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Les socialisations de l’alimentation de rue Axes d’analyse et problématisation sociologique

III. Axe spatial : les espaces alimentaires entre la sphère publique et la sphère privée

3. L’espace domestique

L’espace est l’objet d’étude de la géographie et cependant, l’espace domestique, trop attaché à la vie quotidienne, a été laissé de côté par les géographes. Pour Jean-François Staszak, l’espace domestique est « anthropique, différencié, privé, familial, corporel » manifestant aussi sa participation à la structuration et à la reproduction sociales (Staszak, 2001). Pour qu’il y ait « espace domestique » il faut bien un aménagement, une construction selon des normes et des valeurs provenant de la structuration sociale, des règles morales, des formes d’expression

esthétique, etc. Il s’agit donc d’un espace séquencé, différencié et organisé selon des normes et des usages qu’on en fait. Selon le Centre de Ressources Lexicales, l’anglicisme home est bien d’usage dans la langue française et se définit comme « foyer domestique, domicile (dans son

caractère personnel et familier) et le synonyme qu’on lui réserve est le chez-soi47. Cette

définition porte en elle-même plusieurs dimensions qui touchent au psychologique, au topologique et au social, puisqu’il s’agit d’un terme qui rend bien compte de la relation affective que l’on peut établir avec le lieu où on habite, et des limites sociales du monde privé et de la famille, ainsi que des limites physiques de l’espace. La portée affective du home ne fait pas seulement écho à la maison où l’on habite, mais peut être plus largement appliquée à la maison où on a grandi, ou encore au lieu de naissance, pouvant donc changer aussi d’échelle (Mallett, 2004). La conceptualisation du home et son application à l’étude des pratiques alimentaires peut être déclinable dans plusieurs domaines et aires culturelles et peut faciliter une nouvelle lecture des pratiques contemporaines de l’alimentation et de leur évolution dans des pays géographiquement et culturellement très distants.

La perception du monde se fait, selon Mary Douglas, au travers d’un système de codes classificateurs qui mettent chaque chose à sa place, ainsi que tout ce qui lui correspond et qui la sépare de tout ce qui ne lui correspond pas, donnant à l’expérience une dimension symbolique qui en permet la maîtrise. Les frontières internes et externes de toute société sont ainsi délimitées (Douglas, 1967). Pour Douglas, il s’agit d’un concept multidimensionnel produit à l’intersection : 1) d’un espace contrôlé socialement, 2) d’un système social coordonné (cette

coordination assure son fonctionnement ainsi que la répartition des ressources), 3) d’une unité

pourvoyeuse de services tels que le refuge, l’alimentation ou le repos et 4) d’un espace protégé

(Douglas, 1991b). Elle conçoit le home comme un espace multifonctionnel et multidimensionnel qui suppose la solidarité entre les habitants. La communalisation des ressources, dont les ressources spatiales, suppose leur répartition et leur partage. Le home est une centrale de stock qui impose la planification par l’allocation dans le temps de ces ressources

stockées et l’anticipation des besoins (Douglas, 1991b). De cette façon, l’espace est aussi

séquencé selon des usages futurs ou passés. Les services que peut rendre le home sont entièrement en lien avec les besoins déterminés par le groupe d’habitants. Le home doit donc être en mesure de prévoir et d’allouer les ressources des résidents. La coordination est un bien majeur et un fait accomplit du home. Douglas présente aussi celle-ci comme un instrument du contrôle social, dans la mesure où elle rend visibles les comportements des uns et des autres au moyen de trois voies : la coordination du travail domestique par la répartition des tâches sur des

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bases fonctionnelles ; l’accès coordonné aux structures de ressources fixes sur les bases de la rotation et finalement, la distribution des éléments mouvants assurés par la synchronisation qui en garantit la visibilité (l’alimentation par exemple). La mise en scène commensale génère la visibilité nécessaire pour régler des problèmes liés à l’accès et à la distribution juste des aliments. Le repas pris en commun sert à échanger des informations, à faire des négociations, à organiser des arrangements.

Les systèmes socioculturels opèrent des processus d’assignation spatiale, qui rassemblent sélectivement les individus. Les règles de résidence pour chacun de ces groupements font émerger les rapports existants. Le chez-soi ou le home sont associés principalement aux liens familiaux. Shelley Mallet, dans une revue de la littérature sur les dimensions du home, met en évidence le rapport, voire la superposition s’effectuée entre le chez-soi et la famille dans les sociétés occidentales au point d’être presque interchangeables (Mallett, 2004). Plusieurs auteurs sont d’accord pour faire émerger que dans les conceptions contemporaines anglo-européennes, anglo-américaines et plus largement occidentales, le home représente une structure physique, un « habitat » où le temps et l’espace sont contrôlés et où les pratiques communautaires domestiques ont lieu (Mallett, 2004). Cependant, de nombreuses études montrent que « l’unité

de résidence est à géométrie variable selon les sociétés et qu’elle peut réunir des gens dont l’interdépendance ne dépend pas de la parenté » (Segaud, 2010, p. 90). La variabilité culturelle

et sociale des formes des espaces domestiques, des lieux qui peuvent être considérés comme son chez-soi peuvent être plusieurs voire même être composés de plusieurs espaces plus ou moins dissociés. Dans les espaces à multiples usages, par exemple les espaces domestiques constitués d’une seule pièce, l’immatérialité de l’espace est davantage perceptible car les règles de comportement changent selon le moment de la journée, les personnes présentes ou l’activité en cours. D’autre part, l’espace domestique est un espace privé (terme aussi polymorphe) où des frontières sont clairement marquées et pas n’importe qui ne peut entrer (Godard, 2007; Saunders et Williams, 1988; Somerville, 1997). Cette limite physique, construite, implique la mise en place d’un appareil normatif d’une part et d’autre, et donc une séparation aussi sociale entre des personnes appartenant à cet espace domestique et tout autre. Ces derniers, selon leur degré de proximité avec le groupe domestique peuvent avoir plus ou moins accès à des lieux de l’intérieur. L’espace domestique implique une limite repérable que sépare l’intérieur et l’extérieur et le franchissement du seuil implique plusieurs rituels pour marquer la différence et la méfiance (J-C. Kaufmann, 1996) mais également l’hospitalité et l’accueil. Les espaces domestiques et leur symbolique sont des miroirs des cultures et des époques.

L’espace domestique représente l’espace de l’intimité des individus qui y habitent. Habiter, résider dans un espace peut être entendu comme une appropriation au travers des pratiques individuelles et collectives qui en permettent l’identification. Roderick Lawrence passe en revue les approches de ces dimensions culturelles, sociodémographiques et psychologiques dans la littérature, en soulignant l’importance de l’étude des pratiques quotidiennes pour la compréhension de ces dispositions spatiales (Lawrence, 1987). A l’intérieur des maisons, c’est la distribution des pièces qui va indiquer la nature des relations, mais qui va aussi renseigner sur le mode de vie et les pratiques des occupants. Les rituels domestiques sont des ensembles d’actions codées et culturellement signifiantes qui s’accomplissent selon un modèle spatial. Ils s’inscrivent dans la quotidienneté et dans le symbole. Le lieu de vie est chargé de significations et de formes d’investissement personnelles qui requièrent de l’appropriation d’un espace par un individu. Cette appropriation s’exerce pour avoir la maîtrise de l’espace, d’un côté, et pour faciliter en même temps les routines quotidiennes tout en les inscrivant dans un univers normatif. Des processus d’identification sociale et de construction du soi s’inscrivent donc spatialement dans le foyer.

« L’appropriation de l’espace désigne l’ensemble des pratiques qui confèrent à un espace limité, les qualités d’un lieu personnel ou collectif. Cet ensemble de pratiques permet d’identifier le lieu, ce lieu permet d’engendrer des pratiques. L’appropriation de l’espace repose sur une symbolisation de la vie sociale qui s’effectue à travers l’habitat »48.

Toutefois, l’idée d’un foyer qui serait un refuge de tranquillité, avec ses frontières fixes et imperméables, a été largement critiquée dans la littérature. La gestion des espaces domestiques est marquée par des conflits et des tensions, et le foyer est parfois un lieu violent et dangereux ; ou encore, il peut aussi être un lieu d’exclusion pour les individus qui ne se conforment pas à la norme sociale (Sibley, 1995). Les espaces extérieurs, en contrepoint, représenteraient l’inconnu, le potentiellement menaçant car moins contrôlé. Les comportements et les interactions à l’extérieur sont moins prévisibles et demandent des règles d’engagement avec des personnes, des lieux et des choses moins familiers.

Le clivage de l’espace selon le sexe a des répercussions particulièrement parlantes à l’échelle du domestique. Les domaines féminin et masculin, la division du travail domestique et les rôles se déclinent dans toutes les sociétés. D’emblée et de manière presque généralisée, l’extérieur est attribué à l’homme et l’intérieur à la femme. Pierre Bourdieu fait la sociologie des stratégies développées par les occupants d’une maison où coexistent des univers masculins et féminins et de leur adaptabilité au changement. Dans le monde kabyle, un homme qui se tient trop

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longuement à l’intérieur de sa maison peut être mis sous suspicion ou ridiculisé, le respect masculin étant obtenu par la mise en scène publique et la confrontation aux autres (Bourdieu, 2015). Les approches féministes se sont surtout centrées sur le travail domestique et la division des tâches comme le résultat de la domination patriarcale (Löw, 2006, 2015; Mallett, 2004). L’espace domestique est dans ce sens un espace coercitif qui réduit les femmes à leur seule fonction reproductive et domestique ce qui empêche toute mobilité sociale du fait de leur isolement. Le foyer est un refuge produit par les femmes tout en étant le signe du statut social pour les hommes. Ces théories de l’oppression domestique ont été par ailleurs nuancées par d’autres études qui démontrent que le vécu des femmes de leur situation au sein des foyers ne relève pas toujours du registre de l’oppression et de la soumission. Le débat n’est pas encore fini. Toutefois la réduction du foyer aux aspects privés, domestiques et féminins et donc comme un espace clos, est aujourd’hui outrepassée par des études qui mettent en évidence les investissements hors-foyer des pratiques domestiques des femmes en quête de revenus (couture, cuisine, linge, etc.), et aussi des appropriations masculines des espaces domestiques (Filiod et Welzer-Lang, 1991; Rogers, 1979; Staszak, 2001).

Nous cherchons à comprendre les assignations sociales des seuils entre le foyer et le hors-foyer dans l’alimentation des populations des slums en prenant en compte deux dimensions de leurs dispositions spatiales propres : d’une part, l’habitat s’y caractérise par la variété des formes, par les incrémentations plus ou moins éphémères et par des changements constants ; de l’autre par la dynamique de l’alimentation de rue, par essence mobile et ambulante. Nous questionnons dans cette recherche les moyens par quels moyens les mangeurs s’emparent des espaces qu’ils considèrent propres, familiers ou bien publics et communs. En faisant le lien avec le premier cadrage théorique la question devient donc comment la marge de liberté du mangeur s’articule- t-elle avec les seuils entre le public et le privé ? Pour Segaud si on souhaite comprendre comment les pratiques sont engendrées, il convient d’étudier leur substrat matériel, les dispositifs qui évoluent avec et font évoluer les pratiques, donc tout ce qui dans l’habitat et dans l’espace urbain est mis en œuvre par les actions d’ordonner, de marquer et de s’approprier l’espace, car il y a une circularité de l’évolution des espaces par le haut (valeurs étatiques, urbanisme, architecture) et par le bas (les usages et les pratiques).

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