• Aucun résultat trouvé

Chapitre 3 : Communauté discursive

3.2 L’analyse de discours comme cadre d’analyse

Depuis une vingtaine d’années, l’analyse de discours est de plus en plus utilisée dans les sciences de l’information et de la communication. Cette méthode relevant de l’approche pragmatique envisage les énoncés à travers les conditions d’émergence de significations dans leur contexte d’apparition. Ce courant de recherche offre aux chercheurs les moyens méthodologiques et le cadrage nécessaire pour l’analyse des textes, l’interprétation des discours, mais aussi leur mode de fonctionnement dans un univers déterminé. Les objets qui intéressent l’analyse de discours sont des textes ou des énoncés.

231 C. Hagège, L’homme de paroles. Contribution linguistique aux sciences humaines, Paris, Fayard, 1996. Coll. Le temps des sciences.

Dans le paradigme scientifique de l’analyse du discours à la française (cf. Benvéniste, Ducrot, Maingueneau, etc.), nous retenons l’idée que la langue doit être resituée dans des contextes, à travers les notions de genres et les concepts de scènes d’énonciation. L’analyse du discours est perçue comme une critique de l’énonciation, parfois trop restreinte à des marqueurs, pour essayer d’y intégrer davantage la dimension situationnelle et contextuelle. Nous prendrons le discours en tant que pratiques langagières d’individus ou de groupes qui ont historiquement et sociologiquement un ensemble de repères sociaux et langagiers en commun. Ce qui nous intéresse, c’est la capacité que détient cette méthodologie d’analyse à ne pas traiter uniquement des énoncés écrits, mais à présenter également les conditions de production de ces discours. La prudence est de mise quand des chercheurs non spécialistes, non linguistes s’emparent de l’analyse du discours. Maingueneau souligne en même temps la liberté assumée de recourir à certains phénomènes pour produire des études intéressantes « en prenant en compte la singularité de l’objet, la complexité des faits discursifs et l’incidence des méthodes d’analyse »232. Nous assumerons ici le fait d’emprunter à l’analyse du discours des

concepts pour expliciter et donner un cadre théorique scientifique, sans toutefois aller plus profondément dans l’analyse linguistique des textes. Le discours produit sur une liste de discussion, à la fois ritualisé et soumis à des règles graphiques, s’élabore à partir des discussions entre internautes à l’intérieur d’une communauté. Il reste un discours hétérogène soumis à des règles de production technique.

L’analyse de discours, à travers cette hétérogénéité, pourra nous révéler les conditions de l’énonciation et les spécificités d’une production discursive dans la communauté des enseignants documentalistes membres de Cdidoc. L’hétérogénéité et la complexité de notre objet exigent une approche sélective. Nous utilisons les méthodes traditionnelles d’observation empirique, d’analyse, de déduction et de synthèse. Le travail empirique a été effectué à partir de données recueillies (échantillons de messages archivés de la liste Cdidoc- fr). Ce corpus nous sert de lieu d’observation de phénomènes d’ordre énonciatif, linguistique et pragmatique, ainsi que de source d’exemplification illustrant nos propos.

232 D. Maingueneau, Nouvelles tendances en analyse du discours, Hachette, 1987, p. 13. Collection langue, linguistique et communication.

3.2.1 Écrits de travail

Les recherches appliquées comme celles qui portent sur le langage au travail (Boutet 1995233,

Borzeix et Fraenkel 2001234, etc.) développent des analyses vers l'étude des contextes de

production des discours et vers une conceptualisation globale des conduites finalisées des agents. Plusieurs chercheurs appartenant au réseau « Langage et Travail » (linguistes, sociologues, ethnologues) se sont attachés à observer et décrire les pratiques d'écriture dans une perspective linguistique, sémiotique et pragmatique (Boutet, Delcambre, Fraenkel, Grosjean, Lacoste, Pene, Pontille). Dans cette perspective, des problématiques émergent, qui portent spécifiquement sur la contribution des productions langagières à la construction des actions collectives. Il s’agit de comprendre comment ces pratiques s’articulent avec les activités de travail, aux échanges oraux et de mettre en évidence quelles relations les différents supports de l’écrit entretiennent. L’écrit électronique est alors envisagé comme un élément au sein de dispositifs plurisémiotiques, d’agencements organisationnels spécifiques au travail. Notre corpus fait partie de la catégorie écrit professionnel. La communication entre les membres de la communauté des abonnés de Cdidoc est facilitée du fait que ceux-ci partagent un même système de connaissances et par le fait que leurs échanges sont centrés sur la problématique de leur domaine professionnel. Pour Fraenkel, la catégorie « écrits de travail » ne tient qu'en référence à des lieux, lieux de production à l'intérieur desquels les écrits circulent, qu'ils y soient produits ou non, lus ou non. Les rédacteurs des messages écrivent majoritairement pendant leur temps de travail. La journée de travail identifiée se déroule de 8h00 à 18h00. Dans notre étude, les messages sont écrits sur le lieu de travail pour évoquer des questions professionnelles mais ce ne sont pas des écrits de l'action comme produits de l'activité. L'auteur précise que :

« les écrits au travail ne peuvent être interprétés sans le recours à des éléments situationnels. Les enquêtes nous font découvrir des écrits situés, parfois éphémères, écrits qui n'ont un sens qu'à un moment donné et dans certains lieux » (Fraenkel, 2001)235.

233 J. Boutet (dir.), Paroles au Travail, Paris, Harmattan, 1995. Coll. Langage et Travail.

234 A. Borzeix, B. Fraenkel (coord.), Langage et travail : communication, cognition, action, Paris, CNRS, 2001. 235 B. Franckael, op. cit.

Beaucoup de messages renvoient à cette dimension de contexte et de situation (exemple suivant).

METIER : déménagement CDI

Bonjour, Afin de mettre le sol du CDI d'un collège de 600 élèves aux normes de sécurité (moquette trouée, bosses, barres de seuil abîmées et dangereuses, ...) j'ai dû déménager le CDI. Avec l'aide d'élèves, 4 jours ont été nécessaires pour faire les cartons (environ 15 000 ouvrages + les archives des revues). Ils ont été stockés dans une salle annexe qui servait pour les clubs et les réunions. [...]

Lorsque l'émetteur écrit un commentaire sur un établissement donné, son message est fondé sur une expérience, un vécu individuel.

3.2.2 Les actes de langage

Pendant longtemps la linguistique, à la suite de De Saussure, a maintenu une dualité entre langue et parole. La langue était considérée comme un système organisé et systématique, la parole était quant à elle de nature individuelle et contingente. Sous la double influence des philosophes du langage ordinaire (Austin, 1970236; Searle, 1972237) et de la linguistique

énonciative (Benvéniste, 1966238; Culioli, 1990239), le langage commence à être étudié dans

son usage effectif, dans « la mise en fonctionnement de la langue par un acte individuel d’utilisation » (Benvéniste, 1974 : 80)240. En partant du constat que le langage ne vise pas

essentiellement à rapporter un fait, mais accomplit une autre fonction celle d'effectuer un acte de nature langagière, Austin puis Searle, vont considérer que tout énoncé, produit par un locuteur en contexte, réalise un acte qu'ils appellent « acte de langage ». Austin refuse la thèse descriptiviste développée par les philosophes du langage, selon laquelle la valeur sémantique des énoncés en langue naturelle est vériconditionnelle, à savoir décrit une situation vraie dans le monde. La notion d’acte de langage renvoie à la valeur d’action de l’énonciation telle que le texte en conserve des traces. Il distingue trois dimensions dans chaque acte de langage :

236 J.-L. Austin, Quand dire c’est faire, Paris, Seuil, 1970. 237 J.-R. Searle, Les actes de langage, Paris, Hermann, 1972.

238 E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale,Tome 1, Paris, Gallimard, 1966.

239 A. Culioli, Pour une linguistique de l’énonciation : opérateurs et représentations, Tome 1, Paris, Ophrys, 1990.

1. L'acte locutoire, c'est l'acte de dire quelque chose, l'acte d'énonciation proprement dit.

2. L'acte illocutoire, c'est l'acte que l’on effectue en disant quelque chose (par ex : affirmer, conseiller, menacer, promettre, etc.).

3. L'acte perlocutoire c’est l’acte réalisé par le fait de dire quelque chose. Il est caractérisé en termes des effets réalisés par l'énonciation chez l'interlocuteur (par ex : effrayer quelqu’un en le menaçant).

Chacun de ces actes représente respectivement le contenu de l’acte, ses visées et moyens, et ses effets. Cette approche est essentiellement monologique, c’est-à-dire qu’elle ne prend pas en compte le locuteur dans la dynamique du dialogue. Nous devons donc l’étendre à un cadre plus général comprenant les autres éléments du dialogue qui permettent d’aborder le problème de l’intersubjectivité et pour décrire les actions réalisées par les locuteurs dans un dialogue. Selon plusieurs auteurs, le dialogue est caractérisé par une fréquence élevée des interrogations. Ducrot et Todorov définissent le dialogue de la façon suivante :

« Un discours qui met l’accent sur l’allocutaire, se réfère abondamment à la situation allocutive, joue sur plusieurs cadres de référence simultanément, se caractérise par la présence d’éléments métalinguistiques et la fréquence des formes interrogatives » (1972 :

387-388)241.

Le corpus analysé confirme ces caractéristiques, les structures interrogatives y sont nombreuses. Nous distinguerons la structure formelle, la phrase interrogative et la modalité, l'acte de question. Nous empruntons quelques précisions terminologiques à Kerbrat- Orecchioni (1991)242 sur l'échange question-réponse. Nous rappelons que dans notre étude il

s'agit en effet de la description d'actes de langage particuliers (l'acte de question et l'acte d'assertion). Pour l'auteur, l’assertion est un énoncé qui se présente comme ayant pour fonction principale d'apporter une information à autrui et qui lui demande indirectement de se positionner par rapport à cette information. La question est un énoncé qui se présente comme ayant pour finalité principale d'obtenir d’un colocuteur un apport d'information. Toute question est donc un appel à l'autre, convié à compléter le vide que comporte l'énoncé qui lui est soumis.

241 O. Ducrot, T. Todorov, Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Seuil, 1972. 242 C. Kerbrat-Orecchioni, La question, Lyon, PUL, 1991.

Le locuteur communique, via une question, l’image qu’il se fait de l’état de connaissances de son destinataire. Le couple question-réponse implique l'existence de plusieurs locuteurs, c'est donc un énoncé de nature dialogale. La proximité de la question et de l’assertion est commentée par Kerbrat-Oreccchioni :

« Les deux actes de langage que l’on appelle communément « question » et « assertion » sont-ils des entités clairement délimitées (tout énoncé particulier relève de l’une ou de l’autre de ces deux catégories abstraites) ? On ne faut-il pas admettre qu’on puisse dans certains cas avoir affaire à des énoncés au statut intermédiaire, donc l’existence d’une opposition graduelle, voir un continuum d’un acte à l’autre ? » (1991 : 87).

Pour étudier les modalités d’énoncé, nous avons soumis à l’examen le corpus des archives de la liste. L’interrogation en « est-ce que » est présente 1024 fois dans l’ensemble des archives. Il n’y a pas toujours concordance entre l’attribution de la catégorie QUEST (correspondant à une question) par la modération et les énoncés à valeur interrogative qui peuvent être classés dans d'autres catégories sur des questions de procédures techniques comme dans l’exemple suivant.

DEBAT : Participation au conseil d'administration

Bonjour, est-ce que certains ou certaines participent tout le temps ou ponctuellement au conseil d'administration ou conseil de direction ? […]

Il semble que nous soyons souvent obligé de rester au niveau interprétatif, sans réussir à proposer des classements définitifs. L’attribution de valeurs conférées aux énoncés dans des contextes et la reconnaissance des types d’actes s’appuient sur l’intuition des colistiers.