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Une chirurgie entre idéal et réel : comment donner le change aux règles ?

Les professionnels paramédicaux des blocs opératoires sont formés à la gestion des risques. Durant la formation concernant leur spécialisation, les bonnes pratiques leurs sont exposées. Le transfert de leur connaissance est favorisé par une formation par alternance. De ce fait, ils peuvent acquérir connaissances, gestuelles et compétences face à la gestion des risques réels ou potentiels.

60 De plus, ces professionnels évoluent dans une administration au sens large du terme, c’est à dire dans des organisations où les mécanismes de coopération humaine où le travail en équipe et l’action collective sont très développés. Chacun doit coopérer pour prendre en charge une personne devant bénéficier d’une intervention chirurgicale. L’utilisation de la check-list sécurité patient au bloc opératoire se veut de leur servir de fer de lance pour éviter tout dommage fortement prévisible et évitable.

Ainsi, il semble que des processus de rationalisation s’enracinent de plus en plus dans les pratiques de ces professionnels. Nous n’aborderons pas dans notre travail les détails de fonctionnements concrets des blocs opératoires mais cependant tenterons-nous d’approcher quelque peu les effets qui sont produits par de telles organisations.

Depuis le début de nos propos, nous assistons à la coexistence de valeurs de dimensions au travail où le sens même du travail peut s’y perdre. Pour autant, les lois, la déontologie, les procédures, les bonnes pratiques recommandées serviraient de socles aux exercices professionnels.

Mais, il existerait un écart entre le travail prescrit et le travail réel. Ainsi, le patient pourrait encourir des risques majorés par des dysfonctions. Ces dysfonctions sont-elles des réponses aux règles seulement ? Ne faut-il apporter quelques nuances ? Pourrions-nous prendre en considération les contraintes grandissantes pour la recherche d’une performance à tout prix ? Selon Dufey, les infirmières en lien direct avec les personnes soignées seraient en « première ligne » face à ces injonctions paradoxales. Elles ne peuvent que « trouver des solutions pour concilier trois messages implicitement compris dans l’injonction : « acceptez une diminution de moyens », « tenez-vous aux critères de rentabilités exigés » et « Produisez une qualité supérieure de travail et de soins » (Dufey, 2006, p. 225). Elle craint alors un glissement de leur pratique vers des soins plus standardisés, uniformisés, simplifiés et laissant donc l’individualité prônée par le « prendre soin ». Pour gérer les contraintes, ces professionnels de santé doivent alors au quotidien résoudre de difficiles équations pouvant les conduire à certains contournements où leurs responsabilités se verront engagées car elles peuvent mettre en péril le patient. Elles devront « faire appel à des « solutions de l’extrême » qui risquent, dans certains cas, de conduire à des dérives.[…] elles correspondent parfois aux seules solutions « créatives » qui permettent de s’en sortir, c'est-à-dire de sauvegarder une réelle qualité de soins tout en répondant aux exigences du système » (Dufey, 2006, p. 226).

61 Les professionnelles se voient alors coincées et dupées car elles peuvent se sentir déposséder du sens même de leur travail en risquant de faire encourir à leur patient des risques. Ainsi, Perrot affirme que ces mêmes professionnelles « sacrifient » une partie de leur soin « sur l’autel de l’efficience » car c’est « avant tout le temps consacré à des activités non quantifiables (et n’entrent pas dans le catalogue des normes) qui est le premier visé ». Ainsi, pour conclure : « Nombre de professionnels se sentent mis en demeure de faire un choix entre un travail d’une qualité insatisfaisante (selon leur critères), mais justifié par une obéissance sans état d’âme à la norme, et un métier exercé en « toute conscience » au prix d’une stratégie personnelle qui invente des ruses afin de contourner la dictature du temps compté » (Perrot, 2006, p. 208).

Le bloc opératoire voit aussi diverses dérives. Mais, elles semblent peu étudiées car les données sur certaines fautes sont rarement observées dans nos systèmes de santé. Une étude australienne de 1999 met en évidence que le contournement de règles est la cause de 4.8% d’évènements indésirables dans le système de soins. Ainsi, Amalberti et al (2006, p. i67) évoquent trois raisons afin d’expliquer ce manque d’information au regard des violations dans le domaine de la santé. La première semble provenir du fait qu’une plus grande flexibilité est autorisée car le jugement clinique laisse une part de flexibilité dans la mise en œuvre des protocoles, des recommandations et des bonnes pratiques. De même, il est à noter que les comptes rendus des incidents ne rapportent pas des données très explicatives de la présence ou non d’erreur ou de non-respect de procédures effectué de façon volontaire. Enfin, le signalement de toute négligence effectuée de façon délibérée semble délicat car il pourrait conduire à des accusations considérables même si les fautes sont commises sans vouloir provoquer de dommage.

En nous situons plus précisément au bloc opératoire, les erreurs ne sont pas les causes de dysfonctionnements mais les conséquences. (Ramain et al, 2004, p. 1). Ces dysfonctionnements sont de trois sortes :

• désorganisations du bloc opératoire,

• baisse de la qualité des prestations à type de « retards et des durées prolongées de séjour au bloc opératoire, l’augmentation des risques d’infection et des erreurs, l’attention portée aux malades qui diminue, de la mauvaise gestion des personnels et du matériel qui entraîne gaspillage et surcoûts (…)

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5- LE SOIGNANT CONTAMINÉ PAR LA GESTION : LA GESTION

EST-ELLE UNE MALADIE ?

La primauté est mise sur les résultats à atteindre, sur la performance. De plus, il est à noter l’existence de certains paradoxes, la juxtaposition de valeurs dont certaines en plein changement ne trouvent pas grand intérêt pour certains acteurs. Ces derniers seraient confrontés à l’utilisation d’outils de gestion grandissant, générant ainsi des situations aboutissant à des conflits d’intérêts, des abus de pouvoir et de la corruption au sein des organisations (Emery et Wyser, 2008).

La rentabilité semble être le maître mot. Il semblerait que le premier alibi ou argument soit celui d’une guerre économique (De Gauljac, 2010, p. 110). Emery et Giauque en 2005 mettent en évidence les points forts des processus introduisant des méthodes et outils de gestions tirés des entreprises privées, des mécanismes et des valeurs de ce même marché dans les organisations publiques. Pour ces chercheurs en management public et gestion des ressources humaines, il existe des points forts mais aussi des paradoxes et des tensions qui seraient alors générés. La nouvelle politique publique amène un changement fort avec un système de pilotage s’appuyant ainsi sur nombreux tableaux de bords et indicateurs. Elle conduirait vers une focalisation sur les prestations en orientant l’attention des pouvoirs publics sur des détails opérationnels. Pour ces mêmes auteurs, un des premiers paradoxes de la gestion publique vise l’optimisation du système productif par la segmentation des services. Une autre contradiction est de prôner la finalité en focalisant sur le faire. Le troisième antagonisme est de favoriser la qualité des prestations en introduisant des critères quantitatifs.

L’hôpital aurait-il échappé à ces paradoxes ? Qu’en est-il pour les acteurs de soins ? Nous recentrons donc notre étude sur les infirmiers travaillant au sein des blocs opératoires. Il est à préciser que les infirmiers remplissant les fonctions d’infirmiers de bloc opératoires ne sont pas tous titulaires d’un Diplôme d’Etat d’Infirmier de Bloc Opératoire.

Ainsi, adhérer à la culture de sécurité des soins, vouloir optimiser une gestion des risques dans le bloc opératoire est-il suffisant pour répondre aux demandes du système de soins tout en étant congruent avec une logique de continuité de prise en charge de la personne soignée, au regard d’une démarche qualité, en répondant à une qualité de processus de soins et à sa gestion documentaire tout en assurant la performance exigée ? L’acteur de soins

arrive-t-63 il à rendre compte aux nombreuses exigences quantitatives et aux demandes de traçabilité du système tout en prenant soin de la personne bénéficiant d'’une intervention chirurgicale ? Alors, ces exigences celles budgétaires et celles de qualités de soins sont-elles conciliables simultanément ? En effet, « les moyens ne sont toujours que les moyens, c'est-à-dire des interfaces techniques et financières entre un prestataire et un patient. La notion de métier est plus large, elle inclut des dimensions déontologiques, sociales, le sentiment d’utilité sociale et humaine que le professionnel tient pour essentiel » (Perrot, 2006, p. 206).

Peut-être devons-nous nous questionner sur le sens du travail de ces soignants à l’intersection de différentes nécessités. Tout d’abord, le sens que les soignants donnent à leurs missions est-il mis à mal ?