• Aucun résultat trouvé

Chapitre 1 : Communauté de pratique en ligne

1.4 Intelligence collective et communauté de pratique

1.4.1 L'organisation intelligente

Sur Internet chacun ou presque peut mettre en ligne ce qu'il veut dire, des forums de discussion se créent, des régions virtuelles naissent, tissant des liens qui échappent aux barrières politiques et géographiques traditionnelles. Lévy (2002)131 reconnaît là un

mouvement culturel profond fondateur d’une nouvelle « cyberdémocratie ». D'après lui, nous sommes dans une société du savoir, une économie de l'humain qui comprend l’économie de la connaissance comme un de ses sous-ensemble : « l’économie tournera - tourne déjà - autour de ce qui ne s'automatisera jamais complètement, autour de l'irréductible : la production du lien social, le relationnel » (Lévy, 1995)132.

130 L. Boltanski, E. Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999. 131 P. Lévy, Cyberdémocratie, Paris, éd. Odile Jacob, 2002.

Placer l'humain au cœur de l'économie actuelle oblige les organisations à déconstruire leur structure rigide pour les remplacer par une organisation par processus. Ce nouveau modèle organisationnel favorise les échanges d'informations, les interactions sociales et la participation de l'ensemble du capital humain d'une organisation. Selon Lévy, le numérique nous fait entrer dans une autre ère, nous passons d’une technologie molaire à une technologie moléculaire. Le « molaire » correspond à tous les processus de communication de masse qui envoient un message unique à une foule de personnes indéterminée.

L'individu n'est pas reconnu comme unique mais comme faisant partie d'un tout. « Par opposition aux technologies ''molaires" qui prennent les choses en gros, en masse, à l’aveugle, de façon entropique, les technologies "moléculaires" adressent très finement les objets et les processus qu’elles contrôlent » (1995 : 51). Les nouvelles technologies de communication et d'information sont dites moléculaires car elles permettent d'être en interaction perpétuelle avec le contexte. Ainsi, l'information numérique qui se transmet par le réseau offre une interaction entre les utilisateurs et l'émetteur du message. L'information transmise entre dans un processus de perpétuel re-contextualisation qui fait sens à chaque individu. Le cyberespace devient un territoire virtuel où les informations se reconstruisent perpétuellement par le biais de tous les utilisateurs du réseau. La séparation entre les messages et les sujets disparaît. Les technologies moléculaires, Internet en particulier, placent l'objet technique comme un hybride assurant la continuité et la cohérence du monde en créant « un réseau sans couture » où technique et société ne peuvent être séparées. Lévy défend la thèse selon laquelle l’essor des technologies de l’information et de la communication est indissociable de l’évolution de l’intelligence collective, ces technologies offrant l’occasion de promouvoir une forme originale d’intelligence.

« Le cyberespace n’est peut-être que l’indispensable détour technique pour atteindre l’intelligence collective. […] Un groupe humain n’a intérêt à se constituer en communauté virtuelle que pour approcher l’idéal du collectif intelligent, plus imaginatif, plus rapide »

(1995 : 12).

L’Internet n’est pas une technologie comme les autres, il a une valeur et un potentiel anthropologiques.

La pensée de Lévy a un caractère médiologique, elle repose sur la prise en compte de l’influence d’un support technique sur la pensée humaine, considérée dans sa dimension collective, et le replacement des nouvelles technologies dans le temps long de l’évolution humaine. Lévy considère les potentialités de mutation anthropologique inspirées par le cyberespace :

« l'intelligence collective est basée sur le partage des savoirs : ces technologies intellectuelles [...] peuvent être partagées entre un grand nombre d'individus et accroissent donc le potentiel d'intelligence collective des groupes humains »133.

L'auteur aborde la technique selon ses incidences sur les structures mentales et les modes de pensées. L’intelligence collective consiste à mobiliser au mieux et à mettre en synergie les compétences des individus, en partant du principe que chacun sait quelque chose et est doué de compétences et de savoir faire. Elle peut aussi se traduire en actes, par le biais d’échanges de connaissances, de partages d’expériences, et de réflexions communes autour de problèmes ou d’intérêts communs. L'intelligence collective permet de dépasser les organisations traditionnelles en court-circuitant la voie hiérarchique traditionnelle. Elle abolit la transcendance du politique qui incarnait d'une seule voix tous les individus. Cette fonction du politique devient moins pertinente aujourd'hui car l'individu peut s'exprimer et se valoriser lui-même par l'intermédiaire des réseaux en ligne.

Nous pouvons aussi nous interroger sur le potentiel en terme d’intelligence collective d’outils technologiques favorisant les échanges, comme les listes de discussion. Cette notion d’intelligence collective implique celle de communication, de collaboration et de partage de la connaissance. Les outils informatiques, les réseaux ont apporté une évolution de la notion d’intelligence collective, suscitant une communication de tous vers tous. Cette catégorie d’outils rapproche, voire fédère les intellects autour de préoccupations et de réflexions communes. Les listes de discussion ouvrent des voies de coopération et d’accès à la connaissance. Favorisant la réflexion de groupe et la reconnaissance des idées naissantes en son sein, la communication en ligne offre un espace de développement à la pensée humaine.

133 P. Levy, L'intelligence collective : pour une anthropologie du cyberspace. Paris, La découverte, 1994, p. 188. Sciences et société.

Les idées se complètent, s’enrichissent par des interactions et des boucles de rétroaction rapides. Ainsi, un propos lancé sur un message (d’une liste) génère une réaction en chaîne et se voir alors décortiqué, analysé, complété ou bien contredit par un nombre important de personnes. Cependant, comme le souligne Wolton134, avec une technique de communication,

l’essentiel est moins la performance de l’outil que le lien existant entre cette technique et le projet auquel elle peut être affectée.

Les listes de discussion peuvent être un outil d’intelligence partagée, mais l’outil en lui-même ne suffit pas, il doit être complémentaire d’une volonté d’ouverture et de réflexion commune. Elles sont un moyen de mettre l'intelligence collective en œuvre en s’appuyant et surtout en facilitant des pratiques déjà existantes. « ''Devenir auteur'', tel devrait être la devise inscrite au fronton de l’école du XXIe siècle. Utopie démocratique, que les nouveaux systèmes symboliques numériques se doivent de prolonger, s'il est vrai que le contexte de l'hypermédiation fait émerger de nouvelles pratiques d'expression-réception » (Weisberg, 2000)135. Les listes de discussion répondent à un besoin des internautes de s’exprimer,

d’échanger, de converser avec d’autres personnes qui deviennent tour à tour consommateurs et producteurs d’information. Pour autant, la capacité à comprendre une langue, une culture, à décoder l’implicite ne fonctionne qu’à l’intérieur de groupes humains plus ou moins délimités.

En effet, nous n’avons pas tous la même compréhension d’un document ou d’un texte : « on sait bien que des personnes différentes prêtent des sens parfois opposés à un message identique » (Lévy, 1990 : 64)136. Pour qu’une « intelligence collective » puisse exister, il faut

donc a minima partager mais aussi construire un sens « commun ».

134 D. Wolton, Internet et après ? Paris, Flammarion, 1999.

135 J-L. Weissberg, Croyance, expérimentation, fiction : la crise de croyance dans les médias de masse, Sociologie et sociétés, vol. 32, n° 2, 2000, pp. 73-97.