• Aucun résultat trouvé

Chapitre 2 : La communication médiatisée par ordinateur

2.3 Le cadre socio-technique des listes de diffusion

2.3.2 L'imaginaire de la communication électronique

Passer de l'informatique de calcul à l'informatique de communication a permis l'émergence d'Internet et de ses applications. Licklider et Taylor205 ont été les premiers à introduire l'idée

de communauté en ligne. « Ce seront des communautés reposant non pas sur une localisation commune mais sur un intérêt commun ». Flichy dans son ouvrage sur « L'imaginaire

d'Internet »206 nomme les pionniers de l'informatique communicante « la république des

informaticiens ».

203 P. Flichy. Internet ou la communauté scientifique idéale. Réseaux, 1999, vol. 17, n° 97, p. 105.

204 Le National Center for Supercomputing Applications (ou NCSA, Centre national pour les applications des super-ordinateurs) est un centre américain de recherche et d'exploitation des super-ordinateurs. Il est situé sur le campus de l'université de l'Illinois à Urbana-Champaign (Source Wikipédia).

205 J. Licklider, R. Taylor. The computer as a Communication Device, Science and Technology, avril 1968. Réédité dans In Memoriam, 1990, p. 38.

Il définit ce groupe comme une communauté d’intérêt relativement fermée et homogène travaillant dans un esprit de coopération, où le statut de chacun repose essentiellement sur le mérite évalué par les pairs. Ces nouveaux outils destinés initialement aux universitaires vont rapidement concerner toute la société. Cette diffusion s'accompagne de l'idée que le modèle de sociabilité initial, fondé sur des principes d'échange égalitaire et de circulation libre et gratuite de l'information, peut être transféré sans modification dans un autre espace social d'utilisation. À partir de 1993, l’Internet entre dans une phase de diffusion de masse. Dès lors, explique Flichy, l’imaginaire proposé aux utilisateurs s’inspire largement des utopies des concepteurs, mais il subit un certain nombre de transformations. Le livre de Rheingold, « La

communauté virtuelle », évoque longuement le Well (Whole Earth 'Lectronic Link,

communauté créée en 1985), et sa propre expérience d’usager et d’animateur de newsgroup. Selon Flichy, Rheingold propose dans cet ouvrage l’un des mythes fondateurs de l’Internet :

« Rheingold prend les figures de la communauté électronique et du collège invisible et les insère dans un autre espace, celui de la société ordinaire. Il en fait un modèle de référence d’Internet, alors que le changement de l’espace social de référence modifie fondamentalement la situation : le mode de fonctionnement des communautés contre- culturelles ou de l’université n’est évidemment pas celui de toute la société [...]. Ce déplacement correspond exactement à la figure du mythe » (Flichy, 2001 : 115).

La démarche de Flichy consiste à repérer les rêves, fantasmes, utopies, idéologies et autres mythes qui accompagnent l'essor de l'Internet pour les appréhender comme des composantes du développement du système et les étudier dans leurs singularités. Il part des conceptions théoriques développées par le philosophe Ricoeur sur l’utopie, l’idéologie et l’imaginaire dans « L’idéologie et l’utopie » (1997)207. L’usage des mots « utopie » et « idéologie » ne s’oppose

pas au concept de réalité.

« Il est plus intéressant d’opposer utopie et idéologie [...] l’utopie est ce qui permet de rompre avec la réalité actuelle, avec les technologies qui nous entourent ; l’utopie a également une fonction de mobilisation autour d’un nouveau projet. Cela n’est pas une sorte de fantasmagorie sans intérêt. L’idéologie est au contraire ce qui permet de réunir les gens autour d’une même vision technique » (Flichy, 2001 : 14).

L’association entre idéologie et utopie donne un ensemble de représentations plurielles que Flichy appelle « imaginaire » ou les « imaginaires ». Un travail de déplacement transforme l’utopie en idéologie, à l’aide de la constitution d’un mythe des origines où « le contexte social particulier qui a rendu possible l’expérimentation est oublié, cette technique locale est alors présentée comme la nouvelle technique de base d’un nouveau fonctionnement social » (2001 : 16). Pour l'auteur, le discours des ouvrages de vulgarisation et de la revue Wired208

jouent un rôle très important pour l’imaginaire de l’Internet. En effet, ils proposent un cadre d’interprétation et d’action pour l’informatique communicante :

« On pénètre aussi dans un autre monde social où les rapports entre les individus sont égalitaires et coopératifs, où l’information est gratuite [...]. Ces discours ont donc une forte composante mystificatrice, ils sont à la base de cette idéologie d’Internet qui séduit, mobilise et masque le fonctionnement réel de la nouvelle technologie. Mais le modèle initial va aussi perdurer. Des forums grand public vont se mettre en place, des informations collationnées par les universités vont être consultées par des utilisateurs variés, des individus ordinaires vont créer des sites où ils présenteront des contenus parfois de grande valeur. L’utopie initiale perdure sous une autre forme » (Flichy, 2001 : 115).

L'imaginaire véhiculé n’est plus celui des informaticiens ou des premiers utilisateurs, mais celui de spécialistes de la parole, experts et journalistes écrivant dans la presse informatique ou dans la presse d'information. Les concepteurs ne sont plus les utilisateurs, ni les producteurs de l’imaginaire. Quand Internet devient dans les années 1990 un produit de masse avec des utilisateurs variés, apparaît un nouveau discours sur l’informatique communicante et son impact sur la société. Ces représentations qui s'expriment par des discours portent la marque de l'imaginaire d'un collectif d'acteurs, concepteurs et usagers. Pour Picon, dans la notion d'imaginaire se retrouve le terme d'image : « les images permettent tout d’abord de projeter une réalité différente, de donner forme à des attentes en assignant du même coup à l’invention et à l’innovation techniques une finalité qui les justifie aux yeux de leurs promoteurs comme du public auquel ils s’adressent »209. Technologie et imaginaire sont

indissociables.

208« Wired » est à la fois un magazine mensuel et un périodique publié à San Francisco, Californie, depuis mars 1993. Il se concentre sur l'incidence de la technologie dans les domaines de la culture, de l'économie et de la politique (Source Wikipédia).

209 A. Picon. Imaginaires de l'efficacité, pensée technique et rationalisation, Réseaux. 2001, n° 109, vol. 5, pp. 18- 50.

Les exemples foisonnent : le village planétaire de Mc Luhan, l’intelligence collective, les autoroutes de l’information, la cyberculture autant de mythes et d’espoirs fondés sur les technologies. Chaque nouveau moyen de communication est accompagné de représentations collectives, qui sont constituées de l’ensemble des pensées dominantes sur les rapports entre un objet prépondérant à un moment déterminé et une société donnée. Le développement de l’Internet, par exemple, promettait l’avènement d’ « un village global », qui mettrait en relation tous les individus entre eux. Les discours qui ont accompagné le développement des blogs ne sont pas sans analogie avec l’essor de l’Internet. L’explosion des blogs210 s’inscrit

dans cette perspective : pour Jeanne-Perrier, Le Cam et Pélissier211, « il s’agit, pour les

créateurs de ces outils particuliers, de faire vivre pleinement le mythe des origines de l’Internet, celui de la participation et de l’expression de tous à la vie des réseaux de communications ». Les blogs s’intègrent dans les outils communicationnels du Web.

Conclusion

Le rapide historique sur les étapes qui ont présidé à l'élaboration et à l'inscription socio- technique d'Internet, dans la phase de conception de cette innovation technique, nous permet d'approcher la dimension sociologique et symbolique de cette technologie en amont et non pas en aval, ce qui est le cas des études de pratiques. Le réseau Arpanet a constitué le cœur technique de ce qu'est devenu l'Internet, ainsi qu'un outil primaire de développement de cette nouvelle technologie. Rheingold212 rappelle les motivations initiales du projet qui était de

construire un réseau transcontinental d'ordinateurs pour faciliter les échanges et les travaux des chercheurs américains. La dimension militaire, un réseau indestructible parce que décentralisé, n'était qu'un des aspects du projet.

210 Blog (de Web log) : Journal personnel disponible sur le Web. Peut être tenu par un particulier, un chercheur, un journaliste, un salarié d’entreprise ou plus rarement par un groupe de personnes (entreprise, collectivité…). Le blog a pour objet de diffuser des billets, généralement liés à l’actualité, et présentés par ordre chronologique. (Digimind, Le Web 2.0 pour la veille et la recherche d'information, juin 2007. En ligne sur

http://www.digimind.fr/publications/white-papers/299-le-Web-20-pour-la-veille-et-la-recherche-

dinformation.htm).

211 V. Jeanne-Perrier, F. Le Cam, N. Pelissier, Les sites Web d’autopublication : observatoires privilégiés des effervescences et des débordements journalistiques en tous genres, In R., Ringoot, J-M., Utard, (Ed.), Le journalisme en invention : nouvelles pratiques, nouveaux acteurs, Rennes, PUR, 2005, p. 158.

212 H. Rheingold, Les communautés virtuelles, Paris, Éditions Addison-Wesley France, 1995. Traduction L. Lumbroso.

« Pour eux [les universitaires], il ne s'agissait pas seulement d'orienter l'informatique dans une nouvelle voie, celle des réseaux, mais aussi de se doter de nouveaux instruments de travail (messageries, dispositifs de coopération, documentation collectives), dont ils avaient besoin et que le marché ne pouvait pas leur fournir ». (Flichy, 1999 : 111)213.

Les concepteurs d'Internet ont été les premiers utilisateurs des artefacts qu’ils ont construits. L’approche des réseaux socio-techniques, développée en France par Callon et Latour au Centre de Sociologie de l’Innovation, oppose à la perspective linéaire de l’élaboration technique, un modèle tourbillonnaire fait de boucles itératives où l’innovation suscite des critiques, remarques et objections en cours de processus. Le projet initial se transforme au gré des confrontations. A la suite d’une série de traductions, l'innovation technique réussit à intéresser un nombre d’alliés de plus en plus grand. C’est l’étendue et la solidité du réseau et non la pertinence de la solution technique qui permettent d’expliquer le succès d’une innovation. En s’axant sur la recherche des alliances et des opportunités, cette approche constructiviste a radicalement renouvelé la sociologie des techniques. Cet aspect de l’innovation a permis aux chercheurs de mettre en exergue le rôle important de l’usager dans le processus d’innovation et dans la conception même des objets techniques.

Chapitre 3 : Communauté