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Si tolérer la dissonance cognitive était une solution pour remédier à un inconfort psychologique ? Festinger (1957) et d’autres auteurs (Kiesler, 1971 ; Pallak et Pittman, 1972) quelques décennies après lui vont observer que certaines personnes peuvent tolérer la dissonance. En 1974, Wyer pense que « chaque personne disposerait d’un seuil de tolérance à la dissonance (dissonance threshold) » (Vaidis, 2011, p. 145). Chacune supporterait une certaine quantité de dissonance. Tout en acceptant le taux de dissonance établi par Festinger et Carlsmith (1959), il conçoit le concept de seuil de tolérance : « les personnes auraient un niveau de tolérance et réduirait la dissonance jusqu’à ce seuil tolérable » (Ibid., p. 145). Cependant, cette limite serait propre à chacun.

Comment cette théorie de la dissonance cognitive née en 1957 ayant tant de reformulations techniques ou fonctionnelles, peut-elle expliciter notre objet d’étude ? Dans notre première partie, nous remarquons l’existence d’un écart entre les pratiques préconisées, enseignées et validées et les faits que certains des infirmiers spécialisés en bloc opératoire ne respectent pas ces recommandations. De plus, depuis les années 90, ayant comme finalités de réduire les dépenses de santé, les politiques en santé demandent une grande rigueur pour rationaliser les soins. La tarification à l’activité (T2A), la loi Hôpital, Patients, Santé, Territoires ont comme fer de lance la maîtrise des coûts pour une meilleure qualité des soins. Cette « industrialisation des soins » (Gentil, 2013) parait incontournable. Ainsi, la gestion des établissements de santé est fortement impactée et maints documents et outils de gestion voient le jour. Certains évoquent un risque de « gestionite » dans ces établissements (Detchessarhar et Grevin, 2009). Les soins paraissent réduits à des procédures. Ainsi, pour Gentil, nous serions face à une contradiction : « d’une part, afin de faire face aux contraintes de coût, de délais et de qualité qui pèsent simultanément sur les établissements hospitaliers, de nombreux outils de gestion incitant à la normalisation des pratiques et à la planification du flux ont été déployés en interne. Mais, d’autre part, les procédures développées pour cette standardisation ne permettent pas de réagir à l’évènement de l’activité hospitalière » (Gentil , 2009, p. 35-36).

128 Cet auteur se questionne ainsi « comment et par le biais de quels acteurs est-il géré, au quotidien, dans les établissements de santé ? » Quels arrangements informels face à ces tourments gestionnaires ?

Ainsi, différents mondes, celui du « prendre soin » et celui du « faire du soin » coexistent mais ceux-ci semblent dichotomiques et ne promeuvent pas les mêmes valeurs de façon similaire. Si le cas était, elles sont soit des valeurs utilitaristes au service d’une « gestionite », soit des valeurs déontologiques. En effet, la déontologie des professionnels infirmiers stipule que tout doit être mis en œuvre pour garantir la sécurité des soins prodigués à la personne soignée. De même, certains professionnels peuvent promouvoir une culture du don, des principes professionnels allant à l’encontre de leur agissement lors d’une violation. Encore, la définition de la qualité qui semblerait une intersection entre ces mondes, ne paraît pas similaire au sein des différents univers. De plus, la recherche de l’efficience engendrerait une prise de risques en défaveur de la personne soignée jugée majorée par l’infirmier. Ainsi, nous constatons qu’il peut apparaître certaines tensions chez un même soignant car les valeurs soignantes du « prendre soin » qu’il peut prôner seront malmenées par ses actes et comportements dont lui seul est acteur pour répondre aux valeurs du « faire du soin ». Encore, en parallèle de ces valeurs existent des savoirs, des connaissances professionnelles, des savoir-faire, des compétences évaluées et validées lors de formations reconnues par des diplômes et des procédures qualité. Les non-respects volontaires des procédures sécuritaires dans un contexte de soumission induite vont à l’inverse et ne sont pas congruents avec ces savoirs validés et formalisés. Comment ces soignants, positionnés comme autonomes et libres face à leurs gestes, peuvent-ils et mettent-ils à mal leurs savoirs, leurs croyances, leurs valeurs ? Ne naît-il pas un inconfort psychologique quand ces infirmiers commettent des actions non recommandées par les savoirs infirmiers afin de répondre à des pressions organisationnelles et temporelles ? Nous différencions pareillement une intersection où différentes composantes cognitives sont encore en discordance. Nous citons ici toutes les recommandations émanant du cadre législatif. La check-list « sécurité patient au bloc opératoire » initiée par l’HAS oblige à des actions de vérification. Ne pas respecter librement ces préconisations, mettant ainsi à mal leurs responsabilités, n’est pas en corrélation avec la sécurité des patients, avec les devoirs de ces paramédicaux et avec leur vision de la qualité des soins. En soumission forcée, les situations sont variées mais ici, nous sommes face à une situation de prestation de service contre attitudinal. Ces agents en position d’autonomie en soumission forcée pourraient être « des adultes ayant acquis des valeurs morales universelles.

129 Là, le libéralisme de l’agent exerçant la pression, ne donne plus un accès intime à des valeurs universelles : il vient appuyer la rationalisation d’utilités très contingentes » (Beauvois, Bungert, Rainis, Tornior, 1993. 154-155)

Percevrons-nous chez les infirmiers de bloc opératoire un état, un inconfort psychologique décrit par Festinger dans la théorie de la dissonance cognitive ? Alors si ce malaise existe, ces professionnels tentent-ils de réduire leur dissonance? Quelle serait la cognition génératrice ? Ces personnes sont-elles engagées au regard de leur acte, de leur comportement en action de soin ? Quels modes de réduction mettent-ils en place ? Ces infirmiers ressentent-ils une dissonance? Ces soignants arrivent-ils à une consonance avérée en regard de certaines violations ? Quelles stratégies mettent-ils alors en œuvre ? Dans quelles dimensions intercèdent les membres de l’équipe soignante pluri professionnelle, la hiérarchie, les experts, dans la naissance de cet inconfort pour sa réduction ?

7- FORMULATION DES HYPOTHÈSES

Notre recherche évolue au regard d’un schéma hypothético déductif. Commençant par une question de départ, nous avons fait le choix d’une problématique progressant au regard de la psychologie sociale. Notre modèle théorique se fonde sur la théorie de la dissonance cognitive. Ainsi, nous formulerons des hypothèses qui seront par la suite confrontées au terrain. Cela nous permettra alors de les confirmer ou non. Ces affirmations provisoires que sont les hypothèses émergent suite à notre question de départ qui résidait à appréhender ce qui conduisait des infirmiers spécialisés à ne pas respecter volontairement et de manière consciente des procédures sécuritaires. Nous nous sommes intéressés par la suite à ce que pourrait provoquer chez le soignants ces déviances puisque certains perdent le sens de leur travail et par là-même pourraient ressentir une certaine souffrance en répondant aux demandes implicites d’un monde où efficacité, efficience sont primordiales. Certains pourraient alors ressentir une forte menace pour leur soi puisque engagés par leur comportement.

En aucun cas, nous ne voulons expliquer les conséquences dommageables pour les personnes prises en charge dans les blocs opératoires, des violations, des non-respects éventuels. Encore, s’il est nécessaire d’en avoir fortement conscience, nous nous attacherons à ce qu’induisent psychologiquement ces mêmes violations chez le professionnel spécialisé en bloc opératoire. Ces violations sont routinières et donc tolérées par la hiérarchie dans le cadre

130 d’un travail réel. Elles se situent dans une zone de fonctionnement tolérée par le système. Rappelons que la zone la plus sûre est la zone où les règles et les protocoles sont respectés. En vis-à-vis des contraintes de diverses formes comme les progrès technologiques, les pressions de l’organisation pour une meilleure rentabilité, ces zones vont évoluer vers une zone plus risquée, une « zone accidentogène » car y croitront des « violations pour le plaisir » ou « par

nécessité ». Plus nous évoluons vers des zones où les risques sont majorés, plus la rentabilité

semble priorisée selon le schéma « glissement des règles et des violations » d’Amalberti. Encore, les violations possèdent différents degrés : nous les qualifierons de violations mineures ou majeures. Il semblerait que l’infirmier en bloc opératoire les effectue afin de répondre à une certaine gestion du paradoxe découlant des deux mondes évoluant en parallèle et simultanément.

Ainsi, nous pouvons formuler les hypothèses suivantes :

1. Les violations routinières (mineures) ou majeures ne provoquent pas chez les infirmiers spécialisés des tensions inconfortables psychologiquement si ces derniers font leurs les valeurs de performance et d’efficience du « faire du soin ».

2. Après avoir effectué des violations mineures et par nécessité (majeures) les infirmiers spécialisés ressentent un inconfort psychologique lorsqu’ils répondent aux valeurs du « prendre soin ».

3. Les IBODE les moins expérimentés mobilisent la trivialisation comme mode de réduction pour réduire leur inconfort psychologique.

4. Les IBODE expérimentées mobilisent le changement d’attitude afin de réduire leur inconfort psychologique.

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