• Aucun résultat trouvé

American Beauty (1999), réflexivité, distanciation et style classique

CHAPITRE 2: ANALYSE DU CAMÉSCOPE INTRADIÉGÉTIQUE DANS AMERICAN BEAUTY (1999)

1. American Beauty (1999), réflexivité, distanciation et style classique

Le chapitre 1 présentait le cadre théorique de la thèse. Le chapitre 2 porte sur la mise en pratique de l’approche néoformaliste, à partir d’une analyse détaillée du film American Beauty, dans l’utilisation particulière qui a été faite du caméscope intradiégétique. Deux raisons justifient ce choix : premièrement, même si le film contient un certain degré de défamiliarisation, il s’inscrit dans le régime esthétique du classicisme hollywoodien51, ce qui en fait un bon candidat pour réfléchir sur les normes et les conventions du style cinématographique ; deuxièmement, le caméscope intradiégétique constitue ici un motif majeur de la composition filmique, ce qui est important pour pouvoir relever des fonctions canoniques du procédé, mais non la dominante, ce qui le distingue des films en point de vue médiatisé, qui seront abordés dans le chapitre 4, dont les enjeux formels sont différents de ceux d’un film conventionnel. De plus, ce film a été distribué en 1999, la même année que

51 Techniquement, American Beauty est un film hollywoodien produit de manière indépendante, i.e.qu’il n’a pas

été financé par l’un des six grands studios qui dominent l’industrie cinématographique américaine. En effet, DreamWorks, qui débutait à l’époque, avait été conçu comme un nouveau studio indépendant, et l’est partiellement redevenu aujourd’hui. Comme l’objet de cette thèse n’est pas de discuter des distinctions économiques entre productions indépendantes et productions hollywoodiennes, mais de réfléchir sur le style et l’esthétique du film, American Beauty sera traité comme un film hollywoodien conventionnel. Son rapport au vedettariat par exemple en fait un produit hollywoodien conventionnel.

Blair Witch Project, un moment historique pour la conjonction du caméscope intradiégétique et du point de vue médiatisé, moment sur lequel nous reviendrons dans le chapitre 5.

Afin de mettre en évidence la place du procédé étudié dans le film, deux étapes seront nécessaires. Dans un premier temps, le film sera abordé de façon générale en traitant de sa dominante, de ses motifs, de ses thèmes et de sa structure narrative. Dans un deuxième temps, les segments où le caméscope intradiégétique est présent – ce qui sera le cœur de notre analyse – seront étudiés de façon plus spécifique.

Cet exercice permettra de souligner un ensemble de fonctions et de stratégies narratives et stylistiques propres à la conjonction du caméscope intradiégétique et du point de vue médiatisé, ce qui sera utile pour la suite de la thèse. L’idée est d’arriver ultimement à dégager des normes et des conventions propres à l’usage de cette conjonction dans le régime esthétique du classicisme cinématographique. Or, plutôt que d’émettre une hypothèse sur celles-ci a priori, l’objectif est de tenter de les dévoiler à travers l’analyse, dans un geste plus bottom-up que top-down. C’est pour cette raison que nous débutons nos observations par une analyse exhaustive d’un film.

Pour la suite de l’analyse, le lecteur peut consulter les trois documents de l’annexe 4. Le document 1 est un découpage en « grandes parties » ou « actes » de la structure du film, suivant le modèle proposé par Thompson dans Storytelling in New Hollywood (1999). Il s’agit surtout d’une référence pour les moments-clés du film. Le document 2 est un découpage indiquant les segments où est utilisé le caméscope intradiégétique. Ce document servira dans la deuxième partie de l’analyse. Le document 3 est une fiche d’analyse statistique du style du film, produite à partir du site Cinemetrics (<www.cinemetrics.lv>), qui est dédié à l’analyse

statistique des films. Cette fiche sera partiellement commentée lorsqu’il sera question de certains éléments de style plus précis en regard du procédé étudié.

Revenons sur deux affirmations à la base de ce chapitre : American Beauty, un film dont l’impact culturel à son époque est indéniable52, correspond au classicisme hollywoodien et le caméscope intradiégétique y occupe une place importante. Si la seconde affirmation va de soi, la première, elle, ne fait pas l’unanimité. Et souvent, cela est justement dû à la seconde affirmation. Autrement dit, pour certains critiques du film, le fait qu’il y ait présence d’un caméscope intradiégétique à l’écran sert justement à démontrer en quoi le film n’est pas classique ou ne correspond pas au modèle hollywoodien conventionnel. Dans son analyse du film par exemple, bien qu’elle admette que le film s’inscrive dans le mode dominant (mainstream), Shirley Law cherche à prouver comment un ensemble de procédés du film relève de la distanciation brechtienne, notamment les procédés liés à l’utilisation du caméscope intradiégétique et des images vidéo intradiégétiques qu’il génère. Elle cherche aussi à démontrer comment le film s’éloigne ainsi du classicisme hollywoodien conventionnel (2006). De façon plus nuancée, Rick Boeck analyse les différents styles présents dans le film. Il commence son analyse en soulignant que le film « is, like many contemporary movies, reflexive in nature; a film about film, commenting on the cinematic experience – in this case, the significance of vision » (2007 : p. 181). Ensuite, il mentionne que :

The film assumes and plays with three different perspectives: the main narrative, Lester’s fantasies about his daughter’s friend, and the video captured by neighbour Ricky Fitts (Wes Bentley). These three takes on reality/unreality correspond to the principal styles of filmmaking, which critics have termed classicism, formalism and realism. While Hollywood has tended to favour classicism, American Beauty suggests that contemporary film need not be bound to a single approach. (op. cité : p. 181-182)

Boeck soutient donc que le mélange des styles est un élément qui, s’il ne s’oppose pas complètement au classicisme, s’éloigne du modèle hollywoodien traditionnel.

Pour Boeck comme pour Law, American Beauty ne correspond pas tout à fait à un film conventionnel au sens classique (chez Law) ou hollywoodien (chez Boeck), et ce, en grande partie à cause de son style associé à la distanciation (Law, 2006) ou au mélange des styles (Boeck, 2007). Dans les deux cas, la question de la réflexivité et des concepts associés, comme celui de la distanciation, est déterminante pour en arriver à leurs conclusions sur le style, ce qui rappelle le « réflexe de la réflexivité », déjà mentionné dans le premier chapitre. Selon Law et Boeck, le caméscope intrdiégétique (CI) et les points de vue médiatisés (PDVM) jouent un rôle important dans American Beauty : c’est un exemple par excellence de réflexivité cinématographique.

Dans les deux cas, le problème du « réflexe de la réflexivité » évoqué au précédent chapitre est double : d’abord, il se pose comme un a priori (comme il y a présence de film dans le film, la réflexivité est un des meilleurs outils pour comprendre le film) ; ensuite, il pousse à conclure que le film ne correspond pas au classicisme (la réflexivité, en raison de ses liens théoriques avec la distanciation moderniste ou le mélange des styles postmoderniste, est considérée comme antinomique au classicisme). Évidemment, ces deux problèmes découlent plus d’une compréhension limitée des différents concepts à l’œuvre (réflexivité, distanciation, classicisme, modernisme, postmodernisme) que de ces concepts en tant que tels53. Il n’est pas question ici de contester le « champ de la réflexivité » qui est riche, fertile et important pour les études cinématographiques, ni même les autres concepts associés, mais de ne pas

53 Évidemment, nous rappelons ici que les études plus développées du « champ de la réflexivité » ne font pas

cette association de facto. Comme nous le disions au chapitre précédent, Limoges distingue par exemple « réflexivité au sens faible », qui préserve le classicisme, et « réflexivité au sens fort », qui relève du modernisme.

commencer cette analyse par un a priori sur ces différents concepts. Autrement dit, on peut certes faire une analyse pertinente du CI dans American Beauty (AB) liée à la réflexivité et même établir une relation non contradictoire entre classicisme et réflexivité, mais rien ne devrait nous obliger à placer ce concept comme point de départ de notre analyse.

Le problème du CI dans AB et de son lien au classicisme dépasse la simple question du style, car au-delà de sa forme, AB est un film qui a fait réagir un certain nombre de critiques en raison de ses thèmes et de la façon dont ils sont traités. Patrick J. Denee, par exemple, y voit un exemple de la fin du cinéma d’évasion puisque :

The film finally does not pose any potential remedies for the atomic life of the nuclear American family, seemingly trapped in the place to which so many, for so long, sought escape. [T]here is no evidence of an extended family in American Beauty, no network of familial bonds or friendships built over time in an intimate and stable community (2010: p. 103)

Les thèmes de l’éclatement familial, de la désillusion et de l’individualité sont bel et bien importants dans le film, et chacun des personnages doit y faire face, ce qui, pour Denee du moins, permet d’y relever des symptômes sociologiques. Quant au lien avec le CI, Kim Goudreau y voit même un exemple condamnable de l’emprise de la culture technologique dans notre société :

[W]e are so subsumed by the visual image that we are coming to be in the position of a videographer [comme celui présent dans AB] of our own lives, with our eyes functioning as the camera’s lens. This process transforms the psyche of the voyeur into a character who remains aloof from the subjects within the field of vision except in the aesthetic sense. We are drawn to what is pleasurable or interesting to the eye. (2006 : p. 29)

Si cette condamnation est extrême, l’association entre les thèmes de la famille et de la vidéo est peut-être mieux rendue par Marcel O’Gorman, qui a rédigé deux analyses similaires sur la place des médias et des technologies dans AB (2003 et 2004). Son approche théorique, qu’il surnomme « Necromedia », consiste à mettre l’accent sur les liens entre la mort et les

médias, notamment dans les représentations hollywoodiennes de certaines technologies médiatiques. L’auteur utilise ces représentations en exemple pour justifier l’éclatement symbolique de la famille américaine traditionnelle et de ses valeurs54 :

How […] does a movie about an average American family betray the presence of technological devices that unassumingly facilitate that family’s destruction? While the film American Beauty is not about technology per se (and this is what makes it instructive), it seems clear that each of the main characters meets his or her demise at the hands of communications technology. In short, the characters are unwittingly “busted” by technologies that disclose and/or undermine their attempts to transgress the traditional moral economy of the American nuclear family. (2004 : p. 36)

Sur la base de différents concepts influencés par Foucault, McLuhan et Virilio, O’Gorman traite alors de médias diégétisés en tant que « symptômes » sociologiques plus larges. Le but de cette analyse est moins de contester le point de vue de l’auteur que de souligner le rôle particulier qu’il donne au caméscope dans sa réflexion. Dans un premier temps, il souligne que :

The most insidious technology of betrayal in this film, the video camera, plays a much more prominent role, and is linked more obviously to the destruction of domestic space and of the main character, Lester Burnham. […] What makes the video camera more insidious than the other communication devices in the film is that it is first and foremost a recording device. (2003 : p. 158-159)55

Il est vrai que le caméscope dans AB occupe une place charnière dans la mort de Lester Burnham, le protagoniste principal du film. Cette mort, annoncée au départ par Lester lui- même en voix-off, est entre autres provoquée par une vidéo tournée à son insu par Ricky Fitts, son voisin, et découverte par le père de Ricky, Frank Fitts. Ce dernier interprète la vidéo de manière erronée comme un acte homosexuel, ce qui le pousse en partie à assassiner Lester. L’enregistrement vidéographique a bel et bien un potentiel mortel. Toutefois, est-ce suffisant

54 Patrick J. Deneen analyse American Beauty par rapport à l’éclatement des liens familiaux aussi. 55 L’emphase sur le rôle de la vidéo dans l’article de SubStance (O’Gorman, 2004) est comparable.

pour considérer le caméscope comme un engin de destruction de l’espace domestique traditionnel, venant renforcer la société disciplinaire foucaldienne ? O’Gorman propose une ouverture :

American Beauty registers the death of the nuclear family, a death that coincides with the explosive development of consumer electronics and the birth of digital video. But the film also marks an important moment of transition and resistance in the history of cinema: the slow evolution in Hollywood from film to video. Ricky’s use of digital video to resist domestic discipline might be read as an analogy to the use of digital video to resist the traditional, disciplinary constraints of Hollywood filmmaking. Films such as The Blair Witch Project and Memento demonstrate that our obsession with surveillance has changed not only the rules of engagement of the Pentagon, but of Hollywood as well. (2004 : p. 49)

Un film comme Blair Witch Project peut paraître comme une œuvre de « résistance » face à Hollywood, du moins dans le sens où il s’agit d’un produit typique de l’industrie indépendante (américaine). Nous y reviendrons dans les chapitres 4 et 5 lorsque nous traiterons du « film en point de vue médiatisé » et du « found footage populaire ». La question est plutôt de comprendre l’usage du caméscope dans AB qui, pour O’Gorman, a une double fonction contradictoire : objet de contrôle, de destruction et de mort, et objet de résistance et d’émancipation. Une contradiction, ou un simple paradoxe, apparaît ici dans la mesure où AB est présenté comme étant à la fois un produit hollywoodien typique dont il faut dénoncer l’idéologie sous-jacente et un objet qui propose une ouverture à la résistance « contre » un système établi qu’il faut critiquer.

AB a marqué l’imaginaire à cet effet. Comme le souligne O’Gorman, ce film arrive à un moment charnière où les caméscopes numériques deviennent de plus en plus populaires. Mais peut-on vraiment affirmer que ceux-ci ont représenté (et représentent encore) un objet de résistance ou une « menace » pour Hollywood et la culture commerciale populaire en général, comme le suggère O’Gorman ? En un sens, O’Gorman rejoint Boeck et Law en soutenant que

le caméscope offre quelque chose qui s’oppose au classicisme hollywoodien traditionnel. En fait, dans tous les cas évoqués, le caméscope est vu comme une menace à un ordre établi, que ce soit le style classique (Boeck et Law), la famille nucléaire (O’Gorman) ou la vision de l’homme (Goudreau). La différence est que les deux premiers le font sur le terrain du style, alors que les autres traitent de son aspect thématique, idéologique et sociologique.

Or, à l’inverse de Boeck, de Law et d’O’Gorman, on peut dire en s’appuyant sur les outils du néoformalisme que l’utilisation du CI dans AB ne contredit pas la forme classique hollywoodienne, mais qu’il la renforce56. Plus globalement, le cinéma hollywoodien accepte la nouveauté, tout comme l’expérimentation, du moment que celle-ci s’insère dans les normes du classicisme. Ce système peut être considéré comme un régime esthétique qui favorise la clarté et la cohérence. Pour ce, il présente des récits reposant sur des personnages ayant des objectifs à accomplir. Ces personnages évoluent dans une structure contenant des retournements de situation importants qui les font progresser dans leurs objectifs. À travers cela, les procédés de style tendent à être motivés par la composition narrative (voir Bordwell, 1985, 2006, 2007a ; Bordwell et al, 1985 ; Thompson, 1998, 1999). Dans ce cadre, les nouvelles technologies, les procédés « réflexifs » et le mélange des styles ne sont pas exclus. Mais pour les utiliser, les cinéastes vont les intégrer par des stratégies simples et reconnaissables ou « évidentes », de sorte que les procédés puissent être assimilés par le plus grand nombre de spectateurs. Bien sûr, plusieurs variantes et exceptions sont possibles mais dans l’ensemble, le film classique hollywoodien demeure un objet clos et correspond à ce que Barthes avait identifié en littérature comme le degré zéro de l’écriture (voir 1953). Dans ce cadre, le film classique est

56 On peut aussi ajouter que l’étude des discours critiques et universitaires sur American Beauty nous a permis de

répondre à un autre problème poétique historique déjà énoncé au chapitre 1, soit « the study of the conventions of film criticism itself » (Bordwell, 1989b, p. 385).

un objet qui va chercher à contenir et à contrôler la défamiliarisation plutôt qu’à la mettre à l’avant-plan.

Documents relatifs