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La vidéo, une tache dans la transition de l’analogique au numérique ?

3. Le contexte du cinéma contemporain : la montée des technologies vidéo et le style de la continuité intensifiée

3.2. La vidéo, une tache dans la transition de l’analogique au numérique ?

Ces « interpénétrations » entre les supports et les médias amènent un autre problème important : celui de la place de la vidéo en tant que média dans la transition vers le cinéma numérique. On remarquera dans la section précédente que nous avons utilisé le terme « vidéo numérique » plutôt que « numérique » seul. La raison est que ce dernier terme (« numérique ») nous paraît partiellement galvaudé en théorie des médias et du cinéma, tout comme son supposé corolaire, « analogique ». On parle volontiers du passage de la pellicule argentique ou de l’analogique au numérique, mais très rarement du grand apport qu’a eu la « vidéo » dans cette transition.

En études cinématographiques, l’opposition analogique-numérique s’est instaurée d’elle-même dans les années 1990 et peut certes être utile pour distinguer de façon globale la transition des pratiques traditionnelles en pellicule argentique vers celles relevant des nouvelles technologies numériques25. Toutefois, Lev Manovich avait bien souligné les dangers d’utiliser le terme « numérique » tel quel dans les études sur les nouveaux médias, en raison des différentes connotations qu’on peut lui attribuer (2001 : p. 49-61). En théories du cinéma, le même problème se pose puisque l’expression « numérique » recoupe en fait plusieurs réalités distinctes, qui ont souvent peu de choses à voir entre elles : une captation

24 Dans cet article, les auteurs développent la notion d’interpénétrations entre cinéma et vidéo dans les films et

l’art vidéo contemporains.

25 Un exemple de cela se trouve chez Charles-André Coderre (2014), qui réfléchit sur les pratiques alternatives en

photographique en vidéo par exemple ne peut pas vraiment se comparer avec une modélisation 3D à l’ordinateur, comme l’enregistrement du son sur support numérique, une projection en format 2K et les phénomènes des réseaux sociaux n’ont de commun que d’avoir existé à des époques plus ou moins contemporaines. Le même constat peut être fait pour le terme « analogique ». On oublie trop rapidement que les deux appellations, « analogique » et « numérique », proviennent en fait de l’électronique, et servent à distinguer des types de circuits électroniques particuliers. Or, comme il n’y a littéralement rien d’électronique dans une pellicule argentique, on ne peut pas à proprement parler d’un tel support comme étant « analogique ». Ce serait plutôt un support « photochimique », qui relèverait par extension d’un « cinéma photochimique » et d’un « média photochimique ». Le même discours devrait être valide pour un livre imprimé ou un tableau peint : tant que la fabrication d’une œuvre n’implique aucune intervention électronique, il devient abusif de traiter de celle-ci comme étant analogique. D’un autre côté, la particularité du « cinéma numérique » est surtout d’utiliser des images « électroniques » (ou vidéo), dans une institution traditionnellement « photochimique ». À ce stade, on comprend que ce qui peut regrouper ensemble des médias « analogiques » ou « numériques » relève de l’éclectisme.

Cette distinction est par contre vraie pour le domaine de la vidéo, qui est et a toujours été un média électronique. Il existe une distinction réelle entre technologies vidéo analogiques et technologies vidéo numériques, en raison des types de circuits associés (continus ou discontinus). On peut d’ailleurs stylistiquement reconnaître des différences entre des productions artistiques faites selon l’un ou l’autre type, selon la présence de défauts typiques à l’un ou à l’autre.

Et même si on accepte qu’une théorisation générale des médias puissent aboutir à conceptualiser les deux termes (analogique et numérique) pour réfléchir sur des phénomènes de société comme l’avait fait Nicholas Negroponte (1995), il demeure le danger de s’enflammer dans une « rhétorique de la nouveauté » (Bolter, 2002 : p. 78), comme c’était le cas dans les années 1980 et 1990. S’intéressant surtout à l’image de synthèse comme symbole numérique par excellence, Edmond Couchot affirmait en 1991 que :

L’image de synthèse est bien plus qu’un progrès technique, elle introduit dans le système de figuration en cours depuis cinq siècles une rupture radicale, sans précédent historique. Avec elle, un nouvel ordre visuel apparaît qui bouleverse de fond en comble notre économie symbolique (1991 : p. 8)

S’il est vrai qu’à l’époque, le numérique était le porte-étendard révolutionnaire de la nouveauté, on comprend aisément aujourd’hui que ce genre de réflexion n’est plus de mise. À l’inverse, les études des nouveaux médias vont plutôt avoir tendance à relativiser le schisme entre ancien et nouveau, comme c’est le cas chez Manovich par exemple, plutôt qu’à l’exacerber comme le faisait Couchot. Jay David Bolter et Richard Grusin ont proposé une voie plus fertile en développant la notion de « remédiation », qui permet de comprendre comment les nouveaux et les anciens médias interagissent les uns par rapport aux autres, en « remédiant » leurs caractéristiques entre eux (1999)26. Les façons avec lesquelles André Gaudreault et Philippe Marion ont repris la notion de remédiation pour expliquer la « double naissance du cinéma » (2000), ou que Jean-Marc Larrue a développé sur les tensions entre « transparence » ou « immédiacie » et « opacité » ou « hypermédiacie » dans les médias, et

26 Il est vrai que la réflexion de Couchot ne porte pas sur le même niveau que celle de Bolter et Grusin puisque le

premier aborde le support, alors que les deux autres traitent des médias. Toutefois, leur conception du changement entre les techniques (supports ou médias confondus) est distinct : Couchot parle de rupture entre l’ancien et le nouveau (« nouvel ordre visuel »), alors que Bolter et Grusin évoquent les transitions entre l’ancien et le nouveau (par une re-médiation).

plus spécifiquement sur le théâtre comme « métamédia » (2011), montrent comment cette notion a encore un impact aujourd’hui.

Bref, il faut bien comprendre que cette thèse ne vise pas tant à renverser un édifice théorique particulier comme celui de Couchot – qui a son importance lorsque remis dans son contexte – qu’à souligner pourquoi cette distinction entre « numérique » et « vidéo numérique » est importante. Elle vise moins à critiquer l’opposition analogique-numérique, qui ne risque pas de disparaître malgré les critiques qu’on puisse en faire, que de mettre en évidence l’élision d’un autre terme, soit la « vidéo », dans le débat. Robert Christopher Lucas le remarque chez les directeurs de la photographie, qui ont dû établir les paramètres de la transition du tournage en pellicule (« film ») vers la vidéo numérique (« video », « HD » et « digital »), en traçant un parallèle avec les théories de Bruno Latour :

[…] the point that Latour has made is that regimes of authority and influence—or paradigms—are defensive and nimble in their adaptation to change in hybrid networks of people, objects, discourse, and power. If we think of cinematography as such a regime, then, the “problem” of video - or digitally-originating cinema for cinematographers was not one simply of managing an industry’s transition to a new infrastructure, nor of protecting the sacred traditions of film as the seventh art, but rather of figuring out how to move, somehow, the deep-rooted historical and generational craft authority of cinematography—transferring it from the established systems and discourses of film to a heretofore unworthy medium and system that was “not film.” In the mid-to late 1990s that medium was video and HD; after 2003 it would be digital cinema. To some extent the phrase “digital” served as an important translation device for cinematographers—as much as they resisted and resented the disingenuous use of the term in the late 1990s, by 2002 it helped elide and mask the stain of “video” from the new form of cinematography. (2011; p. 190)

En effet, l’élision de la « vidéo » est évidente dans la majorité des discours entourant le « numérique », comme une « tache » dont on aimerait se débarrasser. John Belton par exemple résume les grands changements technologiques en lien avec le « cinéma numérique », en remontant aux caméras contrôlées à l’ordinateur de Star Wars et aux images de synthèse de

Star Trek II (2012), sans jamais aborder le problème de la télévision, de la vidéo et l’image électronique au sens large. Or, il nous paraît plus juste de suivre Olivier Bomsel et Dominique Le Blanc, et de faire remonter l’histoire du cinéma numérique avec le procédé du télécinéma, apparu au moins dans les années 1950, où on « transforme en temps réel une image argentique en signal vidéo (broadcast) stockable et télédiffusable » (2002 : p. 32), donc en format électronique. Belton, d’ailleurs, traite de la télévision en tant qu’exemple qui précède les relations tendues entre technologies numériques et analogiques (2005). Son défaut est qu’après, il évite de parler de toute autre forme d’image électronique qui ont suivi la télévision, comme tous les appareils vidéo (caméra vidéo portative, caméscope, magnétocassette, ou même moniteur vidéo dont découle les images électroniques produites par un ordinateur).

Même si l’on regarde à l’extérieur du contexte des études cinématographiques, le problème demeure. Par exemple, lorsque Larrue définit le théâtre comme un « métamédia » (2011), il s’appuie sur Kattenbelt qui affirme que :

[F]ilm, television and digital video are technology-based media that can record and play back everything that is visible and audible, within their specific ranges of sensitivity, but they cannot incorporate other media without transforming them under the conditions of the specificity of their own mediality. At the very most, media can remediate (Bolter and Grusin, 1999) other media, which implies in the end a refashioning. Clearly, theatre is not a medium in the way that film, television and digital video are media. However, although theatre cannot record in the same way as the other media, just as it can incorporate the other arts, so it can incorporate all media into its performance space. It is in this capacity that I regard theatre as a hypermedium. (2006 : p. 37, in Larrue, 2011)

Si on suit cette logique, en accolant ainsi systématiquement « vidéo » à « numérique » (« digital »), on démontre que la vidéo a culturellement perdu son statut de média autonome vis-à-vis de ses camarades (la télévision et le cinéma), voire qu’il a été absorbé par un de ces

supports, le numérique, qui l’englobe maintenant lui-même27. La vidéo se retrouve alors à l’opposé de ce meta ou hyper media qu’est le théâtre. Est-ce à dire que dans ces jeux de remédiation, de transparence et d’opacité, la vidéo est devenue avec le temps un média inféodée à un autre ? On peut penser qu’en élidant systématiquement la vidéo des discours ou en l’accolant à son corolaire numérique, on la relègue ainsi à l’univers des sous-médias, que l’on pourrait nommer celui des hypomedias.

Pour éviter d’en arriver à ce constat, il faut évidemment rétablir l’histoire de la vidéo en tant que média. C’est ce que cette thèse veut partiellement faire, en soulignant comment la vidéo, et plus spécifiquement le caméscope, a récemment transformé le cinéma, en parallèle aux grandes révolutions numériques qui ont marqué les décennies des années 1990 et 2000. En un sens, nous nous accordons à la proposition d’Ariane Parayre concernant les discours d’une « utopie numérique ». En analysant l’échec de la compagnie montréalaise DigiScreen, qui a tenté d’implanter un système de projecteurs vidéo numériques au début des années 2000, et les discours entourant l’arrivée de la projection vidéo numérique au cinéma, elle conclut que le numérique en tant que discours peut être vu comme une utopie qui relève d’une forme de « métarécit » propre au XXIe siècle (2011). D’une manière comparable, cette thèse veut relativiser une partie des discours entourant le numérique sur le plan du tournage cinématographique, et l’impact général des nouvelles technologies sur le style dans le cinéma contemporain.

27 Car en effet, la vidéo peut être considérée comme un média au sens propre lorsqu’on pense à son institution,

qui a longtemps été l’art vidéo, et les discours qui l’ont défendues par le passé, par exemple dans Dubois et al, 1988, qui opposent cinéma et vidéo comme deux médias distincts.

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