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La conjonction à l’étude et la notion de réflexivité

Le problème du PDVM recoupe celui de la représentation d’un PDV au cinéma. Si on élargit notre objet d’étude aux CAM-I, aux CI et aux procédés qui leurs sont connexes, celui de la réflexivité des médias au cinéma ressort. Dans son étude des films amateurs dans le cinéma de fiction, Journot mentionne par exemple que : « L’intégration d’un film amateur dans le film ne se distingue pas des procédures qui concernent le film dans le film. […] En conséquence, la pratique est très réflexive, au moins sur le plan théorique » (2011 : p. 31). De manière analogue, face au sujet de cette thèse, un des premiers réflexes du chercheur serait sans doute de référer d’une manière ou d’une autre à la réflexivité44. Nous tenterons de nous distancier en partie de ce « réflexe de la réflexivité ». Nous expliquerons pourquoi ici.

44 D’ailleurs, lorsque nous avons discuté du sujet de cette thèse avec des pairs du domaine du cinéma, de la

littérature et des arts, une réaction commune a été de souligner comment c’était un bon exemple de « film dans le film », de « mise en abyme » et de « méta-discours ». L’idée n’est pas tant de réfuter ce geste, qui est juste, mais de chercher à aborder le problème autrement, du moins au départ.

La réflexivité est une notion, voire un « champ » en soi45, qui désigne des procédés, tels qu’« afficher le dispositif, autrement dit, inscrire dans le film des références au fait cinématographique » ou qui concerne « tous les jeux de miroir qu’un film est susceptible d’entretenir soit avec les autres films, soit avec lui-même » (Gerstenkorn, 1987 : p. 7 et 9)46. Notre objet d’étude peut être vu comme relevant de la réflexivité de plusieurs manières : parce que le dispositif filmique est affiché par le biais d’un CI ou d’une CAM-I, au sens où le film montre un outil qui permet de filmer (un caméscope), ou encore parce que le PDVM est une forme de « film dans le film », ce que Christian Metz appelait une « figure réflexive-type » (Metz, 1991 : p. 93). On peut ensuite classifier ces occurrences selon qu’elles permettent de renforcer « la continuité du cinéma illusionniste » ou au contraire d’offrir une « rupture anti- illusionniste » (voir Stam, 1985). On peut aussi évaluer à quel degré de réflexivité participent les procédés utilisés. Jean-Marc Limoges, par exemple, distingue les cas de « réflexivité au sens faible », lorsqu’il y a monstration d’un dispositif ou que le dispositif est diégétisé, et « réflexivité au sens étroit » dans des cas plus précis de « mise en abyme » ou lorsque la sensation de dispositif est non-diégétisable (voir 2008).

Derrière cette typologie, on peut retrouver certaines traces des approches théoriques associées à la modernité dans les arts et au cinéma, auxquelles le « champ de la réflexivité » doit beaucoup. L’idée de « rupture anti-illusionniste » est tributaire par exemple du concept de « distanciation »47, tel que développé d’abord par Bertolt Brecht pour le théâtre, et dont l’influence sur le modernisme en littérature et au cinéma est notoire (voir Stam, 1985). L’autre

45 « Le champ de la réflexivité paraît de prime abord si foisonnant que l’on doute de pouvoir baliser le paysage ».

(Gerstenkorn, 1987 : p. 7).

46 L’auteur voulait là distinguer deux concepts distincts de réflexivité : ce qu’il appelle la réflexivité

cinématographique et la réflexivité filmique.

47 Concept lui-même probablement héritier de celui de la défamiliarisation des formalistes russes (voir

concept important est celui de « dispositif », instauré par Jean-Louis Baudry (1978). Ce dernier cherchait entre autres à faire des distinctions entre les films où « le travail est montré » et ceux où il est « dissimulé », et voyait des « effets perturbateurs » à « l’arrivée de l’instrument "en chair et en os" » dans un film comme L’homme à la caméra de Vertov (Baudry, 1978 : p. 15 et 26)48. En ce sens, la vision d’un caméscope à l’écran (CI) ou de ce qu’il filme (PDVM), deux éléments du dispositif cinématographique (la caméra et son viseur), pourraient être analysés selon leur capacité à « renforcer » ou à « perturber » l’illusion filmique traditionnelle.

Outre ces deux concepts de distanciation et de dispositif, ce qui marque plus directement la notion de réflexivité découle des théories littéraires entourant la mise en abyme et le récit spéculaire (voir Dällenbach, 1977), lesquels ont eu un impact important sur les approches sémiologiques au cinéma (voir Gerstenkorn, 1987; Metz, 1987). Partant de la célèbre analogie du blason en abyme proposée par Gide, la mise en abyme cherche à relever des types de constructions « spéculaires », dans lesquelles une œuvre est en partie ou en totalité réfléchie en son sein. Encore une fois, comme dans le cas du dispositif diégétisé, notre scène originelle serait évaluée sur ses vertus à pouvoir montrer l’appareillage cinématographique et à renforcer ou perturber la marche illusionniste filmique traditionnelle.

La réflexivité semble intervenir ensuite comme un peaufinage théorique de la notion de mise en abyme, visant à regrouper tous les procédés réflexifs possibles, et incluant la mise en abyme comme un cas parmi d’autres de réflexivité. On peut remarquer comment Christian Metz aborde 8 ½ (1963) lors de sa sortie en salles, en analysant sa « construction en abyme », sans jamais utiliser le terme « réflexivité » ([1966] 2003), alors que plus tard il englobe

explicitement la mise en abyme comme une figure réflexive parmi d’autres (voir 1987 et 1991; Limoges, 2008). La réflexivité a alors eu un grand impact chez les sémiologues, qui ont vu dans cette notion un moyen d’évaluer certains aspects du processus d’énonciation au cinéma ou du film en tant que discours49. Plutôt que de se pencher sur les vertus anti-illusionnistes de la mise en abyme, la réflexivité leur a permis de réfléchir plus directement sur les « marques de l’énonciation » ou les « déictiques » présents dans un film. Ici, notre scène prendrait un sens plus subtil. Elle deviendrait une façon d’observer comment nos procédés ou notre conjonction créent une analogie avec certaines situations langagières.

Le « champ de la réflexivité » a alors commencé à être défriché avec ces questionnements autour des années 1980 (plus particulièrement chez Gerstenkorn, 1987 et Metz, 1987 et 1991). Malgré les critiques et les réserves de certains théoriciens sur les idées du film en tant que discours et des analogies entre langage et cinéma (voir Bordwell et Carroll, 1996), c’est un champ qui était encore fertile dans les années 2000 (voir Fevry, 2000 ; Spies, 2004 ; Limoges, 2008 ; Mouren, 2009). On peut aussi voir une influence de ce champ dans certaines études connexes, comme lorsque Richard Bégin défend une possible « expressivité baroque » au cinéma, à travers des problèmes d’énonciation, de pli et de repli (2009).

Sans réfuter ce champ d’étude, notre objectif est dans un premier temps de nous en distancier, voire de chercher à éviter ce « réflexe de la réflexivité » de l’étudiant de cinéma déjà énoncé au départ, qui est de cataloguer a priori l’objet d’étude de cette thèse comme de la réflexivité. Car on peut être « agnostique » quant à savoir s’il est toujours nécessaire de considérer la présence d’un média diégétisé comme étant une figure réflexive, avec tout le bagage théorique que cela implique. On peut aussi simplement étudier ses effets formels.

Plutôt que de partir de ce principe, soit que le CI, le PDVM ou leur conjonction sont un exemple de réflexivité pour évaluer leur degré de distanciation possible en lien avec une certaine idée de l’illusion filmique traditionnelle, nous voulons d’abord décortiquer leur forme (établir les grandes fonctions dans certains films qui les utilisent). Il s’agit simplement de tenter de prendre le problème d’un autre point de vue. Toutefois, nous ne nous empêcherons pas de récupérer cette notion ou d’autres qui lui sont associées, car nous croyons que ce « champ » théorique peut être utiles dans certains cas. La notion de distanciation sera par exemple utile pour mieux expliquer certains effets propres au cinéma moderne. En ce sens, lorsque nous aborderons la réflexivité, nous la considèrerons dans son « sens fort » (voir Limoges, 2008), c’est-à-dire comme opérant une forme de distanciation, et relevant principalement du style moderne. Nous laisserons de côté par contre la réflexivité dans « sens faible » (voir id.). Nous croyons que cette attitude est en phase avec le néoformalisme, qui, sans s’attacher à une « Théorie », est ouvert à récupérer des concepts théoriques dans des cadres spécifiques.

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