nous avons fait varier. Les explorations ethnographiques nous ont permis de spécifier ces critères car les localisations géographiques des résidences selon leur proximité au fleuve ou à l’avenue étaient des indicateurs forts du niveau de vie et de l’environnement alimentaire. Nous avons donc parcouru l’ensemble du kampung afin d’obtenir une hétérogénéité de récits selon les divers modes de vie63.

63 Toutefois, nous n’avons pas eu accès aux foyers Chinois par une directive directe du kelurahan qui ont déconseillé de les

interroger ne les considérant pas comme faisant partie de la communauté du kampung. Les allées d’habitation de Chinois sont délimitées et en général il y a très peu de contact avec les autre groupes ethniques (Javanais, Sundanais ou Betawi).

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