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CHAPITRE 7: L’IDÉÉ D’UN ORDRE INSTITUTIONNEL INJUSTE CONÇU POUR LES

7.3 Nielsen et l’impérialisme américain

Nielsen utilise souvent la notion d’impérialisme pour approcher et exprimer l’état actuel des relations internationales. Par impérialisme, il entend «un processus d’accumulation à l’échelle globale ─dans la période moderne, essentiellement de nature capitaliste─ qui s’accompagne d’un contrôle politique du monde ou de larges parties de celui-ci par un État dominant ou parfois quelques États ou, plus fondamentalement, par un capitalisme de plus en plus global et ses puissants États-clients300». Dans le contexte actuel de la mondialisation

capitaliste, Nielsen considère que les États-Unis constituent l’agent principal ou dominant par lequel l’exercice de l’impérialisme est imposé à toute la planète. Plus préoccupés par leurs intérêts les plus étroits, ils se positionnent pour défendre leurs affaires et celles de leurs alliés au détriment des conditions d’existence de la plupart des individus de la planète. Si, à ses yeux, la mondialisation n’est pas en soi mauvaise, l’usage idéologique qu’en font cependant le capitalisme global et ses puissants États-clients, parmi lesquels les États-Unis, est pernicieux et funeste301. De fait, dans presque toutes les régions du monde et en particulier

dans le Tiers-monde, d’innombrables individus sont conduits à vivre des vies marquées par l’exploitation et une oppression sauvage. À ce titre, il exprime souvent des craintes, si on n’y prend garde, quant à la formation d’un «ordre capitaliste mondial unifié et intégré» à la tête

300Kai Nielsen, « Mondialisation et impérialisme » Diversité, mondialisation, justice. La philosophie politique

devant les grands enjeux contemporains, Bulletin d’histoire politique, Vol. 2, n 3, printemps-été 2004, p. 61.

301 «Les affaires des États-Unis sont les affaires, l’État qui sert le capitalisme global exerce un contrôle plus

serré et plus étendu sur le monde. Ils intimident ceux qui osent s’opposer à eux. Et ceux qu’ils ne peuvent contraindre à la soumission, ils les détruisent (ou tentent de le faire). Les États-Unis dirigent le monde comme XIXe siècle la Grande Bretagne dirigeait les mers; ils servent la canalisation au capitalisme global et globalisant,

à un capitalisme américain qui met le monde dans sa poche (ce qui a cependant parfois un prix pour la puissance impérialiste elle-même). Les États-Unis sont la seule puissance impérialiste et contrôlent de plus en plus la planète. L’Union soviétique disparue, ils n’ont plus de compétiteur » Kai Nielsen, « Mondialisation et impérialisme » Op. cit, p. 67.

duquel se trouveraient les États-Unis. Si, pour l’instant, cet ordre n’existe pas encore, il est fort probable qu’on s’y dirige.

Plus fondamentalement, la façon dont Nielsen se rapporte aux phénomènes internationaux est tributaire de sa vision réaliste302. En général, pour décrire la nature des

relations internationales, il recourt au remarquable dialogue entre Athènes et l’île de Mélos. Le but étant de monter que les relations entre les faibles et les forts, et surtout au niveau international, sont anarchiques, ce qui fait en sorte que les plus forts mènent le monde au mépris des principes moraux les plus élémentaires.

Un des traits majeurs du dialogue entre Athènes et l’île de Mélos, tel que relaté par Thucydide, est d’opposer directement, sans la médiation d’un tiers, deux cités dont les forces apparaissent profondément inégales. Athènes y incarne la puissance militaire redoutable dont la volonté de dominer se révèle insatiable et l’île de Mélos, au contraire faible militairement, place ses espoirs dans le raisonnement moral. Fière et sûre de sa puissance, Athènes soumet aux représentants de l’île de Mélos un choix tout à fait étrange qui se réduit à deux possibilités presque semblables et moralement troublantes: soit les habitants de Mélos se soumettent en douceur soit on les y contraint par la guerre. Toutes les tentatives des Méliens d’invoquer la paix, la justice et l’équité seront confrontées à une surdité incroyable des Athéniens. Ces derniers finiront par conquérir le territoire de l’île de Mélos et soumettront ses habitants à toutes sortes d’horreurs parmi lesquelles les massacres des hommes et l’esclavage des femmes et des enfants. Nielsen utilise en effet le potentiel explicatif de ce dialogue pour considérer que les relations internationales demeurent marquées par le sceau de la domination. Dans ce contexte, ce qui reste souvent aux plus faibles ce n’est que « leur appel moraliste, dans une tentative désespérée, pour se défendre303 ».

302 «Les problèmes entre les États-nations individuels ─analogues à ceux de la tragédie des biens communs─

empêchent que l’on trouve une solution aux problèmes environnementaux les plus sérieux, dans un système d’États-nations souverains de type westphalien. Dans un tel état d’anarchie globale, chaque État, rationnellement, cherche à se développer et à se protéger. Ce faisant, il défiera fréquemment son voisin. Les accords entre États-nations indépendants, lorsqu’ils sont rationnels, peuvent seulement être des modus vivendi. Lorsqu’un État considère que ce qu’il perçoit comme ses intérêts étatiques sont menacés par la coopération, il se retire»Kai Nielsen, «Un gouvernement mondial: un impératif cosmopolite?» Le cosmopolitisme. Enjeux et

débats contemporains, Montréal, les Presses de l’Université de Montréal, 2010, p. 137.

De fait, quand il évoque l’ordre institutionnel international actuel, Nielsen ne s’écarte nullement de sa vision réaliste. Il considère que l’ONU n’est qu’une « créature des grandes puissances et particulièrement de l’une d’elles304 », c’est-à-dire les États-Unis. À ses yeux,

elle fut créée pour permettre aux grandes puissances, en particulier celles occidentales, d’exercer le contrôle du monde. De fait, à titre d’institution publique internationale, elle est loin de disposer d’une vie autonome qui lui aurait probablement permis de s’afficher comme une structure dont les prises de position peuvent entrer en contradiction avec les choix des grandes puissances. On peut s’interroger sur le poids et la valeur que Nielsen peut bien accorder à l’ONU surtout quand on sait qu’il choisit délibérément d’appréhender les phénomènes internationaux selon une grille de lecture tout à fait réaliste et impérialiste. L’analyse des jugements que Nielsen porte sur l’ONU réduit le plus souvent cette dernière à un outil institutionnel puissant à la solde de l’impérialisme, un instrument antidémocratique de l’exploitation des faibles par les plus forts, en un mot une structure au service de l’injustice305. Dans ce contexte, pour contrebalancer cet impérialisme des grandes puissances

qui est aussi capable de se déguiser perfidement sous des formes institutionnelles internationales, il en appelle à dépasser le modèle qui consacre la domination des États forts par l’établissement d’un gouvernement démocratique mondial cosmopolite306.

7.3.1 L’idée gouvernement démocratique mondial

Comme Held, Nielsen adhère aux idées cosmopolites. Selon lui, le cosmopolitisme possède deux dimensions essentielles: la dimension morale et celle politique. D’un point de vue moral, le cosmopolitisme s’appuie sur le postulat que chaque individu, en sa qualité de citoyen du monde et de membre à part entière de l’humanité, ait droit à une valeur égale ou à un respect égal. Dans le contexte actuel de la domination et de l’impérialisme, on n’a pas

304 Kai Nielsen, Op. cit, p. 142.

305 « L’ONU actuelle, telle qu’elle a été élaborée en 1945, révèle une crainte et une méfiance de la démocratie

et un penchant en faveur des grandes puissances et, en fait, en faveur de la plus grande d’entre elles, c’est-à- dire les États-Unis. Elle a été conçue de manière à leur donner le contrôle » Nielsen, Op. cit, p. 140.

306 « La résolution ne passera que par la sortie et l’abandon du système d’États-nations souverains westphalien

ou, plus raisonnablement, par le rêve atavique qu’on peut y arriver (…) Nous avons besoin, pour y arriver, d’un gouvernement mondial cosmopolite démocratique » Nielsen, Op. cit, p. 137.

tort de croire que la dimension morale du cosmopolitisme est mise à rude épreuve. Selon toute vraisemblance, dans le monde tel qu’il fonctionne maintenant, il est difficile de dire que chaque individu bénéficie d’un respect égal ou d’une valeur égale, étant donné les profondes inégalités que l’on peut observer. En l’espèce, il est donc fort probable que le cosmopolitisme moral, pour la majorité des individus de la planète, puisse ressembler à un simple concept qui sonne creux. Pour remédier à cette faiblesse du cosmopolitisme moral, Nielsen estime qu’il est indispensable de recourir à la dimension politique du cosmopolitisme. Le cosmopolitisme politique a le mérite, en effet, de s’appuyer sur un ensemble de structures institutionnelles qui permettent de protéger et de mettre en œuvre les exigences du cosmopolitisme moral. «Le cosmopolitisme moral, s’il ne doit pas demeurer vain, doit en fait disposer d’un ‘’foyer’’ politique et institutionnel. Il doit y avoir des structures institutionnelles permettant de l’exemplifier et de le mettre en œuvre307».

D’entrée de jeu, Nielsen critique la position de Held concernant l’architecture institutionnelle supranationale qu’il prescrit. Même s’il trouve certains aspects de sa démarche intéressants, il rejette l’idée de la gouvernance mondiale démocratique sans un gouvernement mondial démocratique. Nielsen a souvent ici recours aux propos de Hobbes voulant que «les pactes sans épées ne [soient] que des mots» pour montrer que l’on a beau imaginer des structures supranationales, celles-ci resteront sans force si elles ne s’appuient pas sur un gouvernement mondial démocratique qui aura le monopole de l’exercice de la coercition. De fait, en l’absence d’une théorisation par Held du gouvernement mondial, Nielsen présente la vision de ce dernier comme trop «vague, imprécise, plate et obscure308»

Mais au-delà de ce débat autour de la gouvernance mondiale ou du gouvernement mondial, il n’en demeure pas moins que le contenu de la position institutionnelle de Nielsen n’est pas si éloigné de celui de Held. Quand il fait des prescriptions qui permettraient d’établir un gouvernement mondial, Nielsen se réfère à l’idée d’une souveraineté partagée entre les instances supranationales et celles nationales. Il s’agit de faire en sorte que le pouvoir soit réellement partagé par les organismes supranationaux et les États. De fait, parmi les structures

307 Kai Nielsen, Op. cit, p. 120. 308 Kai Nielsen, Op. cit, p. 127.

supranationales à établir, il propose la réforme de l’ONU par la mise en place d’une Assemblée générale représentative composée de deux chambres ─un Sénat et la Chambre des représentants─ dont les membres seront élus, selon un scrutin proportionnel, au cours d’une compétition électorale dans les États-nations. De plus, l’Assemblée générale désormais démocratique doit être souveraine «en matière de guerre et de paix, de justice globale, de pollution et de réchauffement climatique ─de manière générale, sur tous les enjeux environnementaux─, etc.309». Dans la même perspective, le secrétaire général de l’ONU

devrait être élu par l’Assemblée générale pour une durée fixe. Par le biais des processus électoraux, la souveraineté et la légitimité de l’Assemblée générale et du secrétaire général seront bien assurées.

Nielsen fait également d’autres propositions allant dans le sens de la création d’une force militaire internationale onusienne dont les agents seront recrutés sur une base volontaire pour assurer son indépendance et de la mise en place d’un système de taxation des pays membres à l’image de ce qui se passe dans les États fédéraux pour que le gouvernement mondial ─fait à partir de l’ONU─ dispose d’une autonomie financière large. Pour leur part, les États disposeront de certains pouvoirs; par exemple ils s’occuperont des questions d’éducation, de santé et de politique linguistique et peut-être d’immigration mais ne seront pas autorisés à entretenir une armée. Nielsen prend souvent l’image des États fédéraux démocratiques ─en particulier la Suisse─ pour décrire la façon dont il conçoit l’aménagement des pouvoirs entre le gouvernement mondial et les États membres. En lien avec l’idée de cosmopolitisme moral et politique qui sous-tend sa démarche, il s’agit en définitive de permettre aux citoyens du monde de choisir leurs représentants dans des structures étatiques et supranationales organisées suivant un modèle fédéraliste. N’en est-il pas de même pour Pogge?

309 Kai Nielsen, Op. cit, p. 138.

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