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La poétique du cinéma de David Bordwell et l’opposition entre cinéma classique et cinéma moderne

3. Le contexte du cinéma contemporain : la montée des technologies vidéo et le style de la continuité intensifiée

4.2. La poétique du cinéma de David Bordwell et l’opposition entre cinéma classique et cinéma moderne

L’apport de la poétique historique du cinéma de Bordwell, telle que développée dans dans « Historical poetics of cinema » (1989b), On the History of Film Style (1997) et Poetics of Cinema (2008a), est en lien avec les réflexions des formalistes russes. Bordwell voue un intérêt particulier aux normes et aux conventions propres à la forme cinématographique. Celles-ci permettent de déterminer la différence entre des usages de procédés généraux, voire « universaux » 40, qui semblent acquis par une majorité de films (le champ/contrechamp par exemple qui, depuis sa systématisation à Hollywood dans les années 1910, est utilisé couramment dans la majorité des productions internationales), d’autres plus spécifiques à une époque ou à une culture (le tournage en plan-séquence ou en plan-long dans les années 1940- 1950 à Hollywood) et d’autres plus marginaux ou radicaux (le montage « constructiviste » des soviétiques dans les années 1920) (voir Bordwell, 1997).

Ce principe général répond à deux volontés. La première est de constituer une « poétique » au sens où on l’entend depuis au moins Aristote, c’est-à-dire étudier plus en détail « the finished work as a result of the process of a construction » (Bordwell, 1989b : p. 371). L’ajout du terme « historique » permet de « narrow the field somewhat » en offrant aux analyses d’œuvres « large explanations for how they functionned in historical contexts » (id.). Pour Bordwell, le modèle de ce genre se retrouve dans l’article « L’évolution du langage cinématographique » d’André Bazin, en ce sens que l’auteur y propose une explication historique générale de certains procédés spécifiques (le montage, le plan-séquence et la

40 Nous faisons référence ici à certains principes importants des théories cognitivistes et évolutionnistes en lien

avec de possibles traits biologiques ou cognitivistes universels aux autres humains, tels que présentés entre autres dans Boyd et al, 2010.

profondeur de champ) selon des contextes stylistiques déterminés (le cinéma des premiers temps, le classicisme hollywoodien et le néoréalisme italien) (id. : p. 372-375)41. De plus, bien que le projet de Bordwell et de Thompson se situe ouvertement en opposition à certaines approches (la théorie SLAB, comme nous l’avons expliqué plus haut) et à la question générale de l’interprétation, il faut rappeler ici des nuances importantes. D’abord, leur projet représente certainement certaines limites, comme celle de l’idéal d’une méthode échappant à la théorie que nous évoquions plus haut, mais aussi de s’opposer frontalement à tout un héritage théorique particulier comme la sémiologie ou de rejeter certains écrits en bloc sous prétexte d’être dogmatiques, sans penser être soi-même théorisant ou dogmatique. Pour cela, leurs écrits, ainsi que ceux présentés dans Post-Theory (Bordwell et Carroll, 1996) ont prêté flanc à plusieurs critiques notoires (voir Casetti, 2007 ; Lefebvre, 2007 ; Ray, 2001 ; et Zizek, 2001). Ceci dit, il faut rappeler que le but général de la poétique historique telle qu’entendue par Bordwell est d’intégrer plus de considérations historiques et pragmatiques au discours ambiant, sans nécessairement changer toutes les pratiques. À propos de la question de l’interprétation en analyse filmique sur laquelle il s’est tant attardé, il rappelle que :

Taken singly, no interpretive schema or heuristic can be definitively abandoned, since an open-textured poetics of film might find anything appropriate to illuminate a given film in a particular historical context (1989a, p. 267).

Ailleurs, il ajoute que:

Neoformalist poetics [sic], while concentrating on historical context, narrative form, and cinematic style, does not exclude thematic interpretations. It absorbs them into a dynamic system – here, one that reveals why discrete meanings can be the bait at which critics will snap, and how a clever filmmaker has set the trap for them. Historical poetics, in its concern for constructional effects, thereby comes to include the study of the conventions of film criticism itself (1989b, p. 385).

41 Ces mêmes théories de Bazin feront l’objet d’une critique par Bordwell dans On the History of Film Style

D’un côté, ce n’est pas que l’interprétation ou les approches critiquées par les auteurs doivent être complètement rejetées, mais plutôt qu’elles doivent faire partie d’un projet ayant des bases pragmatiques comme celles de considérations historiques. D’un autre, l’analyse d’un film doit aussi s’intéresser aux discours critiques et interprétatifs entourant celui-ci. Finalement, comme le suggérait Thompson, si le film doit dicter la méthode, « toute » méthode peut être récupérée selon les films donnés42.

En lien avec ce projet poétique historique bordwellien, cette thèse propose de s’attarder à des procédés spécifiques à une époque qui ne sont pas non plus dominants. En effet, dans la hiérarchie des procédés, le CI, la CAM-I et PDVM, bien que plus populaires aujourd’hui qu’auparavant, n’occupent pas non plus une place déterminante comme le champ/contrechamp par exemple. Toutefois, leur caractère « courant », normatif ou convenu en font un objet d’étude qui permet autant de réfléchir sur des tendances stylistiques générales que n’importe quel autre procédé important.

Cet intérêt pour les normes et les conventions amène à repenser différemment l’opposition « automatisation »/« défamiliarisation ». Celles-là viennent se mettre « entre » celles-ci. Plutôt que de voir l’histoire de l’art comme une constante opposition entre l’ancien et le nouveau, les poéticiens du cinéma et les néoformalistes proposent de montrer un ensemble d’éléments relativement constant entre différentes œuvres de différentes époques, qui peut bien sûr changer sur le long terme, et qui font que l’art est « ressenti » ou « compris » d’une certaine façon. Si on veut reprendre les termes formalistes, il existerait un certain nombre de règles et de fonctions relativement immuables, qui varieraient selon les procédés en

42 À cet égard, il est intéressant de noter qu’un an auparavant la parution du terme « SLAB theory » chez

Bordwell, Thompson utilise plutôt le terme « SLA » (sans le « B » de Barthes) dans Breaking the Glass Armor (1988), et elle récupère à certains moments les théories de Barthes pour ces analyses.

vogue et leurs usages, bref, selon les contextes, qui eux sont marqués par les transformations propres au cycle de défamiliarisation et d’automatisation qui leur sont internes.

Chez Bordwell, on retrouve souvent une opposition entre deux grandes familles de styles ou « modes » au cinéma : un style classique et un style artistique. Le premier est mieux représenté par le cinéma hollywoodien, qui repose sur le système de la continuité et vise la clarté et la cohérence. Ce style correspond au cinéma populaire courant, soit le « cinéma dominant » ou « commercial ». L’autre style serait celui du « film d’art », qui se reconnaît dans les films pour les marchés indépendants, les festivals et les circuits d’art et d’essai. Ce style est moins rigide dans ses règles et est souvent motivée par une volonté artistique affichée. Il donne des films moins faciles d’accès, qui demandent généralement une certaine préparation préalable afin d’être pleinement appréciés, ou qui requiert un effort de perception ou de compréhension non usuel.

Bordwell défend l’idée que ces styles se divisent en différents « modes historiques », qui s’inscrivent dans des contextes de production et de narration particuliers. Ceux-ci sont les modes classique, artistique ou du « film d’art » (« art-cinema »), historico-matérialiste et paramétrique (voir Bordwell, 1985). Nous proposons plutôt de reprendre l’opposition des « styles transhistoriques » de Frank Curot (2000). En lien avec les théories Wolfflin sur les oppositions entre les styles classiques et baroques dans l’art, Curot a suggéré que le cinéma soit traversé par des oppositions stylistiques similaires, comme par exemple le classicisme et l’expressivisme. Si nous reprenons l’opposition que Bordwell fait entre le mode classique d’un côté, et les modes artistiques, historico-matérialistes et paramétriques de l’autre, l’histoire du cinéma devient ainsi divisée entre deux grandes tendances stylistiques, à savoir le cinéma classique et le cinéma moderne.

Comme nous le mentionnions en introduction, l’opposition entre ces deux tendances repose sur la notion de motivation compositionnelle. De plus, comme il sera précisé au chapitre 6, ces deux tendances se veulent avant tout des catégories fonctionnelles, qui permettent d’établir des balises dans le paysage esthétique du cinéma, tout en préservant des nuances entre elles. Par exemple, comme nous le démontrerons au chapitre 2, la structure d’American Beauty répond à des principes de clarté et de cohérence où les actions s’enchaînent avec un lien de cause à effet évident, et où les procédés stylistiques sont avant tout motivés par la narration, ce qui correspond au classicisme hollywoodien au sens traditionnel. Cela n’empêche pas le film d’être ambigu à certains moments ou de développer des aspects thématiques ou symboliques complexes. Blair Witch Project, même s’il est produit dans un contexte indépendant, loin d’Hollywood, et a une facture non-conventionnelle, possède des caractéristiques formelles classiques fortes. La composition du film repose sur un principe de causalité simple et évident, celui que le spectateur assiste à des bandes vidéo intradiégétiques, tournées par les protagonistes, dans un récit de film de genre conventionnel43, comme il sera discuté aux chapitres 4 et 5. À l’autre extrême, comme il sera discuté au chapitre 6, Caché contient des éléments de narration ambigus non résolus et une utilisation défamiliarisante de certains procédés comme le plan fixe et le son hors-champ, alors que Le

43 La catégorisation de Blair Witch Project comme film classique peut paraître polémique, car le film a en effet

une facture particulière et a été produit de façon non-conventionnelle, comme il sera précisé au chapitre 4. Toutefois, il faut ici prendre en considération la place qu’occupe ce film par rapport aux autres films en points de vue médiatisés qui seront étudiés dans ce même chapitre. Lorsque comparé à d’autres titres comme Le journal

d’un coopérant, il paraît évident que Blair Witch Project répond aux principes de motivation compositionnelle et

de structure causale classiques. De plus, son succès commercial, bien que lié en partie à sa campagne de promotion particulière, et la série culturelle qu’il a créé (le found footage des années 2000 et 2010) nous paraissent être des arguments historiques supplémentaires en faveur de son classicisme, en ce sens qu’ils démontrent comment au-delà de sa production, l’événement qu’il a créé relève, lui, du système commercial dominant. Selon nous, cela n’aurait pas été possible si la structure et la composition du film n’auraient justement pas été classiques, au sens où elles reposent finalement sur des schémas cognitifs simples et évidents – mais il s’agit d’un autre débat. Finalement, retenons que les tendances stylistiques ici suggérées (classicisme et modernisme) sont avant tout opératoires et non absolues, et servent à mieux baliser les objets ici analysés, comme nous le préciserons au chapitre 6.

journal d’un coopérant a une structure déstabilisante qui intègre une rupture thématique choquante et des passages documentaires ou qui ont une apparence documentaire dans un contexte fictif. Bien que ces deux films soient typiquement modernes en ce sens, ils répondent à d’autres degrés à des conventions importantes par lesquelles ils arrivent à construire leurs récits.

Au-delà de ces outils conceptuels déjà évoqués, d’autres notions théoriques provenant d’autres approches seront utilisées au cours de cette thèse. À ce sujet, il serait utile de traiter d’au moins un : la réflexivité.

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