• Aucun résultat trouvé

Les outils conceptuels de l’approche néoformaliste

3. Le contexte du cinéma contemporain : la montée des technologies vidéo et le style de la continuité intensifiée

4.1. Le néoformalisme de Kristin Thompson

4.1.2. Les outils conceptuels de l’approche néoformaliste

Pour comprendre le néoformalisme, il faut remonter aux formalistes russes. Ces théoriciens de la littérature des années 1910-1930 étaient officiellement regroupés autour de l’Opoïaz (Société pour l’étude de la langue poétique) en Russie puis en U.R.S.S. S’opposant à plusieurs approches en vogue, Eichenbaum affirme au nom des formalistes que :

Nous posions et nous posons encore comme affirmation fondamentale que l’objet de la science littéraire doit être l’étude des particularités spécifiques des objets littéraires les distinguant de toute autre matière, et ceci indépendamment du fait que, par ses traits secondaires, cette matière peut donner prétexte et droit de l’utiliser dans les autres sciences comme objet auxiliaire. R. Jakobson (La nouvelle Poésie Russe, Esquisse 1, Prague, 1921, p. 11) donna à cette idée sa formule définitive : « L’objet de la science littéraire n’est pas la littérature, mais la « littérarité » (literaturnost’), c’est-à-dire ce qui fait d’une œuvre donnée une œuvre littéraire. (Todorov, 2001 : p. 35-36)

Le concept-clé de cette école théorique est celui de la défamiliarisation35. Selon les formalistes, cette notion constitue l’enjeu même de l’art, sa « spécificité ». Elle concerne le rapport particulier à la perception que propose une œuvre d’art, en opposition à ce qui se passe dans le monde quotidien, « familier », où la perception est « automatisée ». Chklovski traite de

35 Nous suivons ici la traduction d’Aucouturier pour qui « le néologisme forgé en russe par Chklovski,

« ostraniénié », sur « stranny », « étrange », a parfois été traduit littéralement par l’ancien français « estrangement », qui a l’inconvénient d’être sorti de l’usage. Le terme de « singularisation », adopté par T. Todorov, est ambigu : il suggère l’unicité plus que l’étrangeté. Le terme « défamiliarisation » nous paraît exprimer de la façon la plus claire le phénomène analysé par Chklovski. » (1994, p. 60, note de bas de page).

ce concept plus en détail dans L’art en tant que procédé. Michel Aucouturier résume la pensée de cet auteur en citant ce dernier texte :

« Si la vie complexe de beaucoup de gens s’accomplit tout entière de façon inconsciente, alors c’est comme si cette vie n’avait pas existé. » [écrit Tolstoï]. Chklovski commente (nous sommes en 1917) : « C’est ainsi que la vie se perd, réduite à néant. L’automatisation dévore les choses, le costume, les meubles, votre femme et la peur de la guerre. » Or le but de l’art est précisément de lutter contre cette automatisation de nos rapports avec le réel : « Hé bien, pour rendre la sensation de la vie, pour sentir les choses, pour faire en sorte que la pierre soit pierre, il existe ce qu’on appelle l’art. Le but de l’art est de donner la sensation de la chose comme vision, et non comme identification ; le procédé de l’art est celui de la « défamiliarisation » et celui de la forme difficile, augmentant la difficulté et la durée de la perception, car dans l’art, le processus perceptif est à lui-même sa propre fin et doit être prolongé ; l’art est une façon de vivre la fabrication de la chose, et la chose faite, en art, est sans importance. (1994, p. 60-61)

Ainsi, telle que définie par Chklovski, l’œuvre d’art devient un enjeu pour réfléchir sur le processus perceptif qu’elle crée plutôt que sur l’interprétation de son contenu. En ce sens, les formalistes réagissent à ce qu’ils appellent les critiques « impressionnistes » ou « symboliques », qui visent à traiter du « contenu », de la signification ou du sens d’une œuvre d’art ou à en interpréter ses symboles. Ils veulent se concentrer sur l’œuvre en tant que matériau fabriqué capable de provoquer la perception d’un spectateur de différentes manières36.

Pour ce faire, les formalistes décomposent les formes d’art et les œuvres en divers procédés. Thompson définit le procédé (« device ») ainsi :

The word device indicates any single element or structure that plays a role in the artwork – a camera movement, a frame story, a repeated word, a costume, a theme, and so on. For the neoformalist, all devices of the medium and formal organization are equal in their potential for defamiliarization and for being used to build up a

36 On peut reconnaître dans ses tentatives les racines du structuralisme et de la sémiologie, qui succèderont au

formalisme. On peut aussi lier cette théorie au projet cognitiviste de Bordwell dans Making Meaning. Dans cet ouvrage, l’auteur suggère que l’intérêt d’un film ou d’une œuvre d’art ne résiderait pas dans son « interprétation » ou son « sens » mais plutôt dans sa façon de jouer avec notre perception au sens large, et donc, dans sa construction formelle particulière (voir 1989a).

filmic system. As Eikhenbaum pointed out, the older aesthetic tradition treated the elements of the work as the « expression » of the author ; the Russian Formalists looked upon these elements as artistic devices. (1988, p. 15)

Autrement dit, les procédés représentent, à leurs plus simples expressions, les diverses techniques reconnaissables et identifiables dans une œuvre ou dans une forme artistique quelconque. Ils sont les éléments distinguables de l’œuvre, qu’on peut isoler. Par exemple, le flashback est un procédé de scénario, la voix-off, un procédé sonore, le contre-jour, un procédé photographique, le champ/contrechamp, un procédé de montage, le suspense, un procédé narratif, etc. Chaque œuvre est donc le résultat d’une fabrication qui est déterminée par l’organisation quelconque d’un ensemble de procédés reconnaissables. Ici, nous avons isolé clairement deux procédés aux fins de cette thèse : le CI, qui est un procédé de narration, et le PDVM, qui est un procédé de style. Bien sûr, comme chaque œuvre est un ensemble de procédés, ceux-ci seront toujours traités comme liés à d’autres procédés, qui seront nommés au cours des analyses.

On peut organiser les procédés d’une œuvre en différents motifs, selon la structure qu’ils occupent dans une œuvre. Des procédés qui reviennent fréquemment par exemple peuvent être compris comme un motif en soi, ou alors un ensemble de procédés analogues qui créent un effet reconnaissable ou une structure. De manière comparable, les thèmes importants d’une œuvre peuvent constituer des motifs thématiques. Le CI en soi n’est qu’un procédé, mais dans les films analysés dans cette thèse, il constitue toujours un motif thématique, au sens où il est compris comme un thème important de la diégèse – ce ne serait pas nécessairement le cas dans un film où un caméscope aurait une place tellement anecdotique qu’on ne pourrait pas en parler de manière notoire, comme dans l’exemple du caméscope diégétique de Social Network discuté précédemment. La conjonction entre un CI et un PDVM forme quant à elle un motif

stylistique lorsqu’elle est répétée dans les films, tels que presque tous ceux qui font partie du corpus principal de cette thèse (à l’exception de Caché, comme nous l’avons mentionné en introduction).

Chaque procédé occupe une fonction, c’est-à-dire qu’il sert quelque chose au sein de l’œuvre. La base d’une analyse néoformaliste consiste principalement à souligner les procédés « remarquables » d’un film, soit les procédés les plus « marquants » ou « exemplaires » de celui-ci, à les regrouper selon les motifs qu’ils créent et à en proposer des « fonctions » (Bordwell et Thompson, 2000 : p. 431-438). La fonction permet de définir plus clairement la place d’un procédé en rapport avec les autres procédés dans l’organisation globale d’une œuvre ou dans sa composition propre. Si le procédé est plus représentatif d’une technique, la fonction souligne ce qui se rapproche le plus du sens de cette dernière, ou en tout cas de son utilité au sein de l’œuvre. Elle est l’objectif de l’analyse, ce que l’analyste veut être en mesure de relever de particulier par rapport à un film. L’exercice de décomposer une œuvre en procédés et de les organiser en motifs est assez vain en soi. Ce qui rend une œuvre unique et particulière, ce sont justement les fonctions qui sont données aux procédés parce qu’elles relèvent plus clairement de sa « forme », composée par le choix de ses thèmes, sa structure narrative, l’organisation de ses motifs et son style. Par exemple, on peut isoler le CI dans American Beauty comme un procédé récurrent, qui forme un motif thématique au sein du film et qui est associé à certains procédés de style comme le PDVM. Noter les occurrences du CI et du PDVM demeure un exercice scolaire et réducteur. Ce qui rend l’exercice intéressant, c’est de souligner comment cet ensemble de procédés, organisé autour d’un ou de motifs particuliers, s’associe à des caractéristiques importantes de certains personnages (comme le voyeurisme de Ricky), permet de tracer des parallèles entre les parcours d’autres personnages

(en l’occurrence, les trois personnages masculins que sont Ricky, Frank et Lester) et sert de pivot majeur à la narration (lorsque, par exemple, Frank croit qu’il existe une relation homosexuelle entre Ricky et Lester).

En plus de sa fonction, un procédé dépend d’une motivation. Comme son nom l’indique, la motivation représente ce qui justifie l’usage d’un procédé dans la composition. Est-ce que tel effet d’éclairage est motivé par le fait qu’il fasse jour dans la scène ? Est-ce que telle action d’un personnage est compréhensible en fonction de ses traits de caractères déjà établis dans le récit ? Est-ce qu’un flashback est introduit pour préciser un élément qui doit être expliqué à ce moment de la narration ? Plus un procédé est motivé, plus il paraît clair et évident, plus il joue en faveur de la cohérence de l’œuvre. Moins il l’est, plus il devient étrange, ambigu, abscons, « défamiliarisant ». Pour les néoformalistes, le cinéma classique hollywoodien est le style par excellence où la motivation des procédés est forte, où chaque élément du style et de la narration sert quelque chose d’évident au film et à sa construction (les néoformalistes purs diraient que ce sont des motifs « associés » ou « bound motifs », voir Thompson, 1988). À l’inverse, certains films modernes ou certains films d’art tendent vers des formes « paramétriques », où la motivation de certains procédés est plus déconcertante (ou alors on a affaire à des motifs libres ou « free motifs », ou encore des motifs réalistes, artistiques ou intertextuels plutôt que narratifs, voir Bordwell, 1984 et Thompson, 1988).

Certains procédés occupent des places plus importantes que d’autres, ce qui fait que l’influence d’un procédé peut être déterminée selon sa position « hiérarchique ». Un procédé secondaire sera influencé plus fortement par un procédé à l’avant-plan. De cette logique découle l’idée de la dominante. Celle-ci est l’élément organisateur principal d’une œuvre, le procédé le plus important si on veut, celui qui fait tenir ensemble tous ses éléments. Cette

notion est plus complexe à comprendre, et d’ailleurs, elle a eu peu d’impact dans le néoformalisme. Pourtant, son intérêt n’en est pas moindre, et nous la récupérerons dans American Beauty.

Un autre concept à noter est celui de l’effet. L’effet est distinct de la fonction parce qu’il souligne plus précisément le rôle du spectateur (à la limite, il se rapproche des études de la réception et du cognitivisme). Alors que la fonction implique la place particulière d’un procédé ou d’un ensemble de procédés dans la composition de l’œuvre, comment il sert l’œuvre et lui est utile, l’effet définit plutôt la réaction potentielle que peut créer un procédé ou une organisation quelconque de procédés dans une œuvre.

Finalement, la dernière notion importante pour nous est celle de forme. La forme représente la constitution même d’un art ou d’une œuvre, sa texture particulière. Chaque média, chaque art, chaque œuvre en tant que telle, est une forme, en ce sens qu’il est le résultat d’un agencement de procédés. Pour les formalistes, la forme est ce qui est « appliqué au matériau » et qui, finissant par faire un tout avec ce matériau, devient l’œuvre (Albera, 2008 : p. 5-27). Une forme est aussi une structure plus générale propre à un art ou à un média, comme la « forme cinématographique ».

Pour résumer, une œuvre est un ensemble de procédés ayant des fonctions et créant des effets. Cette œuvre vise nécessairement la défamiliarisation (fonction propre à l’art si on le considère comme un « procédé » au sens de Chklovski), selon un certain cycle propre à l’art. De nouveaux procédés sont créés, de nouvelles « formes » apparaissent constamment, souvent en réaction aux formes précédentes que l’on veut « maltraiter »37, voire « violer »38, parce qu’elles sont devenues canoniques, communes, « automatisées ». Mais une fois que ces

37 Traduction de « roughen up » utilisé par Bordwell, 2007b.

nouveaux procédés sont apparus, ils finissent par être automatisés à leur tour, et de nouveaux procédés doivent les remplacer. Avec le temps, certains procédés anciens, qui se sont démodés, peuvent revenir à la mode parce qu’alors leur degré d’automatisation s’est amenuisé et qu’ils peuvent apparaître à nouveau défamiliarisant dans un contexte différent. La récupération du cadrage 4 :3 dans Laurence Anyways (2012), dans un contexte où ce procédé a été délaissé avec le développement des écrans larges autant au cinéma qu’à la télévision, participe de cette logique. Le même commentaire pourrait tenir pour plusieurs procédés de types « rétro » chez Xavier Dolan.

Toutefois, il existe divers degrés de défamiliarisation entre les œuvres. Des œuvres classiques ou très conventionnelles tendent à être moins défamiliarisantes que d’autres, et à s’appuyer sur les canons, les conventions et les normes établies, ou les formes « automatisées ». Le cas du cinéma hollywoodien ou de la culture populaire en général est exemplaire à ce sujet. D’un autre côté, une œuvre, même très moderne, avant-gardiste, et semblant en rupture avec tout ce qui s’est fait auparavant, ne peut pas être à tous les degrés « défamiliarisante ». Elle s’appuie toujours sur un ensemble de normes et de conventions propres à son média et son institution, même de manière minimale, autrement, elle ne peut s’inscrire dans le registre de l’art. On a beau débattre du statut artistique de certaines œuvres modernes ou contemporaines, celles-ci trouvent toujours le moyen de s’affilier avec des traditions artistiques existantes ou passées pour se justifier, même sur un plan métaphorique39.

4.2. La poétique du cinéma de David Bordwell et l’opposition entre cinéma classique et

Documents relatifs