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1-CONSTRUCTION DU CADRE THÉORIQUE

2- LA PSYCHOLOGIE SOCIALE, UNE PERSPECTIVE THÉORIQUE PERTINENTE

Comment définir la psychologie sociale ? Cette discipline naît à la fin du XIXe siècle. Depuis, ses centres d’intérêt, ses méthodes, ses théories sont sans cesse en pleine évolution.

Moscovici adopte cette formule : « La psychologie sociale est la science du conflit entre l’individu et la société » (1984, p. 6). La psychologie sociale explicite les rapports humains à différents niveau : rapports entre individus, entre individus et groupes, entre groupes (Doise, 1982).

Par conséquent, ce que nous saisissons, c’est que cette discipline évolue dans une situation paradoxale. Ainsi, elle a pour objet la personne insérée dans la société menée par des régulations sociales, des normes, des idéologies, des pratiques, des systèmes de représentations, des enjeux de pouvoir … Cette discipline se veut être très étendue et aux frontières floues. Elle se dévoile par la présentation de chercheurs originaires de deux pôles, les États-Unis et l’Europe. Ils ont tous deux participé à sa formation. Kurt Lewin, Fritz Heider, Leon Festinger, Stanley Milgram sont des auteurs fondamentaux américains. Serge

80 Moscovici, à l’origine de la création de l’Ecole Pratique des Hautes Études en Sciences Sociales, et Jean Maisonneuve sont européens.

Moscovici (1984) énonce que le regard de la psychologie sociale est un « regard ternaire » et non un « regard binaire ». Ce regard binaire, nous le retrouvons chez les psychologues et les sociologues. En effet, les psychologues distinguent la personne de l’objet. Encore, les sociologues déterminent un sujet se fondant dans la société, dans une collectivité, dans un groupe d’individus ou une classe socioprofessionnelle. L’objet détient donc une dimension sociale. Mais, regardant la psychologie sociale, « sa particularité est de substituer à la relation à deux termes du sujet et de l’objet, héritée de la philosophie classique, une relation à trois termes : Sujet individuel - Sujet social – Objet. Pour m’exprimer d’une manière différente, Ego - Alter - Objet. » (Moscovici, 1984, p. 9). Dans notre étude, l’objet serait ce que provoque l’acte volontaire de ne pas respecter des procédures, des règles de bonnes pratiques et cadre réglementaire. L’Ego est l’infirmier spécialisé en bloc opératoire. L’Alter se constitue de normes, de règles, de valeurs soignantes, des personnes morales détentrices d’une autorité qui régiraient les activités infirmières et d’un système de santé complexe se répercutant au sein du bloc opératoire.

Schéma 3 : La vision ternaire de la psychologie sociale selon Moscovici (1984).

C’est la raison pour laquelle, nous avons essayé d’intérioriser ce regard ternaire. Cette discipline nous permet de déchiffrer notre objet d’étude, hors de l’opposition frontale de deux entités mais dans un rapport triangulaire où interagissent l’Objet, l’Alter et l’Ego.

Objet :

Écart entre actes commis et bonnes pratiques

Alter :

Normes, personnes morales

Ego :

Infirmier de Bloc Opératoire

81 Une autre définition nous semble correspondre à notre recherche de compréhension. Allport définissait la psychologie sociale comme visant à « comprendre et expliquer comment, les pensées, les sentiments, les comportements moteurs d'un être humain, sont influencés par un autrui réel, imaginaire ou implicite » (Allport, 1954). Ainsi, notre fort intérieur, notre « niveau intra-individuel » se voit influencer par notre environnement social (Doise, 1982, p. 28). La psychologie sociale nous conduira vers une explicitation, une compréhension des interactions et de la façon dont les différents acteurs ordonnent leur perception, leurs comportements et leurs affects au sein du bloc opératoire où ils évoluent.

Face à la multitude de théories que nous offre la psychologie sociale, laquelle nous donnera des clés de compréhension ? Cette discipline a étudié dans les années trente les groupes restreints. Ainsi, Lewin, le précurseur de cette discipline, s’intéresse tout particulièrement à la dynamique des groupes restreints et aux interactions entre leurs différents membres, à leurs diverses forces créant ainsi un système d’interdépendance. Maisonneuve, quant à lui, dans les années 60, nous renseigne sur la cohésion du groupe et des facteurs propres ou extérieurs à ce groupe qui y contribuent ou non. Nous nous rappelons aussi des théories de l’attribution enseignées par Heider en 1958. Alors, quelle théorie pour nous éclairer ?

Il nous faudra donc faire le choix d’un modèle explicatif pour objectiver au mieux le réel car « la conceptualisation, ou la construction de concepts, constitue une construction abstraite qui vise à rendre compte du réel. A cet effet, elle ne retient pas tous les aspects de la réalité concernée mais seulement ce qui exprime l’essentiel du point de vue du chercheur ». (Quivy, Campenhoudt, 1995, p. 149).

De même, ce qui intéresse notre objet de recherche concerne le niveau défini par Doise comme « niveau intra-individuel ». De part cette dimension se voulant microsociale, ou individuelle, nous distinguerons une théorie. Dans la partie précédente, nous avons remarqué que le soignant coexiste à l’intersection de deux mondes distincts. Il se pourrait alors que les valeurs de l’univers soignant s’entrechoquent quelque peu avec celui aux valeurs où dominent les performances et l’efficience. Ce professionnel pourrait ne pas respecter certaines bonnes pratiques afin de répondre aux demandes de ces dernières. Il serait prisonnier ainsi de paradoxes. Ainsi, peut-il prodiguer des soins de qualité le satisfaisant ? Or, peut-être

82 subsisterait-il un écart entre des soins de qualité et de sécurité et une injonction de faire du soin ? Le sens du travail se perdrait-il de la sorte ? Cet infirmier serait dépossédé de ce « prendre soin » tout en ne répondant pas totalement à des procédures, des règles de bonnes pratiques et à une déontologie certaines. Peut-on de ce fait entrevoir une déviance, un non-respect de procédure sécuritaire. Deux domaines de cognitions et d’informations sont ainsi antinomiques : celles émanant des règles de bonne conduite acquises notamment durant des formations professionnelles étant en congruence avec le cadre législatif face à des données et d’autres informations et injonctions qui ne sont pas totalement génératrices de pratiques exemplaires. Aussi, comment faire coexister ces deux mondes ? Dejours, psychiatre et psychanalyste français, fondateur de la psycho dynamique du travail, dépeint des « infractions de mauvaise fois au détriment des autres », il conçoit de plus la notion de souffrance dans l’exercice d’une profession où le sens même du travail s’estompe. Elle apparaît quand il existe un écart entre travail prescrit et travail réel. Cette souffrance apparaîtrait lorsque l’acteur transgresse la règle. C’est la raison pour laquelle nous mobiliserons la théorie de la Dissonance Cognitive décrite par Festinger car un inconfort intellectuel et psychologique pourrait être généré au moment où un infirmier prodiguerait des actes de soins dont leur qualité ne répondrait pas à ses valeurs et à ses exigences professionnelles. Quant au plaisir, peut-être serait-il une conséquence de la déviance. Si nous considérons l’exemple d’une personne commettant le vol d’un bijou. Sa motivation pour commettre cet acte réprimandé par la loi et condamné par la morale ne sera pas pour elle le plaisir de voler, mais sera le plaisir de détenir ce bijou (nous mentionnant ici bien entendu le cas d’une personne indemne de cleptomanie). Ainsi, le plaisir sera la conséquence de cette appropriation frauduleuse. Que ressent alors un infirmier quand il outrepasse les bonnes pratiques aboutissant à un non-respect volontaire en toute connaissance de cause pour répondre aux pressions de charge en soins ? Plaisir ou souffrance ? Plaisir, car il arrive à répondre à la demande d’un système complexe où les cadences sont de plus en plus considérables et de ce fait, elles demandent de faire un choix dans la manière de prodiguer un acte de soins pour tendre vers l’efficience. Souffrance, car pour pratiquer des soins plus rapidement certaines de leurs dimensions sont malmenées au regard de la qualité des soins infirmiers.

De même, nous évoquerons l’ouvrage de Jean Maisonneuve « la dynamique des groupes » (1968). Il convoque les « conduites déviantes ». Pour lui, « le déviant peut se définir comme membre d’un groupe déterminé qui, seul ou en compagnie d’une minorité, choisi plus ou moins délibérément de transgresser ou de transformer les normes de ce groupe

83 sur le plan pratique ou sur le plan idéologique » (Maisonneuve, 1968, p. 34). Il confère aussi une « fonction collective au déviationnisme » qui naît dans des situations de travail par exemple où les façons de procéder, les bonnes pratiques sont « inadaptées » au travail réel soumis à des logiques de contraintes croissantes tant sur le plan technologique qu’économique retrouvées dans les blocs opératoires. Ce « courant réformateur est d’abord perçu comme déviationniste par les individus attachés aux traditions, mais, il triomphe plus ou moins rapidement du conformisme de routine dans la mesure où il cherche à répondre à des urgences croissantes » (Maisonneuve, 1968, p. 35).

Enfin, le dernier ouvrage qui expliquera nos propos est paru en 1996 sous la direction de Jacques Girin et de Michèle Grosjean. A cet ouvrage, a participé Christophe Dejours notamment. Les articles y étant exposés, construits grâce à des observations tirées de différents milieux de travail, sont extraits d’un séminaire « Langage et travail » organisé par le Réseau du même nom. Ce groupement de recherche du CNRS rassemble des sociologues, psychologues, anthropologues …. En introduction, les auteurs spécifient que l’écart à la norme fait apparaître deux dimensions : la première se réfère au rapport social, aux interdépendances entre ceux qui créent les règles et ceux devant les respecter. La seconde dimension « concerne le rapport entre action et description de l’action ». (Girin, Grosjean, 1996, p. 5). Il existerait donc un décalage entre la règle qui englobe l’ensemble des cas s’y référant et les faits observables qui découlent. Dejours décrit différents types de « figures d’infractions » aux règles érigées dans le travail : l’infraction inévitable (le travailleur est confronté à deux règles antinomiques), l’infraction à son corps défendant (infraction effectuée en toute connaissance pour protéger le système ou autrui), l’infraction faite de mauvaise foi « faite dans le but de tromper autrui, en sachant que c’est à son détriment » (Dejours, 1996, p. 109).

C’est en 1948 et 1949 que Peter Blau mène une recherche sur deux services publics américains : une agence locale pour l’emploi et un service chargé de contrôler l’application des lois fédérales par les entreprises. Il se questionne sur la façon dont les règles formalisées sont appliquées et comment elles pourraient influer les relations entre professionnels aussi bien que celles entretenues avec les personnes accueillies ou contrôlées. Blau considère que « la non application des règles prescrites relèvent de modèles logiques de comportement qui participent au développement de l’organisation bureaucratique. De ce fait, il refuse de considérer que les bureaucraties sont des systèmes rigides et fait l’hypothèse qu’elles

84 contiennent les germes de leur propre transformation » (Lafaye, 2009, p. 26). Lors de son étude, il est amené à préciser les notions de dysfonctions et fonctions latentes élaborées par Merton. Ainsi, il met en évidence que la mise en place d’un système d’enregistrement du nombre d’entretiens faits avec les demandeurs d’emploi a pour effet non prévu l’accélération du rythme de travail mais aussi le renvoi de ces mêmes demandeurs sans leur avoir trouvé un travail. Merton considère alors que cette conséquence est assimilable à une dysfonction. De plus, toujours dans la même agence locale pour l’emploi, Blau souligne une fonction latente de ce même appareil statistique en regard des enregistrements. Il limite les discriminations et favorise les traitements des demandeurs en termes d’équité. Il faut savoir que les réglementations demandant de répondre à ces mêmes principes s’étaient avérées inefficaces. Blau « suggère alors qu’une mesure porteuse d’une fonction latente peut être plus efficace qu’une autre spécifiquement conçue pour remplir cette même fonction, dès lors que l’on peut s’attendre à des résistances à l’encontre de l’objectif recherché » (Lafaye, 2009, p. 28).

La différence entre le travail prescrit et le travail réel ou autrement dit, entre la tâche prescrite et la tâche effective a fait l’objet de nombreux travaux scientifiques en sociologie du travail ou en ergonomie (Ombredane et Faverge, 1955 ; Linahar, 1978 ; Lepalt et Hoc, 1983 ; Terssac (de), 1992 ; Winser, 1995). Cet écart entre les règles et les pratiques fait partie prenante du fonctionnement journalier de l’organisation. Babeau et Chanlat désignent sous le terme de transgression « l’ensemble des actions qui, dans l’organisation, sont en contradiction avec les règles (lois, règlements intérieurs, ordre du supérieur etc.) ou les normes » (Babeau et Chanlat, 2008, p. 202). Ce phénomène est considéré comme une « pathologie organisationnelle, un défaut à corriger au plus vite » qu’il convient d’infirmer. Dans les représentations et les enseignements et pour la pensée classique de l’organisation, les actes transgressifs vont à l’encontre de la cohérence, de la rationalité d’unités d’intérêts et d’intentions. Cependant, selon ces auteurs la transgression détient un rôle positif, « un produit des contraintes portées par l’organisation que comme l’œuvre des acteurs eux-mêmes » (Ibid.), p.202. De plus Moscovici décrit la déviance comme n’étant pas qu’ « un simple accident qui arrive à l’organisation sociale – bref une manifestation de pathologie sociale, individuelle- c’est aussi un produit de cette organisation, le signe d’une antinomie qui crée et qu’elle crée » (Moscovici, 1991, p. 14). Ainsi, les écarts aux règles ne seraient pas que dommageables, mais elles engendreraient une « réelle utilité ». De même, « l’acte transgressif peut-être l’instrument de conciliation de contraintes contradictoires » (Babeau, Chanlat, 2008, p. 203). Enriquez (1997, p. 22) tout en mentionnant les propos de Castoriadis (1974), affirme

85 que si les agents de première ligne ne contournaient pas les règles et ne donnaient pas un sens positif à leur travail, alors, l’entreprise ne serait plus productive. Zarifian pense que la situation de travail d’une équipe autonome ne peut réduire cette dernière à appliquer strictement des règles et des modes opératoires semblant incontournables. Ainsi, cette autonomie ne concilierait pas les principes tayloriens de prescription d’actes opératoires et la liberté d’exécution des acteurs (Zarifian, 1999).

Mais, d’autres termes illustrent aussi certains contournements de règle. On peut alors parler de violation, de déviance aussi bien que de transgression ou d’infraction. Nous tenterons de les situer dans les organisations en santé. Nous détaillerons les violations dans ce contexte, violations qui peuvent entraîner des défaillances..

3- DÉFAILLANCES DES ORGANISATIONS EN SANTÉ : DE L’ÈRE