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Chapitre 1 : Professionnalisation et identité professionnelle

1.1 Sociologie des professions

1.1.2 La référence au modèle enseignant de la professionnalisation

Selon le modèle d’analyse anglo-saxon, la professionnalisation désigne le processus par lequel un groupe professionnel délimite un champ dont il se fait le spécialiste et sur lequel il développe des savoirs spécifiques. En France, malgré l'inadaptation de cette analyse pour les métiers éducatifs, cette définition a tout de même des incidences sur leur évolution. Pour compléter la description sociologique de la professionnalisation, les approches sociologiques et psychosociologiques ont développé la notion d’identité professionnelle et divers courants ont produit différents dispositifs d’analyse (réflexive)303 des pratiques professionnelles.

300 H. Becker, Outsiders : études de sociologie de la déviance, Paris, Métailié, 1985, p. 126.

301 M.E.N., Circulaire n°97-123 du 23 mai 1997, Mission du professeur exerçant en collège, en lycée d'enseignement général et technologique ou en lycée professionnel, B.O.E.N., 29 mai 1997, n° 22.

302 M.E.N., Circulaire n° 86-123 du 13 mars 1986, Missions des personnels exerçant dans les centres de documentation et d'information, B.O.E.N., 27 mars 1986, n° 12.

Les postulats sont empruntés aux théories sociologiques des professions et de la professionnalisation, théorie fonctionnelle et interactionniste. Parmi les multiples dimensions de l’identité des individus, la dimension professionnelle a acquis une importance particulière (Dubar, 2000)304. Une profession est constituée de l’ensemble des personnes qui exercent le

même métier. Elle émerge lorsqu’un certain nombre de personnes commence à pratiquer une technique définie fondée à partir d’une formation spécialisée. Le terme profession évoque l’image d’un corps social unifié auquel on accède grâce au diplôme qui sanctionne la formation. Au cours de cette dernière s’acquièrent la dimension technique du métier mais aussi ses règles d’exercice c’est-à-dire les règlements de la profession. Le groupe professionnel renvoie à l’idée de classe à laquelle on appartient par son activité, l’appartenance se justifiant par des connaissances spécialisées acquises par un enseignement spécifique. On définira un métier comme l’ensemble des savoirs techniques qu’utilise un individu dans son activité et dont il tire ses moyens d’existence. Pour la communauté étudiée des documentalistes d'établissements scolaires, ce sont les interprétations de la professionnalisation des enseignants qui seront interrogées, tout particulièrement les travaux de Bourdoncle305, Altet306 et Perrenoud307. La professionnalisation est un concept anglo-saxon,

qui décrit la mesure dans laquelle un métier (en anglais « occupation ») est ou devient une « profession ». Lemosse308 rappelle les critères distinctifs d'une profession :

• une pratique de l’activité reposant sur des compétences issues de savoirs théoriques de haut niveau

• longue durée des études et formation spécifique, déterminant une spécialisation non accessible au grand nombre

• évaluation et contrôle des compétences par des instances où les pairs jouent un rôle primordial, avec garantie par l'État du monopole d’exercice de l’activité

• en conséquence, autonomie relative

• idéal de service et code moral de la pratique (déontologie)

304 C. Dubar. La socialisation : Construction des identités sociales et professionnelles. 3° édition. Armand Colin, 2000, p. 16. Collection U.

305 R. Bourdoncle, Les travaux sur la formation des enseignants et des formateurs, Paris, I.N.R.P., 1991. 306 M. Altet, La formation professionnelle des enseignants, Paris, P.U.F., 1994.

307 P. Perrenoud, La formation des enseignants entre théorie et pratique, Paris, L’Harmattan, 1994.

308 M. Lemosse, Le « professionnalisme » des enseignants : le point de vue anglais, Recherche et formation, 1989, n° 6, pp. 55-66.

Ce dernier point correspond à une activité de nature altruiste au terme de laquelle un service précieux est rendu à la société (Lemosse, 1989 : 57). En France, cet ensemble de critères désigne plutôt ce qu’on appelle les « professions libérales ». Dans cette perspective, certains auteurs fonctionnalistes ont inventé le concept de semi-professions pour parler d’activités qui présentent des traits les rapprochant des précédents mais qui en restent éloignés par plusieurs caractéristiques. Ainsi pour Etzioni (1969)309 les métiers de l’enseignement et du travail social en sont un exemple dans la mesure où ils se définissent ainsi :

• une période de formation plus courte

• un corps de connaissances moins spécialisé

• une activité se déployant non sur un mode libéral mais dans des organisations bureaucratiques

• moins d’autonomie

• une forte tendance à la féminisation

• un statut dans la société moins élevé

L’enseignement apparaît comme une « semi-profession », parce qu’il ne satisfait qu’en partie aux critères communément utilisés. Les semi-professions sont généralement exercées dans le cadre du fonctionnariat ou de missions de service public. Elles sont soumises à la tutelle d’autres professions de niveau hiérarchique supérieur (inspecteurs et directeurs d’établissements), ainsi qu’à une réglementation étatique précise (instructions officielles publiées au Bulletin Officiel de l'Éducation Nationale). Bourdoncle (1991 : 82)310 souligne

que l'insuffisance de la formation et de l'autonomie d'exercice peut être levée au terme de combats et de négociations syndicales. Trois autres obstacles semblent plus difficilement surmontables : le faible statut de la clientèle la plus directe, les élèves, et souvent son manque d’intérêt pour le service rendu ; la nature salariée des enseignants ; et le nombre important des membres de la profession.

309 A. Etzioni, The semi-professions and their organizations : Teachers, nurses and social workers, New York, Free Press, 1969.

310 R. Bourdoncle, La professionnalisation des enseignants : analyses sociologiques anglaises et américaines, Revue Française de Pédagogie, 1991, n° 94, pp. 73-92.

« Chacun comprend facilement qu'une ''semi-profession'' ait l'ambition de devenir une profession à part entière [...], la professionnalisation ne se décrète pas unilatéralement, tout simplement parce qu'elle ''donne droit'' à de considérables privilèges en termes d'autonomie, de pouvoir, de prestige, de revenu. On peut donc parfaitement imaginer qu'un métier s'installe durablement dans la situation de semi-profession, compte tenu d'un état des technologies, des besoins, de la division du travail et des rapports de force entre métiers, entre employeurs et salariés, entre usagers et gens de métier » (Perrenoud, 1994)311.

La professionnalisation est souvent décrite comme le processus dynamique d’un métier vers une profession. Perrenoud considère que le métier d'enseignant est un « métier en transition vers la pleine professionnalisation », transition qui s’étend sur plusieurs décennies. Dans le contexte de l’intégration des IUFM au sein des universités, et de la « mastérisation » des concours d'enseignement, le haut conseil de l’éducation, précise que le professeur doit être un « professionnel de l’enseignement » (Rapport sur la formation des maîtres, 2006)312. Nous

nous interrogeons pour savoir si les documentalistes de l’Éducation nationale peuvent prétendre au statut de profession, se distinguant d’un métier par ses savoirs théoriques, rationalisés et professés (Bourdoncle, 1991), son mandat et son statut. Étant donné que le mandat confié par une société à un groupe professionnel, le statut de ses membres et l’autonomie dont ils bénéficient dans leur exercice professionnel constituent des critères nécessaires à l’attribution de l’appellation de profession (Chapoulie, 1973)313. Le mandat est

fondé par les différentes circulaires qui régissent la profession d'enseignant documentaliste. À l'image de la circulaire du 17 février 1977314 qui institue une reconnaissance officielle d’une

mission. Elle a représenté une première étape importante dans le processus de définition du métier et dans l’émergence d’un nouveau champ professionnel. Le texte fondateur, la « Circulaire de mission des documentalistes » (18 mars 1986) définit le mandat des documentalistes de façon très large et aussi exhaustive que possible. Cette circulaire détermine un corpus de missions spécifiques.

311 P. Perrenoud, Choisir et former des cadres pour un système éducatif plus décentralisé et plus participatif, La Revue des Échanges, décembre 1994, vol. 11, n° 4, pp. 3-7.

312 Haut conseil de l’éducation, Recommandations pour la formation des maîtres, 2006. En ligne sur http://www.hce.education.fr/gallery_files/site/19/33.pdf.

313 J.-M. Chapoulie, Sur l’analyse sociologique des groupes professionnels. Revue française de sociologie, 1973, n° 14, pp. 86-114.

314 M.E.N., Fonctions des responsables de centres de documentation et d'information (CDI) des établissements d'enseignement du second degré. B.O.E.N., 24 février 1977, n° 7.

L’institution fixe ainsi concrètement quatre fonctions principales au « documentaliste bibliothécaire » de l’établissement scolaire : la formation des élèves à la recherche documentaire, la mise à disposition des fonds, la promotion de la lecture, l'animation culturelle et la communication. Cette circulaire ancienne ne prend pas en considération les évolutions actuelles du système éducatif, en particulier les incidences des technologies de la communication sur l'organisation de la profession et la formation des élèves. Un second ensemble de compétences professionnelles est énoncé par la circulaire de mission du professeur (1997)315 qui définit les responsabilités exercées par les enseignants dans le cadre

de la classe, de l'établissement et du système éducatif : organiser le travail des élèves, travailler en équipe, collaborer, innover, maîtriser les TICE, actualiser ses connaissances. Ces deux documents constituent aujourd'hui le cadre de l'action des enseignants documentalistes. Duplessis, formateur à l'IUFM de Nantes souligne la difficulté de ce « double mandat » issu de la mise en place du CAPES et qui « révèle une dissymétrie chargée d’ambiguïtés » entre le professeur et le documentaliste, tout en mettant la profession en devoir de se rendre capable d’enseigner, c’est-à-dire « amener l’élève à construire des significations à propos de ce qui vaut d’être appris » (2008)316.

Le statut des documentalistes des établissements d'enseignement du second degré, longtemps incertain, s’est concrétisé avec la création du CAPES de documentation en 1990. Fondamental dans l’évolution de la profession, ce concours a instauré des règles explicites de recrutement et le début de la parité pédagogique avec les professeurs. En effet, sont exigés un niveau universitaire minimal, la licence (désormais un master à partir de la session 2010) et un examen avec des épreuves spécialisées. Des compétences et des qualités sont attendues et affichées dans les rapports du jury du CAPES. Ce concours joue vraiment un rôle déterminant dans la genèse du sentiment d’appartenance et dans le « passage à travers le miroir » (Dubar, 1992). Le statut ainsi obtenu ne se construit pas automatiquement : le nouvel entrant doit accepter et intérioriser les règles, les valeurs, les devoirs qu'il sous-tend.

315 M.E.N., Circulaire de Mission du professeur exerçant en collège, en lycée d'enseignement général et technologique ou en lycée professionnel, B.O.E.N, 29 mai 1997, n° 22.

316 P. Duplessis, Apports des didactiques des disciplines à l’expertise pédagogique de l’enseignant documentaliste : La didactisation des savoirs info-documentaires, enjeu de professionnalisation . In M. Frisch (Coord.). Nouvelles figures de l'information documentation. Être enseignant documentaliste aujourd'hui : identités, compétences et savoirs spécifiques. CRDP de Lorraine, 2008. pp. 43-51. En ligne sur

http://esmeree.fr/lestroiscouronnes/idoc/textes/apports-des-didactiques-des-disciplines-a-l-expertise- pedagogique-de-l-enseignant-documentaliste.

L'identité collective est régie par des normes (Boudon et Bourricaud, 1982)317 qui sont des

manières de faire, d'être ou de penser socialement définies et sanctionnées. Elles jouent en quelque sorte des rôles de garde-fous qui évitent les dérives et les dérégulations. En ce sens, elles canalisent l'action des acteurs. Revendiquer un statut, c'est aussi assumer l'histoire constitutive d’une discipline et de ses luttes pour sa reconnaissance. Il nous intéresse de voir comment, dans les discours des professionnels, s'expriment leurs rapports à l'institution, aux pairs, aux élèves, leurs places dans le système ou dans l'établissement.

Les savoirs et leur degré de rationalisation constituent un critère déterminant pour l’accès des

métiers au statut de profession. Professionnaliser un métier revient à intégrer dans sa transmission des savoirs scientifiques et théoriques. Les savoirs issus de la pratique quotidienne recouvrent des savoirs professionnels techniques liés à la mise à disposition d'un fonds documentaire dans un établissement scolaire et des savoirs d'ordre pédagogique liés à la notion de médiation documentaire. La référence à un ancrage des savoirs théoriques en information-communication n'est pas évidente pour l'ensemble des acteurs. Dans un article issu de sa thèse, Le Gouellec-Decrop (1999)318 constate que les professeurs documentalistes

ne dispensent pas directement auprès de leurs élèves leurs savoirs d’origine universitaire et ne disposent pas, pour la plupart, de savoirs théoriques de la documentation. En effet, la disparité des recrutements avant la création du CAPES et parmi les étudiants de l'IUFM fait qu'ils n'ont pas pour toujours acquis de savoirs de base dans ce domaine avant d'exercer. Gardiès énonce la même idée dans son étude sur l'ancrage scientifique des professeurs documentalistes dans l'enseignement agricole.

« La double formation des professeurs-documentalistes, celle pré-concours c’est à dire la formation universitaire, se situe majoritairement dans des disciplines diverses et ne permet pas l’acquisition de savoirs propres aux sciences de l’information et de la communication. La formation post-concours, quant à elle, est à dominante technique (documentation) et pédagogique (pédagogie documentaire) et permet l’acquisition de savoirs professionnels ».

(Gardiès, 2006 : 203)319.

317 R. Boudon, F. Bourricaud, Dictionnaire critique de la sociologie, Paris, PUF, 1982.

318 M.-A. Le Gouellec-Decrop, Profession et professionnalisation des documentalistes des établissements scolaires. Revue française de pédagogie, 1999, n° 127 , pp. 85-97.

319 C. Gardiès, De la mouvance identitaire à l’ancrage scientifique des professionnels de l’information documentation dans l’enseignement agricole. Thèse de doctorat Sciences de l’information et de la communication, Toulouse 2 le Mirail, 2006.

Par ailleurs, Duplessis (2009)320 émet l’hypothèse selon laquelle pèsent sur la profession un

certain nombre de représentations qui l'empêchent d'avancer vers une professionnalisation enseignante, notamment la revendication d’une altérité pédagogique. L’idée d’avoir un « autre » rapport pédagogique est en effet fréquemment évoquée par les étudiants se présentant à la 1ère année de préparation du CAPES, ainsi que sur les listes de diffusion. Le corollaire est la réticence à enseigner tout en revendiquant de travailler avec des élèves, ce qui paraît constituer un véritable paradoxe. Ce n’est donc pas tant l’enseignement qui est dénigré qu’une certaine forme d’enseignement. Pour Duplessis, les échecs répétés des expériences de pédagogie nouvelle (éducation nouvelle, travail autonome) ont finalement conduit les enseignants documentalistes à une définition figée du concept de discipline, tout comme à une vision restrictive des modèles pédagogiques. Ces représentations empêchent la reconnaissance de savoirs autres que purement déclaratifs. Le refus de la discipline « documentation » est un point fort du discours des opposants à une professionnalisation enseignante. Le modèle traditionnel transmissif, impositif et frontal qu’est le cours magistral est rejeté. Ce discours fonctionne comme un inconscient collectif : se vouloir professeur serait alors une trahison des idéaux des valeurs humanistes de l’école active. Enfin l’évaluation fait également l’objet de représentations négatives, puisqu’elle est considérée comme normative. Pourtant, dans les établissements scolaires, des enseignants documentalistes participent de plus en plus à l’évaluation des élèves, à la notation sur un nombre de points défini. Avec l’évaluation, l’enseignement prend de la valeur aux yeux des élèves, de l’institution et des professeurs eux- mêmes. Le débat sur la professionnalisation du documentaliste d'établissement scolaire renvoie à un « processus d’acculturation » (Redfield et al., 1936)321 toujours en cours pour la

légitimation du statut d'enseignant. L’appropriation d’une « culture informationnelle » et de bases didactiques par les enseignants documentalistes en vue de former les élèves reste relative, du fait des origines diverses des professionnels en exercice et des références épistémologiques différentes selon les périodes d’obtention du concours.

320 P. Duplessis, Trois obstacles à l’idée d’une discipline de l’Information-documentation, FADBEN, Culture de l'information : des pratiques aux savoirs. Congrès national (8ème : 2008 : Lyon). Paris, Nathan, FADBEN, 2009. pp. 95-108.

321 R. Redfield, R. Linton, M.J. Herskovits, Memorandum on the study of acculturation, American Anthropology, 1936, n° 38, pp. 149-152.

Les six critères des sociologues évoqués par Le Gouellec Decrop (1999)322 permettant de dire

qu’une profession est constituée, ne semblent pas encore tous réunis au moment de son étude : un savoir scientifique et théorique légitimé par l’Université ; une formation spécifique et pratique de niveau universitaire ; un ensemble de valeurs et codes éthiques ; un mandat confié par l’institution ; un diplôme ; une culture professionnelle. Ce qui n'est pas achevé notamment c'est un mandat clair de l’institution, qui reste à actualiser à travers une nouvelle circulaire de mission en projet actuellement. Néanmoins la formation universitaire, la référence scientifique, le diplôme sont déjà présents, de même qu’existe un ensemble de valeurs partagées. C’est autour de ces dernières que se trouvent les principaux obstacles au modèle de la professionnalisation enseignante qui ne fait pas l’unanimité dans la mesure où les documentalistes scolaires se réfèrent également au modèle des professionnels de l'information dans leurs pratiques de médiation des ressources numériques. Ces valeurs communes peuvent être difficilement stabilisées alors que la composition d’une profession reste un processus jamais terminé et toujours en débat.