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Global : trois grilles de lecture

III. Penser le changement social dans les villes du Sud Global Les changements alimentaires, que nous avons exprimés en quatre tensions paradoxales, se

1. Le paradigme du développement et le postcolonialisme

Nous ne pouvons pas faire l’impasse d’une discussion autour du sens du changement et de la modernité dans une république jeune comme l’Indonésie. Si des mouvements de convergence à l’échelle mondiale ont été mis en évidence, des trajectoires historiques divergentes sont tout aussi visibles. Au cœur de ces manifestations on retrouve le clivage entre les pays colonisateurs et les pays colonisés qui ont marqué l’histoire des sciences sociales et le rapport au changement social. Les rapports de pouvoir entre les pays qu’ils soient politiques, culturels économiques ou sociaux perdurent toujours. De plus, les invasions colonisatrices ont imposé des modèles d’organisation sociale européenne ce qui a complétement bouleversé la trajectoire historique des pays colonisés. Toutefois, les amalgames entre des grands groupes doit être nuancée, les histoires des colonisations ne sont pas les mêmes partout et les forces ne se sont pas réparties de la façon. Un pays autrefois dominant sur un autre peut aujourd’hui avoir perdu son influence sur ce dernier. En Amérique Latine par exemple, l’Espagne a aujourd’hui très peu d’influence,

par contre les rapports de dépendance avec les États-Unis sont de plus en plus importants. Toujours est-il que la colonisation a véhiculé l’idée de progrès, de croissance et d’ordre comme les voies à suivre, plaçant les civilisations européennes comme modèles. Le continuum ainsi établi plaçait les pays décolonisés « en voie » de conformément à ces standards, et donc placés sous la rubrique du « sous-développement ». Pour Jean-Pierre Olivier de Sardan il faut se défaire de cette vision linéaire du développement (1995). La confrontation des sciences sociales aux mutations des pays du « Tiers Monde » a relevé des contradictions au sein de ces approches. Georges Balandier relève que les théories du développement se sont heurtées à l’accélération des changements et à l’urgence des problèmes et donc n’ont pas pu s’élaborer sur la base d’informations rigoureuses mais au contraire ont surgi « d’un empirisme grossier peu propice

au progrès d’un savoir scientifiquement constitué » (Balandier, [1971] 2004, p. 112). D’autre

part, il soulève un problème majeur et c’est celui de la constitution des sciences sociales à partir de l’expérience limitée de la société industrielle d’origine européenne et « dans ces conditions,

les concepts, théories, méthodes et techniques d’investigation se sont souvent révélées inadaptées au cas des sociétés du Tiers Monde ». Ces derniers constituant donc un terrain

d’épreuve de la validité générale des théories sociales.

Pour Mary Douglas, les économistes du développement ont bâti leur entreprise en posant

« comme principe axiomatique que le comportement individuel est déterminé par l’intérêt et qu’un gain est toujours préférable à une perte ». Les théoriciens du développement, nous

rappelle Douglas, se sont retrouvés face à des organisations sociales qui privilégiaient des grosses dépenses cérémonielles au lieu des investissements, par exemple, ou face à des travailleurs qui se conformaient avec une paie à peine suffisante pour couvrir les besoins de base sans manifester davantage de demandes (Douglas, 2007). Ces décalages entre des attitudes attendues et les attitudes réelles des populations ciblées répondent à ce que Olivier de Sardan appelle une « méta-idéologie du développement » suivant d’une part le précepte que le développement a pour objet le bien des autres, d’où découle une forte connotation morale et paternaliste, et de l’autre le paradigme modernisateur qui intègre le progrès technique et le progrès économique et donne au développement une forte connotation évolutionniste et techniciste (Olivier de Sardan, 1995). Les théories du développement ont donc réduit le changement social à la capacité des individus à « s’en sortir ». Toujours aujourd’hui, par exemple, les travaux très connus de l’urbaniste Rem Koolhaas (Koolhaas, 2008) dans les bidonvilles de Lagos tendent à célébrer la créativité des habitants et reproduisent les modèles qui valorisent l’entreprenariat individuel et la résilience et donc épargnent de leur responsabilité les pouvoirs publics. Ses travaux s’inscrivent dans la veine des propositions du péruvien

Hernando de Soto qui visent la légalisation du secteur informel de façon à faire des pauvres des autoentrepreneurs (théorie qui guide aujourd’hui de nombreux projets de développement de la Banque Mondiale) dépolitisant les causes de la pauvreté (Soto, 2002).

« L’explication favorite du retard économique a longtemps consisté à invoquer une pathologie appelée ‘inertie culturelle’. Il s’agissait d’une forme d’irrationalité, d’une orientation vers le passé, qui affectait les pays pauvres et non les riches » (Douglas, 2007)

Douglas nous montre que la « culture traditionnelle » était vue comme le frein principal au développement. Ces attitudes ont produit une vision des pays en développement comme nécessitant l’aide, les ressources, les connaissances des pays riches afin de suivre leur modèle et parvenir à un état de développement qui leur permette le croissance économique devenue désormais une obligation ; de même il ont amené à la classification des niveaux de développement au niveau mondial sur la base de critères reconnus comme universels concernant la santé, le travail, les droits, etc. portés par des organismes internationaux qui les mesurent, enregistrent et promeuvent. L’universalité de ces critères produit une hiérarchisation des pays et donc crée l’idée que la modernisation est un continuum et a réduit cette dernière au développement économique capitaliste et de technification, et à des processus de rattrapage. Douglas nous rappelle cependant que ce sont les processus culturels qui définissent les désirs et qu’il n’y a aucun sens à considérer les désirs ou les besoins indépendamment du type de société qui les produit et les exprime. A la racine de ce type d’approche se trouvent les histoires coloniales qui ont donné forme aux rapports « Nord-Sud » dont le cadre de cette thèse ne pouvait pas faire l’impasse.

“It is this. Western enlightenment thought has, from the first, posited itself as the wellspring of universal learning, of Science and Philosophy, upper case; concomitantly, it has regarded the non- West –variously known as the Ancient World, the Orient, the Primitive World, the Third World, the Underdeveloped World, the Developing World, and now the Global South– primarily as a place of parochial wisdom, of antiquarian traditions, of exotic ways and means. Above all, of unprocessed data. These other worlds, in short, are treated less as sources of refined knowledge than as reservoirs of raw fact: of the minutiae from which Euromodernity might fashion its testable theories and transcendent truths” (Comaroff et Comaroff, 2012).

Le colonialisme est un fait repérable dans le temps et dans l’espace et qui a marqué les rapports politiques et économiques entre des pays colonisateurs et colonisés en plus d’avoir structuré leur organisation sociale, politique, administrative et spatiale (Simon, 1998). Dans le cas de l’Indonésie, l’histoire du XXe siècle a été marquée par « une modernité ancrée dans le

colonialisme, pleine de contradictions, de processus initiés mais non terminés, de confusions et d’hybridités »6 (Lee et Lam, 1998 cité par Yeoh, 2001). Les études postcoloniales ne sont

pas exemptes de débats et l’usage indiscriminé du terme a provoqué de nombreuses critiques. Le terme postcolonial s’assimile à la fois aux termes de néo-colonialisme, ex-colonialisme, anticolonialisme, et postindépendance ce qui résulte dans ce que Jean-François Bayart (2010) a appelé un « carnaval académique ». Notamment l’esprit historiographique du terme replace les changements qui ont lieu dans les anciennes colonies comme résultant presque uniquement de la situation coloniale et de la décolonisation. Pour Bayart, elles ont tendance en plus à homogénéiser les processus coloniaux ce qui a pour effet de brouiller les nuances historiques et sociales locales et de concentrer les efforts de compréhension dans les « noyaux durs » en laissant de côté les périphéries (Bayart, 2010). Pour Bayart, le risque est aussi méthodologique car ces études sont plus concentrées sur les discours et les représentations que sur les pratiques. Le postcolonialisme se heurte aussi à la question de son historicité, est-ce qu’il s’agit d’une transition et, si oui, que vient après le post- ?

Toutefois, le postcolonialisme constitue aussi une posture critique face aux effets du colonialisme sur les constructions de la pensée. Les études postcoloniales ont ouvert plusieurs voies de réflexion pour la compréhension de phénomènes simultanés et de leurs rapports dans le monde contemporain du Sud Global et notamment des évolutions des mondes urbains. Ces villes sont des pôles de concentration de l’influence euro-centrique culturelle et en même temps des lieux de construction et de contestation postcoloniaux. Les villes postcoloniales sont au cœur des projets de promotion de la l’identité nationale tout en essayant de trouver l’équilibre entre une détermination culturelle et la modernité internationale. Ce sont espaces où s’exprime le paradoxe entre identification et rejet de la culture du colon (Yeoh, 2001). Les villes postcoloniales sont des lieux de négociation entre des frontières culturelles, ethniques, de genre, de pouvoir où cohabitent anciens et nouveaux registres. Si on revient à la question d’interroger

ce qui vient après le postcolonial ? Les études urbaines aujourd’hui démontrent que les

relations entre les pôles urbains en croissance sont de plus en plus importantes et diversifient les liens régionaux et globaux en rompant avec leur colonisateur (Amin, 2013b; Rees et Smart, 2001, 2001; Sassen, 1996; Simone, 2010). Par ailleurs, et nous le verrons de près dans le cas de Jakarta, des formes urbaines uniques se produisent remettant en cause les différenciations entre les mondes urbains et ruraux par exemple, l’extension métropolitaine jakartanaise (la desakota), décrite comme « a new and enduring urban form, which is neither urban nor rural but includes

distinctive elements of both » (McGee, 1991). De même, pour certains penseurs des villes du

Sud Global, c’est dans le monde informel que se forge le monde postcolonial (c’est là où le capitalisme n’est jamais arrivé) au-delà des modèles et des institutions (Myers, 1994) et par la

multiplication diversifiée des stratégies et les modes de vie (Amin, 2014; Simone, 2004b, 2012)7.

Notre pensée du changement alimentaire tient compte du passé de la décolonisation indonésienne, de son histoire politique récente et de ses progrès économiques (présentés dans la le chapitre suivant) sans pour autant s’inscrire dans une posture ni développementaliste ni post-colonialiste. Toutefois ces approches ont constitué un des « chemins épistémologiques », pour reprendre l’expression de Poulain, des études des pays du Sud Global et doivent être prises en compte. En outre la globalisation et la montée en puissance des villes à l’échelle mondiale ont changé les échelles d’observation (Desjeux, 2002) ce a permis un renouveau des approches anthropologiques que nous présenterons dans la partie suivante.

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