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PÉDAGOGIE : DE LA FIGURE AU MOUVEMENT

5. Pas de « théorie pratique » sans doctrine

Les mouvements pédagogiques servent à travers leur « théorie pratique » un projet éducatif assumé et qui, le plus souvent, perdure. Ils sont donc plus ou moins sollicités ou appuyés suivant les périodes, suivant le pouvoir en place, par les politiques éducatives, les institutions de l’état… Suivant aussi leur volonté d’être le plus éloigné de l’État ou pas !

Les « théories pratiques » qu’ils proposent sont ainsi plus ou moins reprises par les politiques scolaires. Plus ou moins partiellement aussi. Les savoirs d’un mouvement pédagogique se retrouvent ainsi sur le terrain scolaire sous des formes diverses :

- Savoirs retransmis par l’engagement militant dans le mouvement de certains ; enseignants, qui vont participer au maintien ou à l’évolution de la « théorie pratique » ;

- Savoirs retransmis à travers les formations du mouvement ;

- Savoirs décontextualisés de la théorie pratique : conseil de classe, texte libre, etc.

- Doctrine enseignée.

Ce dernier mot fait toujours peur… Pourtant, en reprenant les analyses de Michel Fabre, nous avons vu que la pédagogie se décline aujourd’hui en trois sens, dont l’un n’exclut pas le mot doctrine :

- Il peut s’agir d’une réflexion singulière sur l’action éducative en vue de l’améliorer, ce que Durkheim nommait déjà «théorie pratique».

- Il peut s’agir d’une doctrine (par exemple les pédagogies Freinet, coopérative ou institutionnelle). Cette doctrine émane de la démarche précédente qui s’est systématisée.

- Par extension, il peut s’agir aussi dans le langage courant de l’art d’éduquer ou d’enseigner (on dit par exemple : c’est un bon pédagogue).

Une « théorie pratique » stabilisée peut ainsi devenir doctrine. Soit être présentée, enseignée comme un ensemble systématique de conceptions d'ordre théorique et pratique. Les Mouvements pédagogiques sont-ils plus enclins qu’un pédagogue solitaire à transformer les résultats d’une « théorie pratique » en doctrine ? Très certainement lorsqu’ils se regroupent autour d’un pédagogue leader et qu’ils tentent de reprendre les éléments d’une théorie pratique qu’ils n’ont pas élaborée pour la transmettre à d’autres. Très certainement aussi, quand ils constatent les résultats positifs de leur pédagogie et ont envie de les transmettre. Les pédagogues, dans les Mouvements, n’aiment pas voir qualifiée leur pédagogie de doctrine. À tort.

Daniel Hameline rappelle qu’il y a légitimement à prescrire et à juger ce qu’il est mieux de faire quand on éduque. «Pas de pédagogie sans doctrine ou tout au moins sans « théorie pratique». Se confectionner une doctrine n’est pas contracter une maladie honteuse » (1998 p.

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Ce qui n’est pas légitime en revanche c’est d’imposer sa propre doctrine aux autres. Devenir doctrinaire. Les mouvements pédagogiques, comme tout pédagogue, courent ainsi toujours le risque de devenir doctrinaires puisque leur fonction est de produire de la doctrine. Hier, ils ont pu l’être souvent. Et peuvent toujours l’être. Ou le devenir. La bascule dans le doctrinaire est opérée quand la présentation du « Comment faire au mieux ? » se transforme en « Comment faire ». Et « Comment tous faire ». Quand la doctrine se présente comme « indiscutable ».

Voire, et c’est le pire, comme scientifiquement prouvée.

Les Mouvements pédagogiques français que j’ai rencontrés (GFEN, ICEM, CRAP) ont appris, après les excès des grandes idéologies mondiales, à identifier les risques de l’endoctrinement et à désapprouver dans leurs propres discours les manœuvres pouvant leur faire prendre ce chemin. C’est pourquoi Hameline prévenait, il y a dix ans déjà, qu’éducateurs et formateurs devaient aujourd’hui identifier non pas le risque de trop de doctrine, mais le risque inverse : celui de la carence doctrinale.

Arrêtons-nous sur les causes plus structurelles de ce risque inverse. Nous y reviendrons dans les chapitres suivants, mais pointons déjà qu’il s’est passé quelque chose de très difficle pour la recherche pédagogique dans la période suivant Mai 68. Plus spécifiquement avec la création officielle en France des sciences de l’Éducation et le développement de celles-ci. Cette institutionnalisation des Sciences de l’éducation a eu tendance, en France en tous les cas, a laisser dans la marge la recherche des pédagogues et des Mouvements pédagogiques. Et dans le même temps bien sûr, d’y placer aussi leurs doctrines. Osons alors cette question pour tenter de comprendre l’origine de ce risque qui est le nôtre aujourd’hui, selon Hameline, d’une

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certaine carence doctrinale : L’avénement des sciences de l’Éducation n’a-t-il pas entraîné un changement de conception de la doctrine en éducation ? N’est-elle pas depuis devenue plus tare que vertu dans le monde de la recherche en éducation ? Voire dans l’éducation tout court ? On a assisté à une certaine ambiguité des mouvements pédagogiques nés dans le Mouvement de l’ Éducation nouvelle dans leurs manière d’accueillir la naissance des sciences de l’Éducation. Il y eut par certains d’entre eux un certain rejet. De l’amertume. Des sentiments disant l’incompréhension face aux désintérêts des sciences de l’ Éducation pour les « théories pratiques » existantes et en développement. Pour les doctrines en jeux justement. Il a pu s’ensuivre une attention excessive de la part des Mouvements pédagogiques et des pédagogues en général à la critique des scientifiques de l’Éducation envers le « trop de doctrine » jugé comme encombrant la recherche pédagogique. Cette critique n’a-t-elle pas pu entraîner ce manque actuel de doctrines éducatives pointé par Hameline. La peur légitime des scientifiques de produire une doctrine a pu affaiblir la légitimité de la recherche des pédagogues et des Mouvements pédagogiques d’en produire une. Affaiblissement se répercutant dans tous les Mouvements se réclamant de l’Éducation nouvelle, de l’École Active ou élaborant des pédagogies actives ou d’éducation populaire après les années 70.

Les choses sont évidemment plus complexes que cette manière de poser le problème de la doctrine en éducation. Mais retenons pour l’heure, que de l’intérieur des Mouvements pédagogiques, pour ceux qui travaillaient à des élaborations de « théories pratiques » de qualité ou venaient en profiter pour se former, l’avénement des sciences de l’éducation a été parfois difficilement vécu. Peut-être parce que les différences entre recherches sicentifiques et pédagogiques n’ont pas été problématisées. Et tout particulièrement celles touchant à la question de la doctrine en éducation. Les analyses ont alors été parfois amères. Montrant l’incompréhension. Et la tendance alors à se replier chacun chez soi sur ses acquis.

Pendant longtemps la rénovation pédagogique à l'intérieur de l'école ne se trouvait que dans les mouvements pédagogiques. Il y avait nécessité pour tous ceux qui voulaient changer leurs pratiques de se retrouver dans ces îlots. L'après-soixante-huit aurait dû être la grande période des mouvements pédagogiques. Les slogans de la rue correspondaient globalement à ce qu'ils défendaient depuis des décennies. Les auteurs, penseurs de 1’époque enfonçaient des portes qu'ils avaient déjà ouvertes. Une bonne partie de leurs idées ou de leurs pratiques était officiellement reprise, codifiées en long et en large par l'Institution, même si au passage elles étaient quelque peu dénaturées. Leurs militants pouvaient faire la classe à leur manière en étant "couverts" par des textes. Ce ne fut pas le cas. Ils connurent même un déclin sérieux. Pourtant leurs congrès du début des années 70 faisaient le plein (1500 personnes au congrès ICEM d'Aix en Provence en 1972). Mais c'est un peu à partir de cette époque que, s'arc-boutant sur un passé d'une richesse inouïe, les uns et les autres cessaient d'aller de l'avant et devenaient d'un conservatisme plutôt frileux. Cette frilosité était aussi accentuée par une certaine reconnaissance de l'Institution : Ils obtenaient des "mises à disposition" qui nécessitaient une relative collaboration et certains comme les CEMEA (Centres d'Entraînements aux Méthodes d'Éducation Actives) devenaient d'énormes machines de formation officielle, plus prestataires de services que mouvements pédagogiques. Dans l'ensemble, ils devenaient des Institutions avec tous les défauts qu'ils dénonçaient avant. La reconnaissance d'une partie de leurs idées dans les années 70 a donc plutôt provoqué un réflexe de fermeture, de "chapelle" d'autant moins justifié que leurs pratiques pouvaient être moins clandestines, ouvertes à un plus grand nombre. Les "innovateurs "ont eu tendance à partir ou à se retrouver ailleurs.

Bernard Collot revue Marelle, n°14, Mai 1998

Ce texte parle d’un passé d’une richesse inouïe… D’innovateurs ayant tendance à partir…

Ou à se retrouver ailleurs.

Les pédagogues et mouvements pédagogiques ont mis un certain temps à se remettre à croire à la spécificité de leur recherche. A ne pas rechercher à ressembler à la recherche scientifique. A oser avoir une doctrine les guidant dans leur action et faisant partie intégrante de leur théorie pratique.

Ce n’est toujours pas vraiment clair à l’intérieur des Mouvements pédagogiques eux-mêmes.

Les uns déclarant leur recherche être scientifique, les autres la qualifiant autre.

Conclure : Les mouvements pédagogiques ne font pas tous de la recherche en éducation

Pour conclure ce chapitre ayant pour but de vérifier si les Mouvements pédagogiques peuvent être considérés comme lieux de recherche pédagogique, demeurons attentifs à ce qui se présente aujourd’hui sous cette étiquette. Car si certains mouvements pédagogiques font de la recherche et sont reconnus dans cette fonction, d’autres occupent d’autres fonctions, et jouent un autre rôle.

Les genres entre différents regroupements de mouvements et d’associations, dont ceux qui utilisent les savoirs de la pédagogie pour en faire des produits marchands, viennent aussi brouiller les cartes. Les choses ne sont pas visibles du premier coup d’œil bien souvent. Les acteurs de la recherche pédagogique font souvent de la formation pour transmettre les savoirs de leurs « théories pratiques ». Mais comme cette recherche souffre d’un manque d’aide financière de l’État, ils offrent aussi des formations pour subsister. Il est parfois bien difficile de se retrouver dans ce labyrinthe.

Prenons quelques exemples :

Le GFEN est bien dans une logique de recherche en éducation. Il élabore une « théorie pratique ».

L’ICEM a une « théorie pratique » bien établie et qui continue à évoluer.

Certains mouvements pédagogiques s’installent plutôt dans le soutien à une cause sociale.

La Ligue de l’enseignement s’inscrit dans ce cadre par exemple. Elle soutient tout ce qui peut favoriser une école du peuple. Mais n’est pas en train d’élaborer une « théorie pratique ». En revanche, elle est un lieu de formation qui fait intervenir des pédagogues.

Relevons aussi que certaines pédagogies ne sont plus portées par un mouvement pédagogique. Elles réclament des praticiens réflexifs, mais qui ne sont pas dans l’élaboration continue d’une « théorie pratique ». La doctrine stabilisée est alors suivie. C’est le cas de certaines écoles rattachées à la pédagogie d’une Figure : pédagogie Montessori, pédagogie Decroly, pédagogie Cousinet, pédagogie Freinet (pour ceux qui ne font pas partie de l’ICEM).

Et puis n’oublions pas que les Mouvements pédagogiques se font et se défont. Il y a parmi eux de nombreuses scissions. Il y a aussi des changements d’orientations : certains pouvant basculer dans la formation et se mettre au service d’une doctrine plus que d’une recherche à poursuivre. Un exemple montrera combien les choses sont parfois complexes. Ainsi quand une association est fondée à partir d’un courant pédagogique plus que d’une « théorie pratique ».

L’aventure est riche mais semée d’embûches dès qu’il faut faire référence à plusieurs pédagogies. L’Association nationale pour le développement de l’éducation nouvelle (ANEN), qui regroupe des écoles privées, en est un exemple.

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L'ANEN a été créée en 1970 par l’école de la Source à Meudon et une dizaine d'autres écoles. L'objectif est ici l'organisation des échanges entre écoles et la création d’un centre de formation destiné à fournir aux écoles nouvelles des enseignants formés dans cet esprit. Elle regroupe aujourd’hui des écoles se réclamant de l’ Éducation nouvelle, et adhérant à sa charte.

L'association s'est également donné pour mission de rééditer certains textes de pédagogues devenus introuvables. Les premières écoles de l'association, acceptées avec leurs particularités et leurs références pédagogiques propres liées à leur histoire, ont été influencées par la pédagogie de Roger Cousinet, fondateur de La Source. Mais on retrouve aussi dans cette association des écoles dont l’histoire remonte à d’autres pédagogues et à d’autres sources de ce courant d’Éducation nouvelle cherchant à être maintenu. Ainsi l’histoire de l’École nouvelle d’Antony. Elle est liée, depuis sa naissance, au Centre de recherches en pédagogie active créé en 1961 par un groupe de parents de l'école expérimentale du Père Castor, fondée en 1948 par Paul Faucher. Mais qui est Paul Faucher ? Le fondateur en 1927 de la section française du bureau international d’éducation à Genève ! Qui avait participé cette même année au congrès de la Ligue internationale pour l’éducation nouvelle où il fit la connaissance du pédagogue tchèque Frantisek Baulé… qui… etc…Cette école —qui se présente aujourd’hui comme une école expérimentale française créée en 1961 et annonce que sa pédagogie s'appuie sur les apports des méthodes actives, de la pédagogie du projet et de la pédagogie institutionnelle— a ainsi une longue histoire commencée bien avant cette date, avec des pédagogues ayant appartenus au Mouvement d’ Éducation nouvelle dans la première moitié du 20e siècle déjà.

On trouve aussi dans cette association d’écoles non-confessionnelles, des écoles pratiquant la pédagogie Montessori. Alors que d’autres écoles adhèrent simplement au Centre de Formation de l’association, sans s'engager particulièrement dans la recherche d’une Éducation nouvelle. Et en se renseignant, on apprend que L'école de "La Source" qui avait créé l'association en 1989 l’a quittée, pour créer l'Association française des écoles à vocation internationale (AFEVI). Soit un regroupement d'écoles sous contrat d'association avec des effectifs importants (500 enseignants et 6500 élèves) dont le principal objectif, à défaut d'une Charte ou d'un projet pédagogique explicite disponible, semble avoir eu pour but essentiel, la constitution d'un nouveau centre de formation. Les fonds versés par l'Etat à un centre de formation l'étant au prorata des effectifs concernés, l'ANEN a vu, avec ce départ, ses ressources brusquement réduites, à hauteur de ses effectifs diminués. Elle a choisi alors de concentrer, pendant plusieurs mois, ses efforts sur la réécriture de sa Charte. Qui n’est pas basée sur l’élaboration d’« une théorie pratique » s’élaborant. Mais un désir de maintien des apports l’Éducation nouvelle. Apports qui risquent toujours de se figer si ils ne continuent pas à être travaillés dans le cadre d’une recherche pédagogique se poursuivant.

L’ANEN explique alors sur son site sa participation aux Rencontres du Lien International d’

Éducation Nouvelle (LIEN) comme une démarche d’ouverture de l’association sur les mouvements d’ Éducation Nouvelle actuels, tant français qu’internationaux.

Cet exemple montre combien entre les nouveaux mouvements pédagogiques qui surgissent aujourd’hui, il est utile de clarifier si ceux-ci élaborent une « théorie pratique » singulière ou pas pour savoir si ils peuvent être légitimement qualifés de groupe de recherche pédagogique ou pas. Les deux sont évidemment possibles. ll est également nécessaire de différencier les réseaux (comme le LIEN), les centres de formation en pédagogie et les groupes de pression (défense de…), des groupes de recherche que sont certains mouvements pédagogique. Certains pouvant développer bien entendu une recherche pédagogique tout en ayant des membres travaillant aussi dans des équipes de recherches scientifiques.

CHAPITRE 6

LE GFEN, UN MOUVEMENT DANS LE MOUVEMENT DE