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Chapitre 1 : Communauté de pratique en ligne

1.4 Intelligence collective et communauté de pratique

1.4.2 Communauté et modèles de connaissance

Nous faisons l'hypothèse que l’utilisation d’un environnement de communication à distance au sein de la communauté étudiée contribue à l’émergence et à la clarification de représentations professionnelles partagées. Nous supposons que les principales formes d’informations et de connaissances construites entre les pairs, reposent sur des thématiques et des objets à forte reconnaissance professionnelle parmi les enseignants documentalistes exerçant le métier. La communauté professionnelle est rassemblée autour d'un centre d'intérêt et par la circulation de biens d’expérience concernant la discipline d'appartenance.

La cognition distribuée

L’Internet comme technologie sociale peut se concevoir comme une aide cognitive externe à l’extension des relations sociales au-delà des limites d’un groupe (Conein, 2004)137. Le

développement de technologies cognitives qui permettent d’étendre la taille des collectifs en coordonnant rapidement des individus dispersés constitue un cas nouveau de modalité de la distribution des processus cognitifs. Lorsque plusieurs usagers partagent les mêmes ressources cognitives, on parle de cognition distribuée. Les processus cognitifs sont décrits comme « distribués » entre les agents et leur environnement, celui-ci comprenant à la fois les objets et artefacts mais aussi les structures sociales. Le courant de la cognition distribuée s'intéresse à la structure des connaissances (aux représentations) et à leur transformation. Il se démarque des modèles traditionnels issus des sciences cognitives en ce que l'objet d'étude ne se trouve plus uniquement dans l’esprit des individus mais inclut les processus de coopération et de collaboration entre les sujets. Hutchins (1995)138 est l'un des représentants de cette

approche. La cognition distribuée présente l'action humaine comme reposant sur la capacité de l'être humain à intégrer les éléments du contexte dans lequel il opère. Ces éléments créent, transforment et propagent des représentations. Proulx dans ses travaux sur l’usage des objets communicationnels reprend une définition de la cognition distribuée tirée de « The Blackwell

Dictionary of Cognitive Psychology, 1990 » :

137 B. Conein, Cognition distribuée, groupe social et technologie cognitive, Réseaux, 2004, n° 124, pp. 53-79. 138 E. Hutchins, Cognition in the Wild, Cambridge, MA, MIT Press, 1995.

« un processus de cognition distribuée est à l’œuvre lorsque plusieurs agents partagent un même stock de ressources cognitives (connaissances formelles ou informelles, procédures, plans, buts, etc.) en vue de l’accomplissement de tâches qu’il serait impossible de réaliser par l’action d’un agent solitaire ».

L’intelligence est alors fondée sur le partage des connaissances. Dans la théorie de la cognition distribuée, l’intelligence collective est considérée comme un système regroupant le dispositif technique et le groupe humain qui s’en sert. Conein, un des théoriciens français de l'approche distribuée, écrit :

« Les technologies à base Internet et les architectures Open Source sont des supports puissants à la coopération cognitive parce qu’elles sont à la fois des outils de coordination sociale et des aides à la connaissance. Toute coopération cognitive de qualité repose sur une interdépendance cognitive forte et sur un accroissement des interactions entre les agents. »

(Conein, 2004)139.

L'auteur explique que les notions de communauté épistémique comme de réseau cognitif servent à caractériser une espèce d’action collective et une modalité de coopération propres à ces logiques. Pouvons nous considérer qu’une liste de diffusion parce qu’elle coordonne des personnes constitue un système dynamique distribué ? La communauté en tant que structure d’interaction répond à des contraintes écologiques (de taille et d’échelle) qui sont liées à des contraintes cognitives. Cependant les technologies de communication en ligne ne sont pas conçues au départ comme des technologies de construction d’espaces de travail, même si elles interviennent de plus en plus dans la réalisation de tâches cognitives. Dans l'approche de la cognition distribuée, le rôle des artefacts dans une situation instrumentée est mis en valeur. L'accent est mis sur la manière dont les propriétés humaines et matérielles interagissent de manière dynamique dans une situation collective médiatisée.

139 B. Conein, Communauté épistémique et réseaux cognitifs : coopération et cognition distribuée. Marché en ligne et communautés d’agents, Revue d’économie politique, 2004, pp. 141-160.

« (L'approche distribuée) a des implications sur le fonctionnement des technologies cognitives, en particulier des artefacts informatisés, mais elle ne peut pas s'y réduire. L'intérêt de l'hypothèse est justement que sa portée va au-delà de la compréhension de l'impact des technologies informatisées sur la culture et sur la cognition [...] La cognition distribuée est d'abord une hypothèse sur le fonctionnement général de la cognition humaine. Dans ce cadre, je souligne qu'il est nécessaire de prendre en compte, de façon concomitante, la modification des technologies cognitives et la modification de la coordination sociale »

(Conein : 55-56)140.

Les outils technologiques jouent un rôle dans la structuration et la gestion des mécanismes cognitifs des acteurs qui agissent sur l'outil pour donner du sens à leurs pratiques communicatives. Ce postulat occupe une place centrale dans les réflexions en sociologie des usages.

Construction sociale des savoirs

Les co-listiers construisent collectivement une culture professionnelle de l’information dans le cadre d’une communauté de pratique. Selon la typologie de Lickider et Taylor141, le passage

de la communauté de pratique professionnelle à la communauté de savoirs142, du partage de

compétences à l’émergence de connaissances n’est pas automatique. Le fonctionnement de la communauté peut susciter la création collective à certaines conditions : l'utilisabilité de l’outil, la sociabilité (convivialité, sentiment de sécurité), l'existence d’une micro-culture de groupe. L'analyse des usages de l'outil de communication permet d’observer un processus d’appropriation qui combine instrumentation et instrumentalisation143. L’outil collaboratif

favorise l’autoformation mais surtout la formation mutuelle, l’autonomie se construisant progressivement par l’action collective jusqu'à l’émergence d’une cognition partagée (ou distribuée). L’environnement technique offre les moyens d’une construction des connaissances dans l’interaction sociale.

140 B. Conein, Cognition distribuée, groupe social et technologie cognitive. Réseaux, n° 124, pp. 55-79.

141 J.-C.-R. Licklider, R.-W. Taylor, The Computer as a Communication Device, Science and Technology, Avril 1968. En ligne sur http://www.utexas.edu/ogs/lectures/taylor.

142 P. Cohendet, F. Créplet, O. Dupouët, Organizational Innovation, Communities of Practice and Epistemic Communities : the Case of Linux, In A. Kirman, J.-B. Zimmermann (eds.), Economics with Heterogeneous Interacting Agents, Berlin-Heidelberg, Springer-Verlag, 2002, pp. 303-326.

143 P. Rabardel, Les hommes et les technologies. Approche cognitive des instruments contemporains, Paris, Armand Colin, 1995.

Transmettre de l’information, discuter, comprendre, argumenter, constituent des actions qui se trouvent de plus en plus au cœur de l’activité de travail, de l’élaboration et de l’adaptation de connaissances. « Ce constat entérine l’impossibilité de codifier complètement savoirs et savoir-faire : même dans le cas où ils sont formalisés, les conditions de leur mise en œuvre varient en fonction de la situation où ils sont mobilisés, les ajustements qui en découlent donnant lieu à la production de nouvelles connaissances en situation » (Bouillon, 2004)144 .

Nul contenu signifiant ne peut être produit, partagé, échangé entre un groupe d’individus si ces derniers ne sont pas préalablement inscrits dans une relation qui leur permet d’entrer en « résonance cognitive » (Bougnoux, 1995)145. La communauté cognitive peut avoir une

dimension « disciplinaire »146 avec une fonction de lissage de la parole, du sens et des

pratiques, dans une conformité commune. Les pratiques de mutualisation et de communication de l’information dans la communauté étudiée sont le signe de la conscience d’une identité forte. Nous pouvons repérer plusieurs strates dans la représentation du métier dans les discours exprimés dans la mesure où les savoirs qui circulent au sein de la liste de diffusion possèdent plusieurs dimensions : scientifique, institutionnelle ou politique, pragmatique et identitaire. Les notions scientifiques (en référence aux sciences de l'information) constituent le socle qui compose la strate épistémologique et conceptuelle. La strate institutionnelle est présente par exemple dans le format des discours autour de la politique documentaire et des réformes pédagogiques. La strate pragmatique renvoie aux pratiques professionnelles, à l’expérimentation et au niveau d’intervention pédagogique. Le passage du paradigme notionnel fondé sur la didactisation de savoirs informationnels aux pratiques pédagogiques pose problème et apparaît contradictoire dans les discours. Les discussions sur le métier et ses conditions d’exercice laissent une grande part aux pratiques de « bricolage »147 qui caractérisent la culture professionnelle du groupe étudié.

144 J.-L. Bouillon, Du partage des savoirs à « l’économie cognitive » : quelles rationalisations informationnelles et communicationnelles ?, In J.-P. Metzger (dir.), Le partage des savoirs en contexte : logiques, contraintes et crises, Paris, L’harmattan, 2004, pp. 63-81. Communication et Civilisation.

145 D. Bougnoux, La communication contre l’information, Paris, Hachette, 1995, Questions de sociétés.

146 J-L. Bouillon, Autonomie professionnelle et rationalisations cognitives : les paradoxes dissimulés des organisations post-disciplinaires, Études de communication, 2005, n° 28. En ligne sur

http://edc.revues.org/index286.html.

147 P. Perrenoud, La formation des enseignants entre théorie et pratique, Paris, L’Harmattan, 1994, chap. I, pp. 21-41.

Savoirs d'action

On oppose habituellement deux formes de savoir entre le monde de la pratique et celui de la théorie. Vygotski, psychologue russe du début du siècle, soutient, dès 1934148, l’idée que

l’homme développe deux manières opposées de penser : des concepts « spontanés » ou « quotidiens » dont la vertu est l’efficience immédiate dans une situation singulière et des concepts « scientifiques », abstractions d’une réalité générale. Barbier (1996)149 dans ses

travaux de théorisation de l’action et des situations concrètes parle d’une opposition entre le champ des savoirs objectivés et celui des savoirs détenus. Notre projet vise à mettre en relation des théories du sujet (psychologie) et les formes de savoirs (théorie de la connaissance). Pour définir la nature et le type des différents savoirs et connaissances en jeu dans la constitution d’une action, nous devons éclairer en premier point la notion de « savoirs d’action ». Il s'agit :

« des énoncés associés à des représentations ou systèmes de représentations provisoirement stabilisés, relatifs à la génération de séquences actionnelles produits ou construits par l’acteur énonciateur, considérés par lui comme efficaces c’est-à-dire susceptibles de faire l’objet d’un engagement ultérieur» (Barbier, 2004 : 23-24)150.

Pour compléter cette définition, nous devons distinguer le savoir d'action, de deux autres types de savoir : le savoir-faire et le savoir scientifique. A la suite de la perspective développée par Barbier (1996), nous considérons que le savoir d'action est borné par le savoir- faire et le savoir scientifique de type analytique. Il existe une rupture épistémologique entre le savoir-faire et l’explicitation du savoir-faire, ce savoir étant largement implicite. Le psychologue du travail Clot reconnaît que « l’expérience échappe à ceux à qui elle appartient » (2002 : 54)151. Il faut des conditions particulières pour accéder à cette

connaissance singulière de l’activité. L’explicitation par un écrit de cette connaissance pratique implicite constitue ainsi un savoir d’action.

148L. Vygotski, Pensée et Langage, Paris, La Dispute, 1997. Parution originale 1934. 149 J.-M. Barbier, Savoirs théoriques et savoir d’action, Paris, PUF, 1996.

150 J.-M. Barbier, O. Galatanu, Les savoirs d’action : une mise en mots des compétences ? Paris, L’Harmattan, 2004.

151 Y. Clot, La formation par l'analyse du travail : pour une troisième voie », In B. Maggi (dir.), Manières de penser, manières d'agir en éducation et en formation, Paris, PUF, 2000, pp. 133-156.

Quant aux chercheurs en Sciences de l'Éducation ou en psychologie, ils s’appuient sur la distinction entre savoirs théoriques et savoirs d’action. Certains auteurs, comme Terssac, mettent en avant la notion de compétence qui s'est substituée à celle de qualification, « notion intermédiaire qui permet de penser les relations entre le travail et le savoir détenus par l'individu » (Terssac, 1996 : 223)152. En ergonomie, Montmollin utilise le concept unificateur

de compétences pour caractériser ce qui explique les activités. Il précise que les savoirs théoriques sont des connaissances déclaratives et procédurables, en général verbalisables. Les savoirs d’action seraient des savoir-faire, des routines peu verbalisables mais observables (Montmollin, 1996 : 193)153.

Dans notre étude, nous tenons compte du savoir d’expérience des professionnels dans différentes situations d’action. Schön développe la notion de « praticien réflexif » pour l'analyse du savoir professionnel : il y a « une science de l'agir professionnel qui prend sa source dans la réflexion en cours d’action et sur l’action » (1994 : 45)154. L'analyse des

pratiques professionnelles ne peut se concevoir sans une prise en compte des identités en jeu et des représentations au sens de Bourdieu, qui font partie intégrante de l’habitus de professionnels exerçant un même métier. En effet, les pratiques professionnelles s'appuient sur une articulation des savoirs pratiques et théoriques en les mobilisant dans des schèmes d’action.

1.4.3 Théorie des communautés de pratique en