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Au milieu des années 80, apparaît une nouvelle explicitation des phénomènes accidentels. Loin d’éliminer la défaillance dans les processus mentaux du travailleur, cette approche considère les causes organisationnelles en amont de l’erreur. De la sorte, l’environnement organisationnel de travail contraint la personne à l’erreur. L’organisation est donc l’élément incontournable de la performance de l’individu. Se sont les facteurs qui favoriseront ou forceront à l’erreur. Ainsi, il nous faut observer la personne travaillant comme au centre de « l’objectif qui demeure réglé sur l’opérateur » (Bieder, 2006). Cette approche poursuit ainsi les approches du facteur humain car le risque est généré par l’opérateur. Bieder précise aussi que le terme américain « error forcing context » illustre parfaitement la manière dont le travailleur serait obligé par différentes pressions ou contraintes organisationnelles comme par exemple le rythme de travail, une communication perfectible … Cette approche infère que tout écart à un fonctionnement organisationnel jugé comme sûr ou comme idéal est susceptible de provoquer une prise de risque pouvant conduire à l’accident.

Le modèle « gruyère » élaboré par Reason est un modèle de l’approche linéaire considérant l’organisation comme cause de l’erreur humaine. Chaque plaque de ce modèle est une strate du système remplissant une fonction. Elles sont des barrières ayant pour finalité l’absence d’accident. Les accidents surviennent quand ces murs de défense sont troués de manière combinée. Les trous symbolisent les défaillances. Leur conjonction crée une « trajectoire accidentelle ». Au milieu de toutes ces plaques se trouvent celle des travailleurs, des opérateurs. Sont alors considérés les médecins les infirmiers prenant en charge les personnes soignées. Ces personnes peuvent commettre des erreurs et/ou des violations. Reason les qualifie d’actes risqués ou d’erreurs patentes. Les plaques se situant en avant de celles des personnels médicaux et paramédicaux sont en lien avec l’organisation structurelle et fonctionnelle du système (administration, gestion, conception, communication). Les erreurs latentes définies par Reason sont les défaillances de ces premières plaques, elles ne sont pas discernables et peuvent encourager d’autres erreurs et endommager le système. Les plaques se situant après celles des actes risqués ont pour missions d’empêcher les dommages des actes risqués. Les erreurs seront ainsi identifiées et rattrapées afin de générer le moins de conséquence. Ce sont des défenses en profondeur.

97 Ainsi, l’absence de danger, la sécurité totale existerait si l’une de ces plaques était totalement certaine et ne présentait aucune faille ou si l’empilement de chacune d’entre elles avec sa propre fragilité serait hermétique afin de contrer l’avancement du risque.

Schéma 6 : Le modèle du fromage Suisse de Reason revu par Amalberti (Conférence MURS) Amalberti, (2010, p. 43)

Nous comprenons aisément que l’analyse de l’accident doit prendre en compte les défaillances de chacune des plaques. Les incidents mettent alors en évidence la plaque en profondeur qui a empêché les conséquences graves. De plus, les défaillances latentes sont mises en exergue lors des enquêtes et sont, selon Reason, les principales responsables des accidents (Amalberti, Pibarot, 2003, p. 21).

98 Quand nous parlons de violation, de migration, de déviance, le risque se découvre de plus en plus dans les pratiques. La conséquence du non-respect suppose que l’acteur s’expose à des situations de travail moins fréquentes donc moins maîtrisables. Ainsi, les systèmes de sécurité, les connaissances etc. ne protègent plus et leur contournement laisserait transparaître un aboutissement à un objectif professionnel plus lointain. A ce fait, il est relié des pressions diverses, organisationnelles pour ne citer qu’elles, se révélant de même autant comme protectrices que comme adversaires. Amalberti (2006) dans le schéma suivant expose le glissement des violations des règles en révélant le risque se majorant au niveau de zones « accidentogènes ». Cependant, il est aussi à noter la situation des règles et des protocoles renforçant la situation de travail caractérisé comme « sûr ». Nous remarquons encore l’apparition des « violations routinières ». Ces violations apparaissent et créent une « zone de fonctionnement toléré par le système » ou aussi dénommée par le même auteur « borderline tolerated conditions of use » (BTCU). Dans cette zone, ces violations pourvoiraient au management et aux acteurs un bénéfice maximum pour une probabilité de dommages minimale. De plus, « these BTCUs have four features: (1) they are first seen benefits and not as risks; (2) they enhance performance of the system or provide advantage for the individual; (3) they are tolerated by senior management and sometimes even required by it; and (4) they are associated with a variety of informal safety measures » . Alors, les principes de sécurité ne sont plus respectés car ils ne semblent plus efficaces et ne trouvent plus leur place dans un contexte social où les règles conçues sont mises à la marge. (Amalberti et al, 2006, p. i69).

Cette « zone de fonctionnement tolérée par le système » ou « BTCU » laisse place par la suite aux violations dites « par nécessité ou par plaisir » apparaissant à partir d’une « zone jugée critique ». A ce stade-là, nous nous situons dans la zone dite « accidentogène » où le risque est fortement majoré du fait du non-respect des protocoles. Cette zone voit augmenter la demande en rentabilité. Les notions de performance, d’efficacité et d’efficience sont alors grandissantes face à une notion d’émotivité gagnant en intensité pour le professionnel de première ligne.

99 Schéma 7 : Glissement des règles et des violations (d’après R. Amalberti)

Nous pouvons donc en conclure que les violations ne peuvent être considérées que par rapport à un contexte social dont elles sont inextricables. De la même façon, Amalberti n’extrait en aucun cas ces non respects de leurs éléments fondamentaux. De plus, il mentionne certaines théories convoquées et issues de champs disciplinaires divers afin d’apporter des explications. Ainsi, peuvent être abordées la motivation et l’attitude des professionnels, l’adaptation de ces mêmes personnes et les approches organisationnelles et culturelles de l’entreprise.

Tout d’abord, la théorie du comportement planifié décrite en 1991 par Ajzen pourrait apporter quelques éléments de compréhension. D’après cet auteur, le comportement d’une personne découlerait d’une décision, d’une planification. Pour ce faire, cette personne devrait considérer concomitamment les conséquences de son geste (attitudes), l’opinion de ses pairs, de ses proches (normes sociales) et ses croyances sur le contrôle des règles (auto efficacité). Ce modèle socio-psychologique affirme que les intentions de comportement, ici la violation dépend de plusieurs croyances combinées pour élaborer un plan d’action pour atteindre des objectifs comportementaux. Cette théorie est issue de la théorie de l’action raisonnée décrite par Fishbein et Ajzen en 1975 mobilisant la combinaison de deux facteurs : les attitudes et les normes subjectives. Ainsi, se rajoute la notion de perception de contrôle qui est la capacité à réussir le comportement.

100 Deux autres cadres théoriques prennent en considération les notions organisationnelles et culturelles. Nous décrirons succinctement le « vulnerable system syndrome » décrit par Reason, Carthey et de Leval en 2001. Ces auteurs décrivent l’existence et la synergie de différents facteurs entretenant leur potentialisation. Le premier de ces facteurs est de blâmer les professionnels de première ligne en cas d’incidents graves, dans notre cas, nous considèrerons les infirmières. Ceci a pour effet de nier les erreurs générées par la faiblesse d’un système complexe tel que de celui de l’hôpital. Le dernier point important est la course perpétuelle pour obtenir les meilleurs indicateurs de rentabilité. L’objectif financier est primordial. De plus, Tucker et Edmondson décrivent la notion de solutions de contournement. Dans leur étude, ils mettent en évidence que les soignants des hôpitaux trouvent des solutions dites rapides pour apporter des réponses à des dysfonctionnements organisationnels. Mais, force est de constater que dans ces deux perspectives, les déficiences du système ne sont pas mises en exergue et sont alors ignorées face à une volonté de sécurité.

Dès 2003, dans une publication « Principes méthodologiques pour la gestion des risques en établissement de santé », l’Agence Nationale d’Accréditation et d’Évaluation en Santé (ANAES) a eu pour objectif de regrouper des informations pédagogiques techniques et stratégiques ainsi que des expériences industrielles (aéronautiques) nécessaires à une analyse devant initier des programmes de prévention et de gestion des risques. Y sont expliquées les défaillances des systèmes dits complexes. Les auteurs y dégagent une typologie de la défaillance en approchant défaillances patentes ou erreurs actives et défaillances latentes. Ensuite après avoir développé les différentes erreurs humaines dans un système complexe, ils s’intéressent à la notion de défaillance des systèmes en regard de la notion de déviance (à différencier de la notion d’erreur). Cette dernière apparaitrait petit à petit dans un système où le contrôle serait de plus en plus aléatoire. Il faut aussi noter une absence d’accident ou d’incident et une hiérarchie quelque peu souple. Encore, les professionnels trouveraient des avantages secondaires. Sont extraites de même les caractéristiques : « source de bénéfice » au détriment de la perception du risque encouru, « tolérance de la hiérarchie qui parfois la sollicite, performance plus grande pour le système, pour le professionnel ou pour le patient (dans certains cas) », faisant partie des habitudes et disparaissant de la sorte.

En usant de déviance, les professionnels modifient ainsi le risque. En ne respectant pas les procédures, ils échafaudent des stratégies. Est ensuite étudiée la défaillance en rapport

101 avec l’organisation. Amalberti dénonce les erreurs humaines comme « cause dominante » des accidents. Cependant, les erreurs permettent des mécanismes de régulation. Il définit le « risque externe » comme un risque objectif qui peut être évalué sans la considération de l’acteur. Le « risque interne correspond au contraire à un risque subjectif, cognitif propre à chaque sujet » (Amalberti, 1996, p. 53). En abordant la coopération entre les acteurs, il évoque trois types de structures produisant des « facteurs propres de complexité pour l’opérateur » (Paries, 1994). Il existe tout d’abord la structure hiérarchique induisant une coopération verticale où les buts sont décidés et le travail distribué, la structure fonctionnelle (coopération horizontale et partage du travail dans l’équipe), enfin, la structure temporelle favorisant la coopération. Mais, les facteurs de complexité que nous pouvons retrouver dans ces deux dernières constructions sont dus à leur découpage. À travers ce maillage, il existerait des interfaces entre les diverses cellules fonctionnelles où les limites ne seraient pas clairement définies démarquant alors des zones d’incertitude, des zones de superposition conflictuelle d’activité, des zones délaissées où les responsabilités seraient alors diluées. Pour Amalberti et al, en regard de l’adaptation des professionnels, les violations peuvent être considérées comme le « reflet de l’intelligence et de la flexibilité des travailleurs de premières ligne » (Amalberti et al, 2006, p. i67). Ainsi, les professionnels composeraient avec certaines exigences pouvant être contradictoires dans les situations de travail.

L’infirmier de bloc opératoire exerce ses missions dans un milieu complexe tel que le bloc opératoire où risques et actes risqués font partie de son quotidien. Il y serait amené à commettre certaines violations peu visibles dans des zones où pressions temporelles et rentabilité conduiraient à malmener quelque peu ses valeurs professionnelles et déontologiques.

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6- MODELE EXPLICATIF : THÉORIE DE LA DISSONANCE

COGNITIVE

Nous présenterons la théorie de la dissonance cognitive et le paradigme de la version radicale de la dissonance cognitive. Ce dernier est une des « illustrations d’évènements auxquels nous pouvons être confrontés : ils sont la transposition en laboratoire de situations sociales qui bien souvent nous semblent irrationnelles. Ainsi, les attentes non confirmées sont-elles à mettre en lien avec les comportements « étranges » des personnes dont les croyances fortes, centrales, sont infirmées par les faits » (Fointat, Gosling, Vaidis, 2013, p. 9). De même, il permettra « une lecture d’évènements psychosociaux dont l’intuition ou le sens commun auraient bien du mal à rendre compte » (Ibid., p. 9). De plus, nous étayerons nos propos avec le paradigme de la soumission induite et de la double soumission. On peut considérer qu’avoir du pouvoir dans certaines organisations telles que celles d’un établissement de soins favoriserait l’engagement des agents dans des conduites exigées en fonction « d’une sorte de technologie implicite de circonstances » que nous pouvons traduire comme un contexte engeant (Beauvois, Bungert, Mariette, 1995)