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PÉDAGOGIE : DE LA FIGURE AU MOUVEMENT

1. Définition de la pédagogie d’un groupe, d’une équipe

Commençons par rappeler la définition de la « théorie pratique » mise en évidence par Jean Houssaye, que des spécialistes de la pédagogie comme Fabre, Hameline, Soëtard, Meirieu, admettent et que j’ai décidé de prendre comme référence pour définir la pédagogie dans cette recherche : «La pédagogie est l’enveloppement mutuel et dialectique de la théorie et de la pratique éducative par la même personne, sur la même personne». Une définition qui peut nous faire réfléchir longtemps (nous l’avons vu au chapitre 2.1 !) mais qui a le mérite d’insister, rappelons-le sur ce fait : le pédagogue est un praticien–théoricien de l’action éducative. Qui cherche à conjoindre la théorie et la pratique à partir de sa propre action, à obtenir une conjonction de l’une et de l’autre, tâche à la fois indispensable et impossible en totalité. Ce paradoxe représentant la source même de l’invention pédagogique.

Peut-on dire qu’un groupe peut élaborer une telle« théorie pratique » ? Je réponds oui à cette question. En m’appuyant sur Jean Houssaye qui — comme nous l’avons vu— effectue actuellement un tri entre les savoirs produits par la pédagogie et ceux élaborés par d’autres recherches en éducation (savoirs de la philosophie, savoirs scientifiques, penseurs de l’éducation). Coordonnant un ouvrage présentant les pédagogues contemporains (2007), il a placé le Mouvement des Sans-Terre (Brésil) sous l’étiquette pédagogie de demain. Ce mouvement a en effet développé une puissante « théorie pratique ».

J’utilise ainsi ce choix de Jean Houssaye comme une légitimation à penser qu’une pédagogie, en tant que « théorie pratique », peut être élaborée par un groupe. Une recherche s’imposerait pour savoir qui, le plus souvent, est à l’origine d’une pédagogie de groupe. Une seule personne ? Un groupe de personnes ? L’exemple de la pédagogie de l’ICEM peut fait penser que sans Freinet cette pédagogie n’existerait pas. Mais lorsque l’on situe Freinet dans le GFEN – dont il était un de ses membres actifs avant de fonder son propre mouvement – dans sa militance dans la Ligue internationale de l’éducation nouvelle, et que l’on regarde la recherche de l’ICEM en ce début de 21e siècle, il est bien difficile de savoir ce qui revient aujourd’hui aux uns et aux autres dans la « théorie pratique » élaborée collectivement.

L’exemple du Mouvement des Sans–Terre de Houssaye, autorise ainsi non seulement à faire l’hypothèse qu’une « théorie pratique » peut être élaborée par un collectif d’individus, mais encore qu’un mouvement pédagogique peut aussi faire œuvre de pédagogie, soit construire une

« théorie pratique » et par conséquent des savoirs spécifiques. Mon travail confirmera ou pas la

justesse de ce choix méthodologique et en cas d’entrée valable, permettra aussi de comprendre, à travers l’approche de la pédagogie du GFEN, comment s’élabore une « théorie pratique » par un groupe. De plus mouvement pédagogique.

Je fais ainsi l’hypothèse que tout mouvement pédagogique peut élaborer une « théorie pratique ». Avec un fonctionnement, des méthodes, des façons d’opérer le tissage « théorie pratique » qui lui sont propres. Et des procédures subissant certainement des changements suivant la longévité du groupe, les lieux, les époques. Ces précisions données, je propose d’adapter en ces termes, la définition de la pédagogie quand elle est l’œuvre d’un groupe :

- La pédagogie est l’enveloppement mutuel et dialectique de la théorie et de la pratique éducative par le même groupe de personnes, sur le même groupe de personne.

- Le mouvement pédagogique est un groupe de praticiens–théoriciens d’une action éducative commune. Qui cherche à conjoindre théorie et pratique à partir de ses actions. Comme pour le pédagogue, la tâche demeure à la fois indispensable et impossible en totalité.

- Le groupe élabore une « théorie pratique » dans laquelle les acteurs se reconnaissent.

- Le groupe devient une équipe de recherche et d’action qui tente la cohérence entre finalités, savoirs de références et pratiques.

- Les résultats de cette recherche servent l’action du groupe et de chaque acteur impliqué dans l’éducation.

- Quand le groupe est un mouvement pédagogique, celui-ci cherche à diffuser les résultats de sa recherche.

Une équipe pédagogique est ainsi vue comme le pédagogue : sa recherche et sa créativité demeurant à rechercher dans la béance qui sépare sa théorie et sa pratique en fonction des tensions inévitables que le groupe rencontre entre les tâches de domestication et d’émancipation des sujets. La question « comment faire au mieux ? » étant alors celle du groupe. Une question dont les réponses sont apportées par des actions individuelles et collectives travaillées en commun.

2. Les caractéristiques du travail d’un Mouvement pédagogique

Parler du travail d’un groupe ou de celui d’un Mouvement pédagogique comporte des différences, essentiellement sur le plan des intentions, des finalités du développement d’une pédagogie, et bien sûr du mode de travail. Montrons les caractéristiques communes aux mouvements pédagogiques, les différenciant d’un autre groupe s’occupant de pédagogie (ex.

une équipe pédagogique construisant sa propre « théorie pratique »). Je les établis à partir d’une lecture transversale des sites respectifs des dix Mouvements pédagogiques regroupés dans le Comité de liaison des mouvements pédagogiques (CLIMOPE 2007). Dans la présentation que

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ces mouvements se font d’eux-mêmes et à travers leurs textes d’orientation. Je présente ces caractéristiques à l’intérieur des trois pôles que toute pédagogie articule (finalités, savoirs de référence, pratiques).

Pôle des finalités : Un mouvement pédagogique rassemble des personnes qui se donnent pour objectifs et base de travail d’agir pour un projet éducatif commun. Celui-ci est décrit. Le plus souvent, sous la forme d’une charte, accompagnée de textes d’orientation évolutifs, revue au rythme des congrès du groupe, d’une assemblée générale ou autres lieux le permettant. Le groupe milite ouvertement pour ce projet. L’action est sociale. Le groupe travaille pour la recherche en éducation passant par l’amélioration de sa « théorie pratique » qu’il tente de partager, diffuser. La militance du groupe porte sur les finalités de l’école, vue comme devant passer par sa transformation et une (r)évolution de l’acte d’éduquer. Les finalités et les valeurs qui les servent sont décrites, affirmées. Cherchant à être portées dans les actes eux-mêmes, les finalités et valeurs deviennent mobiles et moyens d’agir.

Pôle des savoirs : Un mouvement pédagogique s’inscrit dans l’histoire de la recherche et de la pensée pédagogique. Dès qu’on entre dans les textes d’orientation, des savoirs de référence fondent les choix pragmatiques. Les références sont souvent des pédagogues du patrimoine.

Des savoirs récents provenant des sciences servent les besoins de l’argumentation dans les textes d’orientation.

Pôle des pratiques : Le travail dans un mouvement pédagogique est permanent, militant. Il articule de façon dialectique action, formation et recherche en éducation, pour répondre à son projet. Il explore des domaines divers, en constante évolution. Le travail est installé dans la durée. Les pratiques créées et améliorées sont le plus possible transmises.

Les membres : Ils sont praticiens de l’éducation en général : enseignants, formateurs, animateurs, parents, chercheurs enseignants. Certains appartiennent à des milieux de l’éducation moins directement reliés à l’école : éducateurs, formateurs exerçant en des lieux divers, mais aussi gens du théâtre, du monde de l’écriture, des arts plastiques, de la philosophie.

Et des personnes de partout, de toute profession ou sans profession, mais ayant pris conscience qu’éduquer s’exerce partout et sans cesse (qu’ils sont ainsi autant éducateur qu’éduqué à chaque instant …et qu’il vaut mieux le savoir !) et que chercher est une pratique sociale ouverte à tous.

L’organisation du travail : Le travail est autogéré par ses membres qui l’organise. Chaque mouvement a une organisation propre. Généralement assez structurée. En secteurs, en régions, en groupes de tâches. Il se donne un groupe de pilotage (avec président, comité, bureau ou groupe de coordination) et des délégués pour différentes actions.

Il se donne un groupe de pilotage (avec président, comité, bureau ou groupe de coordination), des délégués pour différentes actions. Il entretient des liens avec des institutions comme le CLIMOPE (Comité de liaison des mouvements pédagogiques), l’INRP, des syndicats, etc.

Les lieux de travail : Les membres d’un mouvement pédagogique sont impliqués dans leur propre lieu professionnel, puisque la pratique de chacun est un des éléments du travail de mouvement (temps de recherche et d’action en éducation). Chaque mouvement a un lieu propre pour son travail collectif.

Ses moyens de diffusion et publicité : Ses travaux de réflexion, de recherche, paraissent dans les revues du mouvement. Parfois dans des revues spécialisées, ou dans des plaquettes sur des secteurs spécifiques d’activité. Il produit aussi des ouvrages ayant comme but la diffusion des savoirs élaborés par sa recherche (théorie-pratique). Il possède souvent un journal de liaison

adressé aux membres qui donne des informations sur la vie du mouvement. Ce journal est diffusé à l’intérieur du CLIMOPE. Et peut être diffusé en tout lieu.

Il publie des ouvrages dans diverses maisons d’édition, dans des collections touchant à la pédagogie, à la didactique, à la formation d’adultes. Certains mouvements ont leurs propres maisons d’éditions (ex. ICEM ou AFL). D’autres préfèrent au contraire diffuser leurs travaux à travers plusieurs maisons d’édition, avec l’espoir de toucher ainsi un public plus large.

Il diffuse ses idées et information sur son site internet qui présente ses publications, et des textes en ligne. Et aujourd’hui certains groupes permettent la commande en ligne. Les mises à jour sont de plus en plus fréquentes, quotidiennes pour certains mouvements. Les sites proposent des informations sur l’actualité éducative, les prises de position officielles du Mouvement, parfois une revue de presse et des chroniques de livres (ex. CRAP). Ils annoncent leurs activités régionales, nationales, internationales.

Relevons que l’utilisation d’internet est en train de changer la vie des Mouvements pédagogiques.

Ses moyens de vie : Ils dépendent des pays. Des régions. Des époques. Des gouvernements.

Et bien sûr de la reconnaissance sociale de ces derniers comme ressources ou pas sur le plan de la recherche et de la formation.

En France, les mouvements du CLIMOPE, mouvements de recherche et de formation en éducation, agrés par les ministères de la jeunesse et des sports et de l'éducation nationale sont soutenus, au prorata de leurs membres, par le gouvernement français, à travers des mises à disposition de personnel (ex. le GFEN bénéficiait de la mise à disposition d’un enseignant à plein temps en 2006, de deux en 2007). Mais la plus grande partie des besoins financiers d’un mouvement est assumée par les cotisations de ses membres mais, surtout, par son travail de formation assuré bénévolement par les membres pour le Mouvement. Ceux-ci travaillent beaucoup, mais le manque d’argent est constant : les formations payantes sont souvent réalisées par des personnes à la retraite, parce que tout simplement disponibles. La question financière est un problème permanent. Les locaux sont loués dans des lieux associatifs. Parfois prêtés.

Un mouvement pédagogique se présente comme creuset d’idées pédagogiques et d’élaboration de pratique, d’outils, de moyens éducatifs (savoirs émanant de sa propre recherche).

Il organise des (co)formations (stages, université d’été, journée d’étude, rencontres) et des rencontres de divers types : forum, congrès, colloque, symposium, atelier.

Chaque mouvement pédagogique représente un potentiel collectif de chercheurs-formateurs, prêts à intervenir dans les lieux de recherche et de formation institutionnels (en France par ex : IUFM, Sciences de l’éducation, équipe pédagogique, école, classes) ou tout autres lieux sociaux (animations culturelles, prisons, rencontres privées ou publiques).

Il réagit officiellement aux décisions politiques qui touchent à l’éducation. De ce fait, il représente une force sociale. Ce qui le conduit à être appelé à intervenir dans des lieux d’action politique pour donner son avis (dans des syndicats, des partis politiques, autres lieux militants), ou à participer à des débats.

Chaque mouvement pédagogique se présente aussi comme lieu de vie professionnelle ouvert. Où l’on vient mettre en toute confiance ses expériences, ses réflexions, ses productions, sous le regard d’amis critiques mettant en œuvre la coopération entre adultes, tant dans l’action que dans la théorisation des pratiques.

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Il investit aussi à l’étranger sur demande de formation le plus souvent. Où se crée parfois, à la suite de la formation, un nouveau groupe du Mouvement. Ainsi naissent parfois des mouvements de mouvements. Par exemple, l’ICEM (pédagogie Freinet) est affilié à la FIMEM (Fédération Internationale des Mouvements d’École Moderne) qui regroupe les mouvements Freinet d’une quarantaine de pays. Il entretient des relations privilégiées avec plusieurs d’entre eux en Europe, Afrique et Amérique latine (coformation, coéditions, correspondance scolaire internationale…). Autre exemple : Le Lien International de l’ Éducation Nouvelle qui s’est créé en 2001 pour mettre en réseau, sur le plan international, les Groupes d’Éducation nouvelle.

L’idée, dans ce type de réseau, est de pouvoir échanger sur les « théories pratiques » développées et se développant à l’intérieur de chaque Mouvement. De travailler ensemble pour promouvoir l’Éducation nouvelle. De faire des actions communes (organisation de rencontres internationales).