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L’alimentation hors-foyer dans l’espace de la ville L’alimentation hors-foyer et la santé

Global : trois grilles de lecture

3. L’alimentation hors-foyer dans l’espace de la ville L’alimentation hors-foyer et la santé

Pour François Ascher, le mode de vie urbain et son évolution ont suscité le développement de diverses formes de restauration en dehors du domicile « qui permettent aux citadins de

choisir leur alimentation partout, quelle que soit l’heure » (Ascher, 2005, p. 19). Ainsi, ces

restaurants se présentent comme des « équipements » urbains, des centrales de service de plus en plus important pour faciliter une alimentation entourée de fortes contraintes. Le restaurant (et autres variantes de l’alimentation hors-foyer) devient le marqueur de la ville moderne où circule le mangeur. Le développement de la restauration et plus généralement de l’alimentation hors-foyer vont de pair avec l’urbanisation et avec la croissance économique (Goody, 1984; Hassoun, 2014). Même si ce phénomène est présent dans toutes les grandes villes, il s’agit d’un objet d’étude hétéroclite et dont les tendances et les avatars sont à regarder au prisme socio- économique et culturel. Dans la pluralité des styles alimentaires produits par les villes (Bricas, 2002, 2008), l’implantation de nouvelles infrastructures de restauration dans les grandes villes du Sud Global demeure un véhicule majeur du changement dans les pratiques et les représentations de l’alimentation et particulièrement au travers de la figure des fast-food, des

chaînes de restaurants typiquement américains dont l’offre comprend des plats et des recettes globalisées comme des hamburgers, des pizzas et autres. En Asie du Sud-Est, des chaines de restauration notamment de Singapour et de Corée du Sud font partie du paysage alimentaire. L’implantation spatiale de ces restaurants s’accompagne toujours de grands investissements publicitaires (TV, radio, panneaux publics, etc.) qui véhiculent des messages valorisant ces consommations et leurs consommateurs, attirant physiquement et cognitivement le mangeur. D’autre part, l’histoire des villes est également une histoire de migrations et donc aussi de trajectoires d’aliments, de recettes et de modes de consommation régionales qui se retrouvent dans les espaces urbains et continuent de produire les foodscapes et développent la palette des goûts, des imaginaires et des habitudes reconstituées et hétéroclites (Ray, 2017). Globalement, des forces consensuelles s’opposent à l’arrivée d’éléments des cultures alimentaires étrangères et notamment occidentales au travers de flux « homogénéisants » (Ritzer, 2013). Les perspectives les plus pessimistes trouvent que la McDonaldisation menace les particularismes locaux par son effet d’effacement des différences entre ici et là-bas et par l’établissement d’une nouvelle échelle d’expériences allant bien au-delà de l’expérience locale ou régionale (Cook et Crang, 1996).

La recherche sur le manger hors-foyer dans le champ de la santé (épidémiologie et nutrition) se focalisant sur les fast-food tend à rendre compte de leurs conséquences négatives pour la santé et notamment dans la prévalence urbaine de l’obésité (Choi et al., 2011; Lachat et al., 2011; Rosenheck, 2008). Il s’agit d’une tendance croissante qui tient compte à la fois de la fréquence de consommation de plats préparés et des dépenses réalisées (Kant et Graubard, 2004; Mercier, 1984). Ces études se multiplient démontrant une préoccupation croissante sur le lien entre obésité et urbanisation. Toutefois, il faut éviter le raccourci ville ® fast-food ® obésité car les

causes de cette dernière sont plurielles (Poulain, 2003, 2009). Pour saisir ce phénomène il faut distinguer les liens entre les consommations alimentaires dans les fast-food d’une part et de l’autre les liens entre l’obésité et l’urbanisation comme des indicateurs d’une transformation de l’environnement alimentaire. Au Brésil, une bonne partie de la consommation alimentaire hors- foyer est liée au milieu de vie urbain ; à l’âge (entre 20 et 40 ans) ; au sexe (les hommes) et au niveau de scolarité (Bezerra et Sichieri, 2010). La consommation hors-foyer est associée à des fortes consommations d’alcool (Kearney et al., 2001) et à de choix alimentaires « indésirables » car conduisant à l’obésité, auxquels s’oppose une quête de convenience et d’hygiène (Lachat et

al., 2011). Encore, les liens entre l’alimentation hors-foyer et l’obésité ne peuvent pas être

établis directement, ce qui permet d’inférer que parfois les conclusions sont trop rapides et biaisées négativement (Mancino et al., 2009). Contrairement aux hypothèses sous-jacentes, le

manger hors-foyer n’entraine pas systématiquement des choix alimentaires conduisant à des pathologies alimentaires ; par exemple en Corée du Sud les consommations hors-foyer sont associées avec des choix alimentaires plus sains (Choi et al., 2011).

La restauration hors domicile s’adapte aux mouvements sociétaux. Selon la configuration du modèle alimentaire et les axes de son évolution, l’alimentation hors-foyer a des usages et des perceptions différents. Ainsi, les contraintes matérielles ou pratiques, les leviers et les avantages d’un environnement sur un autre sont pris en compte dans l’analyse du recours à l’alimentation hors-foyer, ce qui permet par ailleurs de les catégoriser et de les associer aux motivations et aux rythmes de vie des mangeurs. Ces approches interactionnistes permettent par exemple de montrer en quoi l’expérience du fast-food compte pour des adolescents coréens (Choi et al., 2011) ou la façon dont, dans des sociétés où le revenu est irrégulier, l’alimentation hors-foyer est un indicateur plus fort de bien-être que le revenu lui-même, comme c’est le cas à Taiwan (Chang et Yen, 2009). Les études dans les pays occidentaux se sont davantage focalisées sur la fréquentation des restaurants liée au loisir (Warde et Martens, 2000) à l’évolution du secteur de la restauration ou au tourisme. Ils démontrent comment l’intensité du recours à la restauration commerciale est proportionnelle aux revenus dans les pays Nordiques , par exemple (Lund et

al., 2017). En Espagne, l’alimentation hors-foyer dans la restauration commerciale est reliée au

travail, tandis que celle du weekend l’est au plaisir. De même, des différenciations socio- économiques très marquées sont observables en semaine entre les différents mangeurs mais s’effacent le weekend. A l’échelle des journées alimentaires, toujours en Espagne, le repas de midi est largement associé au travail et le repas du soir au loisir. Dans tous les cas, que ce soit dans le cadre de consommations liées au travail ou au plaisir, les sociabilités sont très recherchées et il est rare de manger tout seul (Díaz-Méndez et García-Espejo, 2017).

Les effets de l’alimentation hors-foyer varient selon les contextes sociaux et culturels

Ces constats ne sont pas généralisables à l’ensemble des pays du monde, et des études pionnières dévoilent en effet d’autres tendances. Selon leur emplacement, les restaurants de

fast-food peuvent acquérir une valeur sociale et symbolique singulière et être associés à un

statut ou à un imaginaire particulier. En Inde, les populations aisées associent le fast-food principalement aux restaurants rapides de type occidental, tandis que les habitants pauvres ont plus tendance à l’associer à l’alimentation de rue. Les habitants plus aisés mangent souvent hors-foyer (toutes formes de restauration confondues) même si, de manière générale, ils perçoivent l’alimentation au foyer comme étant plus saine et la préfèrent largement (Aloia et

al., 2013). Suivant divers processus à la fois d’intimisation et d’importation dans les modèles

alimentaires locaux des référentiels exogènes, les restaurants de fast-food s’ancrent dans les traditions locales et se retrouvent, comme le soulignent Chantal Crenn et Jean-Pierre Hassoun, « au centre d’enjeux politiques, sociaux et moraux » (Crenn et Hassoun, 2014). Dans leur « biographie » du fast-food à Dakar, ils caractérisent quatre périodes au cours desquelles ces nouvelles habitudes ont été pleinement intégrées dans l’identité dakaroise, alors même que les produits proviennent de l’extérieur. Le fast-food du « quatrième âge », celui porté par des entrepreneurs et des grandes chaines, se présente aux plus aisés comme une alternative au repas familial, tandis que pour les plus pauvres il peut s’agir d’une façon de revendication d’une certaine autonomie du mangeur par rapport à la famille ou d’un moyen pour alléger ses pressions économiques (Leport, 2017). Au Japon, l’introduction de McDonalds ainsi que des marques indigènes de fast-food procurent des opportunités de rencontre et de socialisations intra et intergénérationnelles, des moments de convivialité et d’intimité, contrairement aux tendances anomiques et individualisées attribués à la société postmoderne dans d’autres pays (Traphagan et Brown, 2002). Pour les auteurs, ces lieux de restauration sont utilisés par les mangeurs de façon consistante avec le modèle alimentaire traditionnel japonais. Au Bangladesh, l’alimentation hors-foyer diminue proportionnellement avec l’amélioration des revenus et de l’accès des femmes à l’éducation, mais elle est maintenue suivant la participation des femmes dans le milieu du travail (Mottaleb et al., 2017). En Égypte, les foyers urbains, surtout ceux dont le chef est un jeune homme, sont les plus participatifs à l’alimentation hors-foyer, même si leur nombre reste en dessous des tendances mondiales (Fabiosa, 2008). Ces expériences hors- foyer sont hautement valorisées par les consommateurs et cela varie selon les groupes sociaux et les cultures. A Minas Gérais, au Brésil, les restaurants self-service de vente d’aliments a kilo sont des buffets où le plat traditionnel brésilien, aussi bien que des produits globalisés comme les spaghetti ou le sushi sont disponibles et achetés au poids. Les familles s’y retrouvent pour manger ensemble et se sentent « chez elles », dans une appropriation de ces espaces commerciaux par le monde domestique : l’ambiance est conviviale et décontractée, les clients fidélisés sont souvent des voisins et le restaurant prend en charge des longues cuissons. Le résultat en est le maintien de l’ « heure sacrée » du déjeuner, mais sans les contraintes temporelles de la cuisine domestique (Brochier, 2014; Chaves Abdala, 2006).

L’alimentation de rue, un phénomène urbain

De même, et comme un phénomène ancré dans les espaces alimentaires des grandes villes du Sud Global, l’alimentation de rue constitue une partie fondamentale des relations entre les

mangeurs et la ville. Dans le chapitre suivant nous verrons comment dans le cas concret des établissements informels et de la pauvreté elle a une place cruciale, tout en participant du quotidien alimentaire à l’échelle plus large de la ville et en modifiant l’espace et l’offre grâce à sa mobilité et à la variété de ses dispositifs. L’alimentation de rue a été définie par la FAO en 1986 comme tous les produits alimentaires et les boissons vendues et/ou préparés dans les espaces publics et notamment dans les rues (Winarno et Allain, 1991). Elle s’inscrit, dans des espaces matériels et immatériels, à l’intersection des espaces publiques et privés et cela un peu partout, depuis très longtemps, et non seulement dans la région du globe qui nous intéresse. En Angleterre, depuis le Moyen-Âge, le street food faisait déjà partie du paysage alimentaire et remplissait plusieurs fonctions comme la coction des aliments que les foyers très pauvres achetaient mais ne pouvaient pas cuire (Fyfe, 1998; Mennell et al., 1992). La parution de tavernes, cafés et hôtels a entièrement changé la perception du manger « hors » pour se raffiner et s’associer à des occasions exceptionnelles, et cela en dépit de la complémentarité des fonctions culinaires entre le foyer et le hors-foyer. Depuis, l’alimentation a contribué activement dans la production de l’espace social de la rue tout en renvoyant les consommations à l’intérieur dans le cas européen, que ce soit dans la sphère privée des résidences ou semi- privée des restaurants, le manger dehors ou dans la rue devenant mal perçu voire même « tabou ».

« La rue a longtemps occupé une fonction déterminante dans la fabrique de l’urbanité. Incarnant la césure entre la sphère publique et les multiples univers privés, elle assure traditionnellement la mise en relation des lieux, des fonctions, des groupes sociaux » (Fleury, 2004).

Le manger dans la rue change les temporalités et les spatialités des consommations qui deviennent nomades, modifiant même les aliments pour les adapter à la mobilité d’un espace urbain devenu espace de consommation et de sociabilité alimentaire (Corbeau, 2013). Du point de vue de la philosophie sociale, l’ensemble de pratiques et de représentations qui évoluent et font évoluer la production, le commerce et la consommation d’aliments de rue, est au cœur des transformations socio-économiques répondant aux contraintes monétaires, spatiales et temporelles des villes contemporaines (Calloni, 2013; Privitera et Nesci, 2015). La restauration hors domicile en général et l’alimentation de rue en particulier, grâce à sa mobilité, suivent les rythmes de la ville et des mangeurs citadins. La ville est toujours active et prend plusieurs formes au cours des 24 heures (Bonte et Douarin, 2014). Cette polyrythmie est inhérente à la ville et les fracturations socio-spatiales qui en découlent constituent l’essence de la ville moderne (Gwiazdzinski, 2009). Par exemple, le passage du jour à la nuit dans une grande ville change les frontières : des espaces interdits deviennent licites, des espaces peuplés pendant la journée sont désertés la nuit, des espaces de production deviennent des espaces de

consommation, etc. Associée à la détente, aux rencontres, aux loisirs et à la fraicheur après une journée de chaleur, la nuit à Jakarta voit apparaitre des restaurants, des vendeurs et des occasions alimentaires spécifiques. En mobilisant le concept de out of place de Mary Douglas, Yandri Andri Yatmo analyse la perception qu’ont les habitants de Jakarta des vendeurs de rue ambulants et non ambulants, pour démontrer qu’ils sont davantage perçus comme out of place le jour que la nuit (Yatmo, 2008, 2009). Avec l’alimentation de rue se présente le posent des questions des usages et des règles de partage de l’espace public entre les différents usagers (mangeurs, vendeurs, résidents, passants) et des limites spatiales et temporelles de ces usages alternés. L’alimentation de rue se décline selon le foodscape de la ville et les attributions spatiales qu’on lui donne relèvent du rôle qu’elle occupe dans le quotidien des mangeurs. Nous verrons dans le chapitre suivant combien l’alimentation est encastrée dans le mode de vie des

kampungs ce qui nous permettra de creuser sur son influence dans la construction identitaire

des « mangeurs de rue ».

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L’urbanisation est un moteur majeur des changements alimentaires Ces trois grilles de lecture permettent de comprendre les relations entre l’alimentation et l’urbanisation dans leurs dimensions systémique, socioéconomique et socio-spatiale. Cette partie nous a permis de « localiser » nos questionnements théoriques sur les changements alimentaires. Dans la dernière partie de ce chapitre nous aborderons les approches théoriques du changement social afin de donner des éléments de construction d’un regard spécifique pour la problématisation de l’alimentation dans l’informalité, objet du chapitre suivant.

III.

Penser le changement social dans les villes du Sud Global

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