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QU’EST-CE QUE LA PÉDAGOGIE ?

1. Débrouiller l’embrouillé

Il y a cent ans, la pédagogie était pourtant en passe de devenir «La» science de l'éducation…

À qui incombe le brouillage actuel du terme « pédagogie » ?, me suis-je alors demandé dans un premier temps. J’avais répondu à cette question en 2002, en ces termes : le brouillage a été provoqué par l'histoire, l'évolution de l'école et des connaissances scientifiques. Il émane aussi de raisons politiques, d’événements conjoncturels, mais il est aussi dû à des hasards. L'objet lui-même comporte, de plus, toujours un risque d’éclatement de sa propre définition. Parce qu’il est souvent un lieu d'élection de la dispute et de la discorde. J’avais conclu qu’il ne s’agissait finalement pas de trouver des responsables à cet état de situation, mais de comprendre ce qui était en jeu dans l’usage de ce terme. Et de pointer l’imprécision du concept

« pédagogie », parce que le flou qui le caractérisait me semblait alors jouer des tours à la pédagogie elle-même.

Devant cette polysémie du terme, je posais aussi la question : « Faut-il tout simplement abandonner ce terme? ». Suivie immédiatement de cette autre : « Mais que deviendrait alors le pédagogue et ses apports spécifiques? ». Je voyais déjà les attaques faites par ceux qui sont décrits comme les anti-pédagogues. Ou qui parlent d’en terminer avec le « pédagogisme » (terme que nous définirons plus loin), un astucieux moyen de ranger aux oubliettes les recherches pédagogiques, de Pestalozzi à Meirieu, en passant par des Montessori, Decroly, Freinet, Neil et tant d'autres… D'enterrer, par la même occasion, les problématiques de recherche des Mouvements pédagogiques actuels. De bâillonner aussi le pédagogue plus isolé et, dans la foulée, le praticien réflexif, l'innovateur, le chercheur en sciences de l'éducation quand ils s'aventurent à faire œuvre de pédagogie. Ma proposition provocatrice fut alors de renoncer à nous passer du terme même : « Nous ne pouvons être à ce point iconoclastes », concluais-je cependant en 2002.

Poser le problème de la pédagogie a alors occupé à partir de là, une part importante de mon temps de recherche consacré à cette thèse. Et, heureusement, d’autres chercheurs s’y sont mis ou remis aussi ! Le terme flotte ainsi un peu moins qu’il y a 10 ans. Et je vais montrer, ci-après, que le problème du statut de la pédagogie, s’il n’est pas résolu, commence à être mieux posé.

Comme le disait Hameline en 1998 (p. 227) : « Il est impossible de ressaisir ce que le terme de pédagogie peut apporter encore à la pensée et à la pratique de l'éducation sans situer le mot et la chose dans une histoire et d'en tirer quelque enseignement ». Cette proposition de méthode d’approche du concept me paraît toujours pertinente. C’est le chemin que je propose ci-dessous. Je l’ai fait en m’appuyant dans un premier temps sur les recherches des spécialistes de la pédagogie, de son histoire, de ses propos, de ses idées : Daniel Hameline, Mireille Cifali, Michel Fabre, Jean Houssaye, Michel Soëtard, Philippe Meirieu, Clermont Gauthier et Maurice Tardif. J’ai complété ensuite ma recherche en prenant connaissance des travaux en histoire de

l’éducation. Et plus spécifiquement à partir des travaux de l’équipe de recherche en histoire des sciences de l’éducation (ERHISE), dirigée par Rita Hofstetter et Bernard Schneuwly.12

1.1 Retour aux sources

Du côté de l'étymologie, nous savons qu'en grec, paido signifie enfant, que paideia peut se traduire par éducation et culture. Paidagogia étant la science de l'éducation. Quant au pédagôgos, Diderot (1772) précisait en ces termes la fonction du pédagogue : « Les Grecs et les Latins appelaient pédagogues, les esclaves à qui ils donnaient le soin de leurs enfants pour les conduire partout, les garder et les ramener à la maison ». Ce retour aux sources nous rappelle que le pédagogue, à son origine, conduit l'enfant d'un lieu à un autre pour être éduqué. Puis le conduit, adolescent, à la skholé (l'école), qui signifie en grec loisir. Mais, comme le précise Michel Fabre (2001), loisir n'est pas à entendre ici comme désœuvrement ou divertissement mais comme effort de pensée. Les théoriciens grecs de l'éducation font des écoles qu'ils bâtissent un lieu qui doit préparer cette « vie de loisir-là ». Dans la Grèce antique, le pédagogue est ainsi au service du jeune Grec dont il organise une formation de haut niveau.

Meirieu rappelle que le pédagogue conduit l’enfant chez le précepteur, qu’il apparaît comme un

« passeur », qu’il statue sur la place et les méthodes des différents apprentissages. Et qu’à travers son action analysée, c’est bien le « type d’homme que l’on veut former qui se dessine » (200713).

Relevons qu'à cette époque, l'être à éduquer est une personne déplacée, qui, sous la conduite du pédagogue, passe d'un (mi) lieu à un autre. « Simple jeu d'image ? » demande Daniel Hameline (1998, p.1). « Peut-être plus », répond-il. Et, en suivant Jacques Derrida dans sa théorie de la métaphore, il précise que « morte comme image, cette métaphore du déplacement recèle peut-être la structure imaginaire sur laquelle s'édifie la pensée occidentale de l'éducation ». Cette idée de déplacement, de conduite d'un mouvement, nous empêche, peut-être, d'appréhender et de concevoir autrement les choses. Hameline nous rappelle que certaines langues africaines n'ont pas l'équivalent du terme pédagogie. Et ajoute : « Nous voici alertés sur

12 ERHISE « s'attache à l'étude du processus de disciplinarisation des sciences de l’éducation aux 19e et 20e siècles. Cette équipe analyse plus particulièrement leurs progressives inscriptions institutionnelles et universitaires, leurs réseaux de communication et leurs productions scientifiques, les controverses qui accompagnent leurs disciplinarisation; la manière dont le champ disciplinaire interagit à la fois avec les champs professionnels de référence et avec les autres disciplines qui traitent elles aussi des phénomènes éducatifs ; l'évolution des frontières disciplinaires et le processus de différenciation externe et interne à l'œuvre dans le déploiement des sciences de l'éducation. Cette équipe s'inscrit dans le sillage des récents travaux d'histoire et de sociologie des sciences postulant la nécessité de contextualiser l'histoire dite interne des productions intellectuelles et du fonctionnement d’un champ disciplinaire, pour comprendre comment les pratiques scientifiques s’articulent sur des pratiques sociales et professionnelles, tout en transformant ces dernières par les avancées cognitives quelles permettent. Le travail sur la disciplinarisation d’un champ de « constitution » pluridisciplinaire comme les sciences de l’éducation offre un apport original à l’étude des relations que les différentes sciences sociales entretiennent entre elles et à l’analyse du processus de différenciation à l’œuvre au sein de toute discipline.

Centrée dans un premier temps sur l'exemple genevois, l’équipe analyse également quelques mises en perspectives nationales (Universités de Bâle, Berne, Lausanne, Zurich) et internationales (Allemagne, Belgique, Etats-Unis, France, Grande-Bretagne, Italie, Brésil, Portugal, Finlande, Espagne…). Les contacts scientifiques de cette équipe avec plusieurs chercheurs et équipes ont déjà permis la réalisation de plusieurs symposia, congrès, ouvrages collectifs.

Membres de l’équipe : Rita Hofstetter et Bernard Schneuwly (responsables); Sabine Campana, Marco Cicchini, Lucien Criblez, Valérie Lussi, Danièle Périsset Bagnoud et Martina Späni.

Mots-clés : processus de disciplinarisation, sciences de l'éducation, histoire des universités, mises en perspectives comparatives, histoire et sociologie des sciences sociales, pluridisciplinarité, différenciations internes et externes, professions éducatives.

Informations : Site de l’équipe : http://www.unige.ch/fapse/recherche/groupes/groupe-ehrise.html 13 Voir site de Philippe Meirieu. Cours de pédagogie.

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notre lieu commun, étonnés peut-être qu'il ne dise pas l'universel autant que nous l'imaginions ».

Nous voici avertis. Mais ce cadre —ou cet enfermement de la pensée occidentale— a néanmoins un possible avantage : nous permettre d'y demeurer pour comprendre les tensions qui habitent le débat actuel sur l'éducation, l'école et la pédagogie dans notre civilisation occidentale. Et d'y découvrir que notre incertitude moderne quant aux finalités de l'éducation n'a rien de bien nouveau. Comme l’ont montré Clermont Gauthier et Maurice Tardif (1996), cette incertitude ressemble comme deux gouttes d'eau à celle qui se trouve à l'origine de notre civilisation occidentale et semble, depuis plus de 2500 ans, installée au cœur de toute son entreprise éducative. Son discours compris.

1.2 La pédagogie aux prises avec les finalités de l’éducation

L'insécurité face aux finalités de l'éducation se laisse percevoir en Grèce cinq à six siècles avant notre ère. Lorsque pour la première fois, une société humaine rompt tant avec l'éducation des sociétés traditionnelles qu'avec celle des sociétés autoritaires et hiérarchiques. L'incertitude quant aux finalités et méthodes éducatives pour les atteindre semble ainsi naître avec l'émergence de la démocratie athénienne. En l’occurrence, avec un système politique qui confronte au pluralisme, fait éclater les vieux modèles, bouleverse la tradition, la religion, l'autorité. Socrate, symbole du début de l'histoire de l'éducation occidentale et premier pédagogue pour certains, déclare alors ne pas savoir pourquoi et comment vivre, penser, agir.

Toute sa méthode, la maïeutique, naît dans cette situation de crise de confiance envers les modèles traditionnels.

Gauthier et Tardif (1996) montrent comment, depuis cette époque, la pensée éducative se heurte régulièrement aux questions des finalités de l’éducation. « Dans quel monde voulons-nous vivre? Quel avenir souhaitons-voulons-nous offrir à nos enfants? Parmi toutes nos connaissances actuelles, quelles sont celles qui sont dignes d'être transmises aux nouvelles générations? ». Ou encore : « Quelles cultures privilégier : culture scientifique, culture technique, culture littéraire, culture artistique, culture populaire? ». Et plus profondément : « Quelles formes de vie individuelles et collectives voulons-nous favoriser à travers l'éducation? ».

Depuis plus de 2500 ans, la pensée sur les finalités éducatives est hésitante. Soit depuis qu'a été amorcée dans la Grèce ancienne, « la lente mais puissante dissolution des modèles traditionnels, religieux et autoritaires qui orientaient la vie humaine dans le monde antique » (Gauthier et Tardif, 1996, p.11).

Pourquoi cet insistant rappel ? Pour montrer que le mot de pédagogue surgit dans cette tourmente : au moment où le sens de la vie, des choses, de la culture n'est plus donné d'avance par un dieu, un destin, un gourou, un ancêtre, une autorité mais qu'il se met à dépendre des hommes, de chacun plus précisément. Aux prises avec la conduite du jeune Grec dans son éducation, le pédagogue le conduit ainsi dans les divers milieux à lui faire rencontrer pour qu'il devienne homme. Un être humain complet contraint à se connaître pour rechercher la vérité.

La prise de conscience de la liberté humaine a ainsi fait émerger en Grèce, la démocratie et, du même coup, la nécessité de réfléchir à de nouveaux modèles éducatifs capables de faire de l'homme un être responsable de sa vie et de la société. Elle a ainsi inventé la pédagogie, cette conduite de l'enfant singulière, l'orientant vers ce qui semble le meilleur pour lui et la société en général. Le pédagogue recherchant sans cesse les moyens de cette éducation toujours perfectibles.

Cette pensée de l’éducation est permanente. De grandes figures apparaissent au cours de l’histoire pour dire ce que l’éducation doit être. « À travers quelles valeurs, quels savoirs et par quelles méthodes élever les enfants ?» est ainsi une question qui traverse le temps. Qui donne lieu à des recherches plus ou moins empiriques, et se traduit par un discours qui répond à la question privée à laquelle se trouve confronté tout éducateur... et à laquelle il doit nécessairement répondre - au moins implicitement - dès qu'il a « un enfant sur les bras ».

(Meirieu, 2007).