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Les établissements informels : morphologie sociale et agencements matériels

morphologiques et sociales

2. Les établissements informels : morphologie sociale et agencements matériels

Fondements théoriques des morphologies sociales

« Les structures morphologiques des villes, qui sont formées et produites au cours de l’évolution historique, influencent et façonnent les acteurs de la vie urbaine. Les éléments physiques comme les villes, les bâtiments et les monuments ont souvent un impact et une influence plus durables que les conditions historiques, culturelles, sociales ou économiques qui leur sont sous-jacentes et qui ont contribué à leur production » (Halbwachs, 1970 [1930]).

Halbwachs posait ainsi le projet des études de morphologie sociale comme une discipline qui traite des liens existants entre la structure de l’espace et l’organisation sociale. Ainsi, l’hypothèse conductrice de ces études postule qu’il existe un lien fort entre l’identité sociale et le territoire. Marcel Mauss qui remobilisera le terme dans ces travaux sur la société Eskimo, définissait la morphologie sociale comme,

« la science qui étudie, non seulement pour le décrire, mais aussi pour l’expliquer, le substrat matériel des sociétés, c’est-à-dire la forme qu’elles affectent en s’établissant sur le sol, le volume et la densité de la population, la manière dont elle est distribuée ainsi que l’ensemble des choses qui servent de siège à la vie collective » (Mauss, 1905).

Dans ses travaux, Mauss démontre comment, au fil de saisons, l’habitat, les espaces de vie et l’organisation sociale des sociétés Eskimo se transforment, produisant deux types de morphologies sociales annuelles : une correspondant à l’hiver, l’autre à l’été. Au sein de ces morphologies, les rythmes des rencontres, les activités journalières et les festivités façonnent des rapports sociaux très différenciés, accompagnés en outre d’ajustements dans les constructions et les résidences. Mauss et Halbwachs se placent tous les deux à la croisée de la géographie, la démographie et la sociologie pour rendre compte des relations des populations à l’espace. Halbwachs se place dans le champ de recherche de ce que Durkheim appelait le « substrat social » des sociétés qu’il définissait dans les Règles de la méthode sociologique comme « le fait même de l’association [...], les manières dont sont groupées les parties

constituantes de la société » (Durkheim, 2010 [1895], p. 111). Dans un texte de 1899, il affinera

sa définition de la morphologie en indexant davantage les faits de société dans l’espace :

« La vie sociale repose sur un substrat qui est déterminé dans sa forme comme dans sa grandeur. Ce qui le constitue, c’est la masse des individus qui composent la société, la manière dont ils sont disposés sur le sol, la nature et la configuration des choses de toutes sortes qui affectent les relations collectives. Suivant que la population est plus ou moins considérable, suivant qu’elle est concentrée dans les villes ou dispersée dans la campagne, suivant la façon dont les villes et les maisons sont construites, suivant que l’espace occupé par la société est plus ou moins étendu, suivant que ce sont les frontières qui la limitent, les voies de communication qui la sillonnent, etc., le substrat social est différent » (Durkheim, 1899).

Ainsi le projet sociologique français dans ces débuts se divisait en deux courants : un

physiologique (qui s’intéressait à l’action sociale) et un morphologique (qui s’intéressait aux

aspects démographiques et géographiques) visant davantage l’intégration interdisciplinaire. Cependant ni les géographes ni les sociologues ont résolu le débat qui les opposait quant à l’étude du substrat matériel des sociétés. Durkheim s’éloigna en se concentrant sur le versant

physiologique, le cœur de la discipline. Mauss le suit tout en ayant « intégré ses travaux sur le substrat matériel des sociétés dans une réflexion plus large sur le symbolisme et le caractère englobant des faits sociaux » (Boudes, 2011). En sociologie, le développement d’une théorie

des morphologies sociales sera repris plus tard par Jean Baechler en avançant l’hypothèse qu’une morphologie

« est la solution d’un problème de solidarité sociale, inventée par une population particulière soumise à des contraintes particulières et armée de moyens particuliers pour le résoudre » (Baechler, 2005, p. 151).

Deux éléments la constituent, la cohérence et la cohésion. Dans un tour tautologique, l’auteur assure qu’une morphologie doit être suffisamment efficace pour assurer la cohérence et la cohésion dont elle est effectivement constituée. Afin d’assurer leur fonction, les morphologies sociales doivent de même être souples « de manière à pouvoir s’adapter à la complexité des

affaires humaines et à la variabilité des situations particulières et singulières » tout en étant

robustes pour résister aux temps et aux changements inévitables de toute société (Baechler, 2005, p. 178). Moins ancrée dans les faits géographiques et le substrat matériel de l’établissement des populations, cette posture énonce une tautologie qu’elle ne résout pas, et la typologie des morphologies qu’elle propose ne permet pas une réflexion sur le changement et l’évolution de ces structures. Toutefois, dans l’objectif de définir les groupements sociaux au- delà des stratifications des classes sociales, cette approche nous permet de penser plus particulièrement les formes des solidarités, ainsi que leur évolution dans les villes. Les changements dans l’espace urbain, les effets de la modernisation et de la globalisation, le développement socioéconomique et les restructurations des liens sociaux par des mécanismes de fragmentation et de centralisation sont la base de la théorie de la morphologie urbaine (Lévy, 2005).

Dynamiques spatiales des établissements informels

Le monde urbain des grandes capitales et particulièrement les enclaves pauvres se caractérisent par le caractère changeant, mouvant et dynamique de l’espace de ces quartiers. L’adaptation quasi-organique de ces espaces se fait au travers de constructions spontanées, plus

ou moins éphémères dans des espaces tant domestiques que communs initiés par les habitants. L’incrémentation spatiale résulte d’un processus de décision et d’une volonté de communautarisation et d’amélioration commune des conditions de vie (Simone, 2014a). Ces actions collectives bâtissent et aménagent les espaces car les politiques locales ne s’en occupent pas. Cette marginalisation lie et crée des initiatives communautaires d’aménagement des services sanitaires, de circulation, d’électricité, de gestion de l’eau et d’abri (Amin, 2013a; Dovey et King, 2011; Graham et McFarlane, 2014; Simone, 2004a). Dans des environnements dépourvus des services nécessaires – et dans ce sens identificateurs – de la vie citadine tels que l’eau, l’électricité, l’abri ou l’assainissement, et dans les formes de l’agencement entre des « absences et des présences », entre ce qui manque et ce que l’on construit, se trouvent exprimés les identités et les rationalités de leurs habitants. Dans les favelas de Belo Horizonte au Brésil, tant les infrastructures invisibles (tuyaux, connections électriques) que visibles (constructions, occupations) sont largement impliquées dans la construction des identités individuelles et communautaires (Amin, 2014). Dans les kampungs il est estimé que 80 % des maisons ont été construites par les résidents (Jellinek, 1991, 2005).

« The durability of central city districts in large metropolitan systems of the majority world has largely been attained through intricate intersections of physical, infrastructural, human and discursive materials, as these intersections are continuously remade through shifting constellations of the incremental initiatives of residents. Residents have learned to use the city as a place to continuously explore new relationships among things and extract a wide range of unanticipated capacities from them » (Simone, 2014b)

À différence des grandes villes globales dans les pays développés où les différents domaines de la vie comme le travail, l’éducation, la vie sociale, religieuse, et la résidence se trouvent séparés spatialement, dans les slums ils se trouvent intégrés géographiquement. Cette caractéristique a un impact sur leur mode de fonctionnement et détermine largement les identités des résidents, leur réseau d’appartenance, de connaissances, et explique les effets de reproduction sociale qui y ont lieu (Nijman, 2010). Les géométries intérieures, étroites et sinueuses ne laissent pas de place à la circulation depuis l’extérieur ce qui rend l’espace du quartier, déjà bien circonscrit par des frontières naturelles ou construites, inaccessible au reste de la ville et contribue davantage à sa relégation. L’effet de cette dernière est le repli communautaire et l’effacement des limites entre les espaces propres et communs, entre le public et le privé, le commerce et la résidence, la vie sociale et la vie économique.

La compréhension sociologique contemporaine de l’espace urbain s’étend à l’assemblage des aspects sociaux et techniques (McFarlane, 2011). Ces postures avancent que l’étude de la production des infrastructures urbaines permet de mieux comprendre la condition de la vie dans

les villes. D’autant plus dans les cas des établissements informels où ces infrastructures de vie doivent être produites en permanence par les résidents suite à des processus de négociation, de décision et de collaboration communautaires. Les changements, innovations et créations dans les arrangements matériels de l’habitat y sont très fortement valorisés redessinant en permanence les formes de collaboration collective (Amin, 2013, 2014 ; Dovey et King, 2011 ; Nijman, 2010). Par ailleurs, ces mutations matérielles sont entièrement associées aux formes de socialisation et aux structures particulières de la parenté, l’ethnicité ou bien de l’origine et l’histoire de migration. Le capital social (Bourdieu, 1980) se forge sur la base de réseaux d’échange ou de confiance mutuelle qui facilitent la coordination et la coopération pour des bénéfices mutuels dont les solidarités s’étendent au-delà du cercle familial.

« [Le capital social] est l’ensemble de ressources actuelles et potentielles qui sont liées à la possession d’un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées d’interconnaissance et d’interreconnaissance ; ou, en d’autres termes, d’appartenance à un groupe, comme ensemble d’agents qui ne sont pas seulement dotés de propriétés communes (susceptibles d’être perçues par l’observateur, par les autres ou par eux-mêmes) mais sont aussi unis par des liaisons permanentes et utiles. Ces liaisons sont irréductibles aux relations objectives de proximité dans l’espace physique (géographique) ou même dans l’espace économique et social parce qu’elles sont fondées sur des échanges inséparablement matériels et symboliques dont l’instauration et la perpétuation supposent la reconnaissance de cette proximité. » (Bourdieu 1980).

La morphologie sociale des kampungs est caractérisée par des liens sociaux où la parentèle, le voisinage et les liens marchands sont imbriqués et qui se déploient en grande partie dans la rue. Cet espace se présente comme un révélateur de ce mode de vie qui « contient des socialisations

plurielles, contradictoires, paradoxales, qui cohabitent ensemble pour se superposer mais aussi se heurter entre elles » (Roulleau-Berger, 2004, p. 119). La réciprocité et la confiance

structurent ces formes sociales, car elles facilitent la communication et la coordination et constituent un modèle de collaboration très valorisé (Elias et Scotson, 1965; Marques, 2011; Muniandy, 2015; Ruel, Haddad, et Garrett, 1999).

Étude morphologique des kampungs de Jakarta

Le processus continuel de métropolisation varie en intensité selon les villes et aussi selon les segments au sein des villes (Goldblum et Franck, 2007). Pour Charles Goldblum, des désajustements surgissent là où les processus de métropolisation sont moins intégrés au sein de la dynamique socio-spatiale globale, car des fragments « hérités » se retrouvent face à ceux qui ont déjà subi un processus de métropolisation semblable. C’est au sein de ces désajustements que surgissent des solutions « informelles » pour « combler les interstices de la modernisation

urbaine, en particulier dans le domaine de l’habitat » (Goldblum, 2001). Les quartiers pauvres

l’occupation de l’espace urbain et par un double phénomène de ségrégation34 et d’agrégation

au travers de deux processus de regroupement. D’une part, le communautarisme culturel, qui permet de développer un milieu d’accueil pour les populations immigrées sur la base d’une communauté ethnique ; et de l’autre, des logiques économiques des phénomènes d’agrégation qui correspondent à des formes d’entrepreneuriat et développement économique autonomes (Rochefort, 2000). Des frontières se construisent ainsi entre les territoires de la ville : espaces résidentiels, espaces administratifs, espaces commerciaux, industriels, etc. Dans le monde urbain européen, la pauvreté est une question à laquelle on s’adresse particulièrement depuis le registre spatial de l’exclusion et la séparation. Les « quartiers difficiles », les « cités » et les « poches de pauvreté » en sont des exemples des formes de gestion publique des problématiques de pauvreté urbaine. Il existe une vision négative sur l’organisation de ces quartiers (que l’expression « informalité » révèle), car elle ne correspond pas à celle de la société qui l’englobe. Les aspects symboliques sont tout autant importants, car ces processus de ségrégation se manifestent dans l’espace au travers des manifestations matérielles de la pauvreté ou de la richesse et des rapports de pouvoir. Ainsi, « les positions spatiales traduisent des positions

sociales et agissent sur les représentations et les pratiques des habitants » (Fijalkov, 2013,

p. 62).

La définition des slums est très hétérogène et varie selon le pays et la région (Nolan, 2015). UN-Habitat les définit ainsi :

« one or a group of individuals living under the same roof in an urban area, lacking in one or more of the following five amenities » : 1) Durable housing (a permanent structure providing protection from extreme climatic conditions) ; 2) Sufficient living area (no more than three people sharing a room); 3) Access to improved water (water that is sufficient, affordable, and can be obtained without extreme effort); 4) Access to improved sanitation facilities (a private toilet, or a public one shared with a reasonable number of people); and 5) Secure tenure (de facto or de jure) status and protection against forced eviction.” (UN-Habitat, 2007).

Il faut donc différencier le slum, qui fait référence à l’insalubrité et l’inadéquation des logements quant aux infrastructures et matériels de construction, des établissements informels qui se caractérisent par l’illégalité de l’occupation foncière des résidences face aux réglementations de la ville (Dovey et King, 2012). Dans un exercice de caractérisation de l’organisation sociale des kampungs l’étude des modes de l’occupation de l’espace est

34 Yankel Fijalkov définit la ségrégation comme une forme plus ou moins institutionnalisée de distance sociale

qui se traduit par une séparation dans l’espace. L’unité d’étude de la ségrégation doit prendre en compte les caractéristiques socioéconomiques, démographiques et ethniques des populations estimées ségréguées afin de rendre compte de la mixité sociale existante qui peut être occultée derrière. Il faut aussi inclure l’étude des réseaux de transport et d’autres formes accès à d’autres ressources et milieux de la ville (emploi, loisirs, culture et religion) auquel une population a ou pas accès ; en plus de déterminer si cette population est ouverte ou plutôt renfermée au dehors ou pas.

nécessaire. Kim Dovey et Ross King proposent une série de huit types de variables qui, combinées, permettent de les caractériser (Dovey et King, 2011). Tout d’abord, le kampung correspond au type district, c’est-à-dire à un espace délimité administrativement au sein duquel des espaces résidentiels non formalisés sont installés. Il s’agit en général d’espaces où le commerce et la résidence se mélangent et où plusieurs groupes socioéconomiques cohabitent. La deuxième caractéristique, qui correspond à la plupart des kampungs de Jakarta, est la localisation sur la rive d’un fleuve et constitue un facteur qui marque les vulnérabilités des habitants occupant ses versants. A l’intérieur, les formes de construction incluent des

adhérences, c’est-à-dire qu’aux structures déjà présentes on rajoute tant en vertical qu’en

horizontal des nouvelles adjonctions, de nouveaux espaces ou des éléments pour contribuer au confort ou bien pour permettre l’exploitation commerciale de la résidence. Finalement, le

kampung correspond au type enclos, c’est-à-dire que les frontières (naturelles ou bâties)

fonctionnent comme une coquille qui empêche la visibilité de l’extérieur et l’entrée d’éléments étrangers.

Si on se place dans une approche qui conçoit l’informalité plus comme un processus que comme une structure fixe, il devient rapidement visible qu’il y a plusieurs types d’établissements informels dans les villes du Sud Global selon leur degré de légalité, de niveau de vie et leur configuration spatiale. Depuis l’intérieur, ces territorialités définissent l’appartenance sociale, l’identité, la sécurité et le statut des résidents (Nijman, 2010). Les quartiers de résidence appelés bidonvilles, ghettos, slums en Inde, favelas au Brésil, comunas en Colombie, barrios au Venezuela ou bien kampungs en Indonésie sont des enclaves de pauvreté dont les frontières sont très visibles. Ces frontières sont en outre marquées par une importante densité de l’habitat et par des usages et transformations permanentes tant de l’habitat que des espaces communs aux mains des habitants. Nous présenterons les caractéristiques de l’organisation sociale et des solidarités de ces établissements dans la partie suivante.

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