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Peeping Tom (1960) et le développement du point de vue médiatisé (PDVM) dans les années

CHAPITRE 3 : POUR UNE POÉTIQUE HISTORIQUE DES CAMÉRAS INTRADIÉGÉTIQUES ET DES POINTS DE VUE

2. Peeping Tom (1960) et le développement du point de vue médiatisé (PDVM) dans les années

En regard de ce que l’on vient de voir, un film comme Peeping Tom (1960) propose un changement significatif, qui débute avec les années 1960. L’introduction de ce film montre Mark, le personnage principal, qui accoste une prostituée dans la rue. Un très gros plan dévoile une caméra 8mm amateur cachée sous son manteau. On entend le son du moteur de cette CAM-I qui est en train de filmer, puis l’image avance vers l’objectif de la CAM-I jusqu’à rendre le cadre complètement noir. Tout en continuant d’entendre le son de la caméra, on bascule dans un plan avec un cache qui imite une visée de caméra à l’épaule. La caméra s’avance vers la prostituée qui la regarde et s’adresse à elle. Plus tard, Mark va tuer la prostituée avec une épée invisible attachée à la caméra, alors qu’on la voit crier en regard caméra en très gros plan. La scène s’arrête brusquement sur le plan d’un projecteur sur lequel tourne une bobine terminée. Puis, on voit Mark qui visualise le FILM-I qu’il vient de tourner en PEC. La projection est différente de ce que Mark vient de filmer : il regarde un film en noir et blanc (alors que le PDVM précédent était en couleur) et le cache de la visée de la CAM-I

est absent. Le générique du film défile sur cette PROJO-I en PEC jusqu’au meurtre de la prostituée où Mark se jette sur l’écran pour le détruire.

L’ambiguïté qui prévalait autour du PDVM dans les exemples précédents est maintenant disparue, de sorte qu’on a la sensation que le « quatrième mur » de l’objectif de la caméra est tout d’un coup aboli. Plusieurs facteurs contribuent à ce changement. Le premier et le plus évident est la conjonction du PDVM avec la CAM-I, et le traitement général de ces deux procédés dans le film. Sur tous les plans, apparaissent les neuf caractéristiques formelles déjà étudiées pour le CI avec AB, soit :

1. La CAM-I comme motivation des images filmiques intradiégétiques : Michael Powell a pris le temps de présenter la caméra de Mark avant de basculer en PDVM. De plus, la CAM-I est un élément crucial du récit puisqu’elle sert de justification pour tous les FILMS-I que Mark tourne et visionne par la suite ;

2. Les stratégies d’identification narratives : L’association entre Mark, sa CAM-I et le PDVM qui en découle est évidente et récurrente dans le récit, mais aussi le fait que la caméra est celle de Mark et que c’est lui qui la contrôle tout au long de la scène et du film en entier ;

3. Les stratégies de différenciation du PDVM : la visualisation des marques de la visée de l’objectif, la caméra à l’épaule, la main hors-champ de Mark qui jette la boîte de pellicule aux poubelles, le son du moteur de la caméra et les diverses adresses à la caméra de la concierge de l’immeuble et de la prostituée, notamment l’ultime cri à la caméra ;

4. Les options de représentations : Powell joue autant avec le PDVM qu’avec la PROJO-I des images tournées ensuite ;

5. Le schéma de base : avant de basculer en PDVM, Powell contextualise la CAM-I que Mark cache dans son manteau de façon explicite ;

6. Le PDVM-associé : une des fonctions premières du PDVM est de pallier au PDV de Mark ;

7. Les variations stylistiques : Powell joue avec les différents procédés dans le film de manière toujours plus élaborée au fur et à mesure que le film avance ;

8. La progression narrative : la « diégétisation » de la CAM-I est essentielle à Peeping Tom parce qu’elle est un motif majeur du film. Elle souligne plusieurs traits du personnage, soit :

a. la perversion voyeuriste meurtrière de Mark qui est le résultat de ses traumatismes d’enfance, liés aux FILMS-I tournés par son père,

b. son travail puisqu’il est assistant-caméraman sur un plateau de tournage, photographe à temps perdu et aspirant cinéaste,

c. la CAM-I qui connaît une évolution qui lui est propre, notamment par rapport à l’outil du meurtre, l’épée, qui est cachée dans le trépied de la caméra au départ, pour être dévoilé plus tard dans le film.

9. Les fonctions de la CAM-I dans le film sont variées : bien que le CAM-I serve principalement à relayer le point de vue Mark, elle lui sert aussi à authentifier les événements qu’il a filmé afin de les revivre, de même que sa CAM-I est un intermédiaire dans les communications « perverses » qu’il a avec les femmes.

Bien sûr, la majorité de ces caractéristiques se retrouvait avec la CAM-I de The Cameraman. Tout se passe par rapport aux options de représentation qui changent ou qui s’élargissent avec la présence d’un PDVM clair et évident, ce qui amène par conséquent une complexification des stratégies de différenciation et des autres éléments formels en cause. Par contre, c’est véritablement dans un contexte formel où une CAM-I est bien intégrée que le PDVM apparaît ainsi et que l’immersion spatiale « médiatique » est complète.

L’autre facteur à prendre en compte est le rôle particulier que joue le cinéma amateur dans le film : les curieuses pratiques personnelles de Mark avec sa CAM-I et les divers FILMS-I de famille tournés par le père de Mark, qui sont en fait des expérimentations sur la peur où le fils est le sujet et la victime. Dans une étude sur les fonctions des films de famille dans le cinéma commercial narratif, Patricia Erens souligne que :

Nothing could be further from this self-conscious, seemingly primitive mode of filmmaking [of home movie techniques] than the seemless illusion created by most commercial narrative films. Yet, on occasion Hollywood filmmakers and others have played upon this visual contrast, incorporating pseudo-home movies within the fictional diegesis. Most memorable is the home footage in Peeping Tom, Raging Bull, An Unsuitable Job for a Woman, The Falcon and the Snowman and Parix, TX. In all of these works, home movies are used to indicate the past, most

generally a happy, innocent past, a time of togetherness. The major exception, of course, is Peeping Tom. Typically, all of the familiar ‘mistakes’ which constitute the home movie aesthetic are reproduced in ordre to create the necessary ‘look’. (1986: p. 99)

Par rapport à la norme, Peeping Tom détonne par son usage particulier de films de famille malsains, qui rappellent un passé trouble et traumatique, plutôt que l’inverse. Par contre, Erens omet un détail important : la distance historique entre Peeping Tom et les autres films de son corpus qui datent tous des années 1980.

Avec cette place particulière du film amateur, du film de famille et du PDVM, Peeping Tom constitue un changement important sur le plan de ce que René Gardies avait nommé les « pratiques culturelles de l’image » (2007), en ce sens qu’autant le cadre de la production du film que celui de sa réception ont changé. D’un côté, les réalisations de Mark sont purement personnelles et vont au-delà du contexte cinématographique professionnel, comme c’était le cas dans les exemples cité par Erens, ou au-delà du reportage, comme dans The Cameraman. D’un autre, le visionnement est privé et ne concerne que lui ou lui et son amie Helen. Mark est en fait un amateur qui exploite les nouvelles technologies pour ses propres réalisations fantasmatiques.

Ces pratiques culturelles s’inscrivent largement dans un contexte de renouveau technologique propre aux années 1950-1960, soit le développement du matériel léger- synchrone avec les caméras 16mm et 8mm, les pellicules sensibles et les enregistreuses portatives (voir Bouchard, 2012). À cet égard, l’exemple de David Holzman’s Diary (1967) de Jim McBride est capital. Dans ce film, un semi-professionnel utilise du 16mm pour tourner son journal intime. Ici, McBride a choisi de construire son film entièrement en PDVM, dans une forme que nous appellerons au chapitre 4 le « film en PDVM ». En un sens, David Holzman’s Diary est le précurseur de cette forme – du moins, c’est le premier à l’utiliser ici

dans les films recensés dans cette thèse. Étant donné les enjeux particuliers du « film en PDVM », qui sont essentiels à cette thèse, nous les traiterons de façon séparée dans le prochain chapitre. Retenons simplement que David Holzman’s Diary permet de souligner comment l’utilisation du PDVM dans les années 1960 explose autant qu’elle se stabilise.

Les technologies du tournage léger-synchrone (16mm et 8mm) ont entre autres permis l’éclosion de courants comme la Nouvelle Vague et le Cinéma direct, mais elles ont aussi développé une nouvelle culture du cinéma amateur, dont Peeping Tom est un exemple. Ce n’est pas que le cinéma amateur et ses pratiques associées n’existaient pas déjà (par exemple, Erens analyse un corpus de films de famille datant des années 1940) ou qu’ils n’avaient pas déjà été représentées au cinéma. Rebecca entre autres montre une courte scène de visionnage de film amateur et Buster dans The Cameraman semble aussi le faire lorsqu’il va tourner des images de bateaux sur un lac96. C’est plutôt que l’ensemble de ces pratiques devient plus accessible et courant, et forme progressivement une norme, qui se dévoilera pleinement avec l’accessibilité des technologies vidéo numériques actuelles.

Si on regarde Peeping Tom de plus près, ce second facteur paraît déterminant. En effet, les PDVM n’y n’apparaissent qu’en lien avec la caméra 8mm de Mark, donc dans le contexte amateur. L’autre scène de meurtre du film en témoigne. Mark travaille comme assistant- caméraman de jour dans un studio de cinéma. Un soir, il reste avec une actrice de second rôle. Il lui a proposé de tourner des tests pour son propre film sur le plateau après leur travail, de manière illégale. Les deux se retrouvent alors seuls sur le plateau. Mark installe le décor et la caméra 35mm professionnelle, alors que l’actrice, excitée par l’ambiance et leur projet, discute avec lui en dansant autour de lui. En parallèle, Mark sort sa caméra 8mm personnelle et filme

96 Sur la présence des films amateurs dans ces deux films et sur d’autres dans l’histoire du cinéma, voir Journot,

la scène. À un moment particulier, l’actrice se positionne derrière la CAM-I 35mm, alors que Mark la filme avec sa propre caméra 8mm. On alterne les plans entre le PDVM de la CAM-I 8mm de Mark et des plans omniscients de l’actrice derrière la CAM-I 35mm sans dévoiler justement le PDVM de cette dernière. Par contre, on entend l’actrice commenter ce qu’elle voit à travers cette CAM-I 35mm : elle dit qu’elle aperçoit Mark, puis qu’elle ne le voit plus ; elle lui demande ce qu’il fait et il répond : « I’m photographing you photographing me ». Ce genre de phrases est typique des films qui contiennent plusieurs PDVM comme The Blair Witch Project, et va souvent servir à indiquer le PDVM qui est associé à une CAM-I et à un personnage. Dans le cas de Peeping Tom, à l’inverse, le PDVM est limité à une CAM-I, alors qu’on aurait pu jouer avec les deux.

Finalement, si Peeping Tom peut être considéré comme révolutionnaire dans son emploi du PDVM, on remarque que ce procédé est en fait circonscrit au genre amateur alors que, dans le cadre du film professionnel tourné en 35mm, on est dans la même logique et les mêmes stratégies que les films abordés précédemment dans ce chapitre97. Dans le cas de David Holzman’s Diary, on remarque que c’est plutôt le tournage léger-synchrone en 16mm, qui relève du milieu documentaire ou semi-professionnel, ce qui le différencie aussi du tournage professionnel en 35mm.

Mais en plus de cette révolution (tournage léger-synchrone, cinéma amateur), un autre changement culturel et technologique important va se déployer durant la même période qui va affecter tout autant le cinéma : la télévision et, plus tard, la vidéo.

97 Le chapitre 5 montre comment cela pourrait confirmer l’importance de l’essor du film amateur pour le

développement des PDVM. On peut aussi croire que le genre du « film en PDVM » qui sera analysé dans le chapitre 4 dépend de cela.

3. La télévision intradiégétique (TV-I) et les images vidéo intradiégétiques (IV-I)

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