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Chapitre 1 : Communauté de pratique en ligne

1.1 Imaginaire social et concept de communauté

1.1.2 La dimension communautaire

Cette recherche a pour objet la description du fonctionnement d’une communauté professionnelle. Il est donc impératif dans un premier temps d'interroger l'usage du concept de communauté dans notre étude. Dans le langage ordinaire, le mot communauté désigne un groupe social dont les membres vivent ensemble, ou ont des biens, des intérêts communs. Ces groupes sociaux peuvent être des communautés professionnelles se réunissant autour d’un même travail (communauté de travail), des groupes de religieux vivant ensemble et observant des règles (congrégations, ordres), mais aussi des citoyens d’une même nation (communauté nationale). Ce concept est pourvu d’un spectre de significations, désignant non seulement des collectivités localisées mais des regroupements divers sans nécessairement de bien (matériel ou symbolique) commun aux participants. En sciences sociales, le reproche de polysémie est adressé au concept de communauté considéré comme un « concept-carrefour » ou concept « polymorphe » (Passeron, 1991)54. Cette pluralité conceptuelle est inévitable et irréductible

car liée à la diversité des théories et des cadres interprétatifs des programmes de recherche.

53 D.-A. Schön, Le praticien réflexif : à la recherche du savoir caché dans l'agir professionnel, Montréal, éditions logiques, 1994.

54 J.-C. Passeron, Le raisonnement sociologique : l'espace non-poppérien du raisonnement naturel, Paris, Nathan, 1991. Coll. Essais et Recherches, p. 37.

Nous nous référons à une définition commune pour les sciences sociales, selon laquelle la communauté est une « forme particulière de rapports dans les groupements humains, caractérisée par une solidarité naturelle spontanée et animée par des objectifs communs »55.

Elle serait un groupement d'individus liés entre eux par des relations d'interdépendance, vécues sur un mode affectif, une solidarité née de l'unanimité de croyances aux mêmes valeurs. Tönnies (1887)56 fait une distinction entre communauté et société. Il distingue la

communauté traditionnelle « Gemeinschaft », configuration caractérisée par une interconnexion importante de personnes voisines et apparentées, marquée par la solidarité, la proximité et les relations affectives et une forme relevant plus du sociétaire, « Geselleschaft », forme à travers laquelle les personnes sont réunies par des relations formelles et fonctionnelles. Les formes communautaires ou sociétaires constituent des configurations typiques du lien social chez Weber (1922)57 qui reprend cette distinction entre ces deux types

sociaux. Il prolonge les catégories de Tönnies en les affinant, en les reliant à des formes d’activités sociales, et non à des entités sociales figées. A la différence de Tönnies, le couple de notions retenues par Weber (communalisation / sociation) ne désigne pas deux types de sociétés qui se succèdent historiquement (sociétés traditionnelles / sociétés modernes). La communalisation est une relation sociale basée sur un sentiment d'appartenance, telle que la famille ou la nation. La sociation repose sur un processus de concertation rationnelle entre les acteurs pour la réalisation d’un objectif commun. L'objet primaire de la sociologie compréhensive de Weber est l'activité communautaire « là où une activité humaine se rapporte de façon subjectivement significative au comportement d'autrui »58.

Communauté virtuelle

La communauté étudiée est d'une part une communauté réelle constituée d'une partie des enseignants documentalistes en fonction dans des établissements scolaires du second degré et d'autre part une communauté en ligne qui communique sur le réseau Internet. Ce dernier point nécessite une précision terminologique. Des communautés peuvent être construites autour du réseau Internet ; la notion de communauté virtuelle est alors convoquée.

55 M. Grawitz, Lexique des sciences sociales, 6 éd°., Paris, Dalloz, p. 70.

56 F. Tönnies, Communauté et Société - Catégories fondamentales de la sociologie pure, Paris, éditions Retz- C.E.P.L., 1977. Coll. Les classiques des sciences humaines. Édition originale 1887.

57 M. Weber, Économie et Société,Tome 1, Paris, Plon, 1971. Édition originale allemande 1922.

58 M. Weber, Essai sur quelques catégories de la sociologie compréhensive, In M. Weber, Essais sur la théorie de la science, Paris, Presses Pocket, 1992, pp. 301-364. Coll. Agora. Édition originale allemande 1951.

L'expression communauté virtuelle coexiste avec une grande variété d'expressions voisines et souvent employées comme synonymes (communautés en ligne, communautés électroniques, communautés délocalisées). Selon Proulx et Latzko-Toth « l'effet de flou terminologique […] et la prudence dont font montre certains auteurs dans l'emploi de l'expression "communauté virtuelle" semble traduire un certain malaise » (2000 : 101). Rheingold a popularisé la notion de communauté virtuelle dans un ouvrage emblématique qui relate son expérience de membre de la communauté WELL (Whole Earth 'lectronic Link). Il définit cette forme de communauté comme des :

« regroupements socio-culturels qui émergent du réseau lorsqu'un nombre suffisant d'individus participent à ces discussions publiques pendant assez de temps en y mettant suffisamment de cœur pour que des réseaux de relations humaines se tissent au sein du cyberespace » (1995 : 6)59.

La communauté décrite constituée autour d'un babillard60 est fortement identifiée à son milieu

d'origine (la baie de San Francisco et le milieu de la contre-culture californienne des années 1970) et apparaît comme le prolongement d'une communauté réelle. Dans les discours sur les communautés virtuelles, Proulx et Latzko-Toth (2000 : 106)61 ont exploré le lien avec le réel

et la question de la virtualité. Ils distinguent trois grandes approches de la virtualité. Dans une première approche, le virtuel serait entendu comme une imitation dégradée du réel, comme un simulacre. A contrario, dans une seconde approche, le virtuel viendrait nous libérer des contraintes de la matière, de l'espace et du temps. Ces deux premières visions s'appuient sur une séparation du virtuel et du réel et font coïncider l'irruption du virtuel avec le progrès technologique. Une troisième approche, fondée sur les travaux de Deleuze, considère au contraire que le virtuel n'est aucunement tributaire du progrès technologique, car « la vie quotidienne est toujours-déjà une réalité virtuelle » (Doel et Clarke, cités par Proulx et Latzko-Toth, 2001 : 103). Pour Deleuze62 le virtuel ne s'oppose par au réel, mais à l'actuel. Il y

aurait une véritable hybridation du réel et du virtuel (Proulx et Latzko-Toth, 2001 : 104). D'un côté, nous aurions le virtuel et le possible, de l'autre, l'actuel et le réel.

59 H. Rheingold, Les communautés virtuelles, Paris, Addison-Wesley France, 1995. Trad. L. Lumbroso, édition originale américaine 1993.

60 Babillard : Ordinateur offrant des services de messagerie asynchrone et auxquels on accède directement par modem à la tarification forfaitaire des appels locaux.

61 S. Proulx, G. Latzko-Toth, La virtualité comme catégorie pour penser le social : l'usage du concept de communauté virtuelle, Sociologie et sociétés, 2000, vol. 32, n° 2, p. 101.

Le virtuel ne s'oppose pas au « vrai » (comme « la vraie vie » versus « le monde virtuel »), mais s'oppose à l'actuel. En ce qui concerne les communautés d'enseignants, Pouts-Lajus (2001)63 évoque le choix de les nommer communautés délocalisées, plutôt que communautés

virtuelles. Il emprunte l'expression de « communauté délocalisée » à Sperber, anthropologue et théoricien des relations entre cognition et culture.

[Avec Internet] « émergent et s’établissent, sans les entraves de la spatialité, des communautés délocalisées et souvent très ouvertes, de gens partageant des intérêts en tous genres : curiosités intellectuelles, goûts partagés, causes communes, tout ce qui peut rassembler des gens de façon temporaire ou durable. Ce sont des réseaux très fluides, labiles. S’ils plaisent, si les gens sont motivés à participer, ils se développent et sont relativement stables ; si l’idée n’était pas bonne, ils s’effondrent rapidement » (Sperber, 2001)64.

Ces groupements spontanés et indépendants de personnes se construisent sur la base d'un intérêt partagé par tous leurs membres : l'enseignement d'une discipline, l'usage des Technologies de l'Information et de la Communication (TIC), l'innovation pédagogique. Pour la communauté des enseignants qui interagit en ligne, la communauté en tant qu’entité n’est pas délocalisée, elle est plutôt fragmentée. Il s’agit d’une séparation de corps et d’une désynchronisation de propos, d’une médiation par un dispositif de communication en ligne.

« Ces communautés sont d’autant plus réelles qu’elles sont en permanence confrontées au problème de leurs relations avec les communautés existantes : l’établissement scolaire, l’institution éducative et toutes les autres communautés d’enseignants, associations de spécialistes, syndicats, etc. » (Pouts-Lajus, 2001).

C'est pourquoi, nous privilégierons le terme de communauté en ligne plutôt que celui de communauté virtuelle pour désigner le groupe réuni autour d’un dispositif technique utilisant Internet (la liste de diffusion) pour faire transiter l’information.

63 S. Pouts-Lajus, Présent et avenir des communautés délocalisées d’enseignants, Nevers, Actes de Cyberlangues, 2001. En ligne sur http://txtnet.com/ote/communautes.htm.

64 D. Sperber, Un anthropologue au cœur des communautés en ligne, Les dossiers de l’Ingénierie éducative, 2001, CNDP, n° 36, pp. 24-27.