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La modernité compressée, un outil pour penser le changement alimentaire dans l’informalité urbaine ?

Global : trois grilles de lecture

III. Penser le changement social dans les villes du Sud Global Les changements alimentaires, que nous avons exprimés en quatre tensions paradoxales, se

3. La modernité compressée, un outil pour penser le changement alimentaire dans l’informalité urbaine ?

Les théorisations de la condition moderne sont superposables aux théories générales de la sociologie. Toutes les théories de l’itinéraire du XXe siècle offrent des outils théoriques pour la compréhension de ces bouleversements que Danilo Martuccelli articule sur 3 matrices : la « différenciation sociale », la « rationalisation » et la « condition moderne » (Martuccelli, 1999).

« La sociologie de la modernité provient de ce double mouvement de construction de représentations globales adéquates et de la conscience immédiate de leur écart avec la réalité. Les diverses figures de ces désajustements sont à la racine de l’expérience directe que les acteurs font de la réalité moderne. Les sociologies de la modernité sont les consciences historiques de ces décalages. » (Martuccelli, 1999, p. 11)

Notre objectif est la caractérisation des conditions de la modernité depuis les expériences urbaines des villes du Sud Global dont des études empiriques ont démontré leur caractéristiques plurielles et fragmentées (Alsayyad et Roy, 2006; Amin, 2013b). La matrice de la « condition moderne » (avancée par des auteurs comme Georg Simmel, l’École de Chicago, Erving Goffman, Alain Touraine et Anthony Giddens) se structure autour des paradoxes et des contradictions insurmontables de la vie moderne, et souligne que le monde est en changement permanent. Le mouvement, la vitesse accrue des échanges et les changements de la perception de l’espace et du temps sont les centres de cette vision de la modernité. Pour Martuccelli, il s’agit de la fin de l’idée de l’établissement d’un ordre social harmonieux et stable que ce soit par la rationalisation ou la socialisation et de l’acceptation de la fragmentation propre de la modernité. Pour Anthony Giddens (2000), la condition moderne en Occident a trois dynamiques : la première est la séparation du temps et de l’espace; la deuxième est le développement de mécanismes de dé-localisation qui détachent l’activité sociale des contextes locaux, les propulsant sur de nouvelles échelles spatio-temporelles et, finalement, l’appropriation réflexive de la connaissance, détachant la vie sociale de la tradition.

Le sociologue polonais Ulrich Beck, sépare deux temps dans la modernité, d’abord, la première

industrielles ; puis la deuxième, la modernisation réflexive où il rejoint la pensée de Giddens, qui correspond à une société où règne le risque et la pluralité d’informations, et qui résulte des avancements industriels et techniques. Depuis les années 2010 et grâce à des collaborations et des terrains réalisés en Asie du Sud et du Sud-Est, Beck refonde les approches d’une théorie générale de la modernité en critiquant le raccourci d’une société à la société en général et donc en reconnaissant l’insuffisance d’une science à prétention universelle basée sur l’exemple d’une seule société, « confusing a theory of one society (of many) with the theory of society » (Beck et Grande, 2010). Pour lui, la théorie occidentale de la modernité a deux problèmes fondamentaux dans la compréhension de ses propres réalités sociales : d’une part elle est « out

of date » car elle exclue ou ne tient pas toujours compte des transformations à l’intérieur de

cette modernité c'est-à-dire le passage de la première à la seconde modernité8. Et d’autre part,

il affirme que la théorie occidentale de la modernité est « provinciale » dans la mesure où elle a universalisé les trajectoires, les expériences historiques et les projections futures de l’occident n’arrivant pas à saisir ces particularités. Beck indique donc que toute étude de la seconde

modernité, toute théorisation sociale ou politique doit être faite sur la base des expériences et

trajectoires occidentales et non-occidentales en tenant en compte aussi leurs interdépendances et interactions. Nommé cosmopolitan turn, il s’agit d’un projet épistémologique contraire à la théorie de la modernisation qui postule que toutes les sociétés se dirigent inéluctablement vers la reproduction du modèle occidental (Schmidt, 2009). Le projet du cosmopolitisme ouvre la voie à une variété de modernités autonomes et imbriquées tout en incluant les impératifs et les contraintes globaux.

Chang Kyung-Sup propose depuis l’expérience Sud-Coréenne et dans la veine de la sociologie post-occidentale (Roulleau-Berger, 2011) une lecture appliquée de la seconde modernité de Beck sous deux dimensions spécifiques : la compression et la condensation (Kyung-Sup, 2010).

“Whether by partial but coercive economic and social incursions or the complete colonial occupation by Western imperialist forces, Third World countries came to confront modernity as a totally alien civilization entity under which their indigenous systems of politics, economy, society and culture were suddenly reconceived as obsolete or unjust. For Third World societies, modernity was therefore to be achieved by radically breaking away from their past rather than by gradually building upon it.” (Kyung-Sup, 2010)

Tout comme la Corée du Sud et d’autres pays asiatiques, l’histoire récente de l’Indonésie a été marquée par des bouleversements sociaux et économiques accélérés et condensés depuis les années 1950 suite à l’indépendance des hollandais produisant un espace social de cohabitation

8 La distinction entre la première et seconde modernité est introuvable dans les réalités du Sud Global. Nous le

de registres diverses autant autochtones qu’allochtones, ruraux et urbains, traditionnels ou industrialisés. Pour Kyung-Sup la modernité compressée se décline dans tous les niveaux de la vie sociale (famille, communauté de résidence, espaces urbains, institutions) et se définie comme,

« a civilizational condition in which economic, political, social and/or cultural changes occur in an extremely condensed manner in respect to both time and space, and in which the dynamic coexistence of mutually disparate historical and social elements leads to the construction and reconstruction of a highly complex and fluid social system.”

Le cadrage théorique se compose en deux variantes, d’une part la condensation et de l’autre la

compression s’appliquant à la fois au temps et à l’espace9. L’axe temporel inclue autant les

manifestations mesurables (durée, ordre, séquence, moment) que celles qui correspondent à une époque, phase ou à un moment de l’histoire. L’axe spatial inclue l’espace géographique mais aussi l’espace symbolique et culturel. A l’instar des travaux du géographe David Harvey – qui était entre autres parti de l’exemple des échanges dans le marché alimentaire pour illustrer sa théorie (Harvey 1989 cité par Bell et Valentine, 1997) –, la condensation ou raccourcissement se rapporte aux phénomènes dont les changements entre deux points temporels ou entre deux lieux sont abrégés ou condensés. Ce phénomène fait référence notamment aux avancements technologiques dans les transports et les communications qui ont rétréci l’échelle mondiale par le raccourcissement des distances géographiques permettant d’être à la fois ici et là-bas et donc participant dans le mouvement de dé-localisation introduit par Giddens (2000). La compression, aspect du cadrage théorique particulièrement novateur et fécond, fait référence au phénomène de coexistence dans un même espace-temps de « diverses composantes de civilisations

multiples » et leurs interactions locales. Ce cadrage théorique ouvre par ailleurs le champ à

l’inclusion d’importantes dimensions avancées par le postcolonialisme telles que l’hybridité et le syncrétisme tout en incluant des éléments du capitalisme et globaux. Des cohabitations entre des registres ethniques, urbains et ruraux, traditionnels et industrialisés et leurs interprétations au sein de l’avancée technologique sont au cœur de ce courant de pensée.

Un premier exercice d’application de ces cadrages théoriques à l’alimentation, est faite par Jean-Pierre Poulain (Poulain et Augustin-Jean, 2018) qui met en lumière la cohabitation de risques alimentaires pluriels qu’il lira sous l’angle de la modernité compressée. Pour lui, la modernité compressée a modifié les équilibres entre différents éléments du risque alimentaire qui se retrouvent dans l’actualité de certains pays d’Asie. Impulsées par l’industrialisation de

9 Nous proposons une lecture simplifiée du cadrage théorique de Kyung-Sup, beaucoup plus complexe composé

la production, la transformation et la distribution, les fraudes ont explosé et aussi les crises sanitaires comme la crise aviaire suscitant des controverses face à l’usage de techniques des problématiques de type éthique (comme le bien-être animal). D’autre part, la question de l’insécurité alimentaire n’est pas résolue et de graves problèmes de faim subsistent et parfois s’empirent tant en milieu rural qu’urbain. La gestion de ces différents risques retombe sur des institutions qui ne sont pas organisées pour y faire face démontrant ainsi que les institutions internationales et nationales n’ont pas réussi à sécuriser les populations face aux risques produits par le capitalisme (McIntosh, 1996, p. 42). Dans les slums, cette cohabitation des risques se voit d’autant plus exacerbée par les conditions de vie. Les risques sanitaires (Ezeh et al., 2017) et nutritionnels (Atmarita, 2005; Roemling et Qaim, 2013) qui se traduisent par des situations de double fardeau et donc par la co-présence au sein d’un même foyer voire d’une même individu de situations de malnutrition par carence ou par excès, s’y présentent comme autant de problèmes à résoudre (Atmarita, 2005; Roemling et Qaim, 2013). A l’échelle de la ville des répertoires traditionnels se conjugent avec d’autres références. Des recompositions dans la division du travail alimentaire sont visibles dans des espaces de restauration qui pullulent dans la ville sous des formes très variées. Les distancent se raccourcissent aussi grâce à la technologie et aux services. Le mangeur est soumis de plus en plus à des informations plurielles qui stimulent sa réflexivité en plus de devoir faire face à des risques de plusieurs natures. Le cas du kampung a aussi l’intérêt de présenter une hybridité du mode de vie urbain et rural, facteur qui constitue un des fondements de notre raisonnement pour l’explication des formes des sociabilités alimentaires. Qu’il s’agisse de pratiques importées du monde rural ou bien d’un processus de transition dans un continuum village-ville, ce mode de vie comprend les réseaux d’intersection et de connexion qui déterminent les formes de l’organisation sociale.

Conclusion

Les changements alimentaires contemporains depuis la perspective socio-anthropologique peuvent être exprimés au travers de quatre tensions. Tout d’abord, les échanges globaux instaurent une tension entre l’homogénéisation et les particularismes locaux qui se traduisent par des métissages et des recompositions des répertoires alimentaires. Deuxièmement, l’industrialisation de l’alimentation condense les processus de transformation tout en multipliant l’offre, modifiant ainsi profondément les rapports entre le mangeur et son

environnement alimentaire. Troisièmement, un mouvement d’économisation de l’alimentation se produit au travers de flux économiques entre les mondes domestique et marchand qui se manifestent par des changements dans l’organisation sociale et la répartition du travail dans la

filière du manger. Finalement, ces mouvements se manifestent au niveau individuel par encore

une tension paradoxale entre une réflexivité accrue et des informations de plus en plus abondantes et par l’affaiblissement des systèmes normatifs qui encadrent l’alimentation, laissant le mangeur seul face à un environnement changeant. L’urbanisation est l’un des moteurs principaux du changement alimentaire. Suivant que les infrastructures urbaines soient perçues comme des machines d’approvisionnement alimentaire, comme un environnement ou comme un espace de socialisation, elles sont toujours au centre des rapports entre le mangeur et son alimentation. Ces mutations doivent être observées au prisme des caractéristiques propres au changement dans les villes du Sud Global. Ce chapitre se termine ainsi par des éléments de construction d’un regard adapté en mobilisant les paradigmes de la globalisation et de la

modernité compressée. Le chapitre suivant présente le contexte de cette étude, l’alimentation

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