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LE GFEN, UN MOUVEMENT DANS LE MOUVEMENT DE L’ÉDUCATION NOUVELLE

2. Dans les interstices

Ce cheminement, à travers l’histoire du GFEN contextualisant la naissance de la DASC m’a fait rencontrer, des ouvrages, des documents. Des vies d’hommes, de femmes, d’enfants. Des vies de militants. Il m’a fait aussi redécouvrir cette période de l’Éducation nouvelle que j’avais qualifiée d’enthousiasmante quand je l’avais perçue lors de mon mémoire de licence à travers Ferrière, Freinet, et les autres. Le GFEN rencontré à travers ce nouveau temps de recherche déplaçait ma perception de cette « aventure éducative » que fut le Mouvement d’Éducation nouvelle..

Au fur et à mesure de ma remontée vers ses origines, je comprenais mieux la nécessité de l’enthousiasme de Ferrière pour supporter l’arrière-fond de l’Éducation nouvelle. Je percevais désormais son enthousiasme à la fois comme nécessaire et comme cache-misère d’une époque.

Ma lecture de Ferrière avait masqué, lors de ma première rencontre avec l’Éducation nouvelle, les causes partagées de ce besoin d’espoir, les mobiles semblables de cette Ligue internationale, les dénominateurs communs de « ce que chacun voulait éviter », bref, ce qui avait pu provoquer un tel élan, un tel désir commun d’une autre éducation. Ce désir trop «commun» pour paraître aujourd’hui honnête…

Mes pierres récoltées dans la trace du GFEN me faisaient composer un nouvel arrière-fond à ma mosaïque. Plus sombre. Mais avec une lumière espérée plus forte encore. Je découvrais ce que je pensais être le noyau dur de ce désir d’une éducation nouvelle : une ressemblance commune plus primaire. L’angoisse devant la montée des fascismes ; la peur des guerres ; le souvenir des fraternités de tranchées ; l’égalité dans la crainte des pertes des pères, des maris, des frères, des amours, des amitiés ; la connaissance partagée de la disparition des complicités ; la nécessité des silences ; la brume des résistances. Resitués dans ce noir-là, les désirs communs d’une éducation nouvelle comme outil de pacification entre les hommes n’apparaissent plus comme intrigants, surnaturels. Provenant de publicistes de la psychologie ou autres sciences, d’utopistes naïfs, de pédagogues doux rêveurs ou de dangereux utopistes. Le désir d’éduquer autrement m’apparaissait beaucoup plus prosaïque : éduquer autrement, pour sortir de la galère. Dire son espoir très fort, trop fort, prenait aussi un autre sens : éduquer autrement pour ne plus retomber dans la boue, la fatigue extrême, les peurs, la stupidité des guerres et de la désentente. La soumission aveugle. Peut-être était-ce surtout cet aspect d’ailleurs. L’ennemi était à l’intérieur de chacun.

Avec Ferrière, j’avais vu en l’Éducation nouvelle un cocon à tisser pour éduquer les enfants.

Avec le GFEN, je découvrais des mentalités à fissurer. À déconstruire. À reconstruire. Les siennes d’abord. Celles de ses militants.

L’éducation nouvelle visée n’était plus la même. Elle devenait éducation des éducateurs eux-mêmes.

Mon cheminement, me faisant remonter aux sources du GFEN, m’a conduite à contextualiser l’Éducation nouvelle dans ce besoin de « se sortir » de situations difficiles à vivre diverses. Et pour « s’en sortir » d’avoir l’idée de reposer le problème de l’éducation. De le reconstruire globalement, pour tenter de le résoudre à travers pratiques et théories. La L.I.E.N répondait à un besoin fort d’échanger et relier théories et pratiques pour faire émerger

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une société nouvelle. Les réussites dans la poursuite de ce projet, ou ce qui pouvait leur ressembler, provoquaient, en toute létimité, quelques fiertés du travail réalisé. D’où l’enthousiame de Ferrière et d’autres. Pour l’ Ère nouvelle est porteuse de ces fiertés.

Quand les concepts deviennent vitaux, ils changent de sens. Je commençais à comprendre les efforts déployés pour installer au cœur des théories et des pratiques de l’Éducation, l’égalité, la fraternité, la démocratie, la paix. Je commençais à comprendre autrement l’émergence du constructivisme. Nous y reviendrons.

Le Mouvement d’Éducation nouvelle m’apparut ainsi, dans cette phase de ma recherche, comme impossible à appréhender en dehors de ce qui unissait ses acteurs de milieux si différents : la peur de la guerre, le refus d’écrasements humains jugés comme des gâchis.

Provoquant un travail de recherche en éducation intense. Pas pour demain. Pour tout de suite.

Pour remettre sur pied des orphelins, des enfants blessés, aigris, amaigris, qui tombaient, non pas dans les bras des éducateurs, mais sur leur dos.

Ces dates très solitaires, montraient des personnes très engagées socialement. Jour et nuit.

Munies d’une force de travail étonnante qui traversait tout le mouvement d’Éducation nouvelle.

Avec cette constante : ne jamais se plaindre d’éduquer. Une attitude faisant fuir du même coup la pitié de l’éducation. Le travail réalisé par les pionniers fut immense : il fallait conduire des recherches, des pratiques montrant la force d’une éducation nouvelle. Soit l’inventer pédagogiquement. La prouver scientifiquement. La faire vivre socialement. La défendre politiquement.

Témoignage : « Je suis du GFEN parce qu’on risque d’aller à reculons»

« Quand je lis certains numéros de «Pour l'ère nouvelle» de 1947-1948, je revis : c'est plein de chair, plein de vie.» Par ce témoignage du 7 avril 1993, de Mme Grosrichard, alors agée de 82 ans et toujours membres du GFEN, cette militante dit ce que « mes » dates ne pouvaient dire… un peu de la chair d’un mouvement pédagogique. Celui du GFEN d’hier.

«Je suis du GFEN parce qu'on risque d'aller à reculons» écrit-elle. Le GFEN est montré par cette militante, comme un lieu de recherche où se croisent des êtres, dont les statuts et les fonctions sont multiples. S’explique à travers elle, ce qui motive ceux qui s’engagent dans un mouvement pédagogique : une recherche en commun au projet fou : recherche pouvant aider l’éducation à ne point aller à reculons! Dans cet engagement politique du GFEN, la recherche prend couleur de recherche vive, recherche permanente, à faire certes de manière organisée mais aussi inorganisée, avec ceux qui sont là, et où ils peuvent être là. Certains groupes sont mieux organisés que d'autres, plus théoriciens ou plus praticiens que d'autres, mais se rejoignant aussi. En fin de vie de Wallon, après son accident, les réunions auront lieu chez lui.

Mme Grosrichard rapporte ainsi quelques aspects à prendre comme quelques reflets du

« milieu » que représente ce type de recherche militante. Un milieu dont les objets de réflexion ne sont plus tout à fait les mêmes à notre époque ou du moins ont-ils évolué. Mais un milieu que tout membre de GFEN reconnaîtra sans peine aujourd'hui. Voici ses propos :

J'ai connu le GFEN en 1944-1945 juste après que Wallon ait été ministre quelques semaines.

J'étais institutrice rue Vivienne et Fabre était inspecteur départemental du primaire dans le 2ème arrondissement de Mondy et Stains. Il y avait beaucoup d'expériences pédagogiques à

Stains. L'inspecteur en accord avec le maire de Stains a même ouvert une école avec des suppléantes éventuelles pour ne pas avoir d'institutrices méformées par l'école normale!

Au GFEN, il y avait une réunion rue d'Ulm, au musée pédagogique, tous les 15 jours. Nous avions des discussions sur les méthodes, la psychologie.

Les «théoriciens» travaillaient rue Gay-Lussac: ils étaient formateurs de psychologues scolaires. Il y avait très peu d'instituteurs ou d'institutrices ; il y avait quelques proviseurs comme celui de Montgeron, celui qui a créé l'étude du milieu. Il y avait des agrégés, professeurs de lycée, Il y avait Gustave Monod qui a lancé les 6èmes d'éveil.

Il y avait aussi un groupe important à Bayonne qui avait été fondé par Fabre.

Nous avions des assises nationales au moment des grandes vacances.

De temps en temps on avait Langevin, Joliot Curie. Oui, il y avait du mouvement et du dynamisme. Je me souviens que Langevin était très intéressé par les erreurs historiques des savants qui l'avaient précédés. Il voulait surtout que les enfants puissent penser par eux-mêmes et ainsi créer une société démocratique.

Il y avait Wallon qui était psychologue ; Fabre qui était docteur es sciences puis avait été professeur d'école normale et qui travaillait rue Gay-Lussac, au centre de psychologie. Dans ce centre, il y avait aussi d'autres camarades du GFEN : Hélène Gratio-Alfondéri ; Zazzo qui travaillait sur les QI.

Il y avait aussi Mme François qui avait fondé avec Wallon une école «Le Renouveau» (...) Il y avait encore Eugénie Cotton, directrice de l'école normale supérieure de filles à Sèvres.

(...) Freinet et Fabre étaient souvent en désaccord. (...) Il y avait aussi des luttes entre Fabre et Elise Freinet (à propos du texte libre et de ses insuffisances aux yeux de Fabre). (...)

Il y avait encore Piaget, les gens de Decroly, et nous étions liés à une école belge ; on avait des liens avec des anglais, des suisses, des chiliens.

On discutait beaucoup autour de la méthodes globale qui avait commencé chez Decroly. Ce n'était pas la méthode qui comptait avec les enfants, mais c'était de leur apprendre à réféchir.

Par exemple l'histoire des escargots (...).

On discutait des âges mentaux.

Pour Wallon et Fabre , il y avait trois âges mentaux : du CP au CE2 environ, puis du CE à la 6ème et enfin la 5ème et la 2 ème : des synapses sont alors organisées, le cerveau est plus mature : tout cela venait des travaux de Piaget.

Le GFEN a beaucoup discuté sur les travaux de Piaget : on ne le trouvait pas assez concret.

En fait le vrai théoricien de Fabre, c’était Wallon. Mme Fabre qui était d'origine russe a traduit les travaux de Pavlov pour Wallon par exemple.

Vers 1947 ou 1948, le GFEN Paris s'est installé rue Laumière.

Puis j'ai arrêté de travailler avec Wallon qui était malade. Les réunions ont alors souvent eu lieu chez lui, mais c'était le samedi, et je ne pouvais pas y aller : on avait classe. Le GFEN était parisien. J'ai travaillé avec Pierre Laborie qui était lui aussi à Ivry.

J'allais souvent voir Fabre le jeudi. Quelle amabilité, quelle compréhension ! Je me souviens de ces conversations, avec lui, dans son jardin. Gloton disait « Fabre mon maître » Ce sont Gloton et Fabre qui ont fait le GFEN. Wallon, c'était le penseur, mais ce sont eux qui ont construit le GFEN de ces années-là.

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A cette époque il y avait aussi Henri Bassis, mais je l'ai peu connu : je n'allais plus aux réunions parisiennes.

En 1952, j'ai été nommée à Ivry.

Mes élèves étaient dans des baraques qui avaient appartenu à Villegrain, au milieu des chèvres et des moutons ; avec un collègue technique on faisait couture (déjà!) et du corset. J'ai dit « je ne peux pas supporter ça ». On voulait réhausser l'enseignement à un haut niveau.

A côté, à Jean Macé, il y avait des formations de comptable et de tailleurs. Avec Pierre Laborie, on s'est battus pour avoir chimie-pétrologie : finalement, on a eu « technique physique ».

Moi, je me suis battue pour qu'en couture, ça vive plus : il fallait lire les patrons des robes, ce que le prof. sous Pétain, ne leur faisait pas faire. Moi j'ai bien vu que pour être couturière, il fallait penser et que ça pouvait former l'’esprit.

Il fallait se battre contre le patronat : on nous prenait les filles pendant trois semaines de

«stages», juste au moment où il y avait beaucoup de travail : c'était pour faire des empiècements de pattes culottes. Et quand arrivait l'examen, les élèves devaient faire des

«combinés» (gaine + soutien-gorge). Je me suis battue contre ces stages patronaux qui ne servaient à rien : celles qui travaillaient dans le quartier du Sentier, on exigeait d'elles qu'elles travaillent à la même vitesse que les autres ouvrières. Il y avait celles de la manche gauche, celles de la manche droite, celle de la poche, etc!!! Pas la peine de trois ans d'apprentissage pour faire cela, non! On me disait que mes filles n'étaient pas productives, qu'elles ne savaient rien faire. Alors, la CGT, m'a aidée à faire une enquête : en fait, sauf 8%, elles finissaient toutes rapidement pour devenir cadre moyen : elles savaient changer de poste, avec la formation qu'on leur donnait.

J'ai fait tout ça parce que Fabre était derrière moi pour me donner le courage. Sans le GFEN, je n'aurais pas fait tout cela : je n'aurais pas su, je n’aurais pas coordonné tout ça.

Je n'acceptais pas les redoublements parce que c'était des enfants de travailleurs. (...)...

Einstein avait déjà dit que tous les hommes avaient le même nombre de neurones dans le cerveau. Un ingénieur de Supélec de ma famille vient de me demander ce que je pensais de 80% au bac». Je lui ai dit qu'à part les cas pathologiques, cela me semblait réaliste! Je suis au GFEN aujourd'hui parce qu'on risque d'aller à reculons.

Entretien conduit par Jean-Louis Cordonnier, GFEN (avril 93)

CHAPITRE 7