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Hobbes et la révocation en doute de l’idée d’une communauté internationale

CHAPITRE 4: GUERRE ET ANARCHIE ENTRE LES ÉTATS

4.3 La valorisation du réalisme politique dans les matières internationales

4.3.2 Hobbes et la révocation en doute de l’idée d’une communauté internationale

Pour sa part, loin de s’appuyer sur sa conception de l’État, donc sur l’essence de l’État comme symbole de paix, Hobbes est bien plutôt, en matière de relations interétatiques, un observateur des réalités de son temps. À ce titre, sa vision réaliste des relations internationales a partie liée, étonnamment, avec sa théorie de l’état de nature qui n’est pas sans rappeler, à certains égards, les turbulences de la vie politique domestique anglaise. On aurait pu s’attendre, normativement, que Hobbes s’appuie sur sa conception de l’État, et non sur celle de l’état de nature, dans son approche des relations interétatiques197. Mais malheureusement,

le penseur n’en fait pas cas.

En effet, à la suite de Machiavel et Bodin, Hobbes n’ignorait pas que le spectacle des relations entre États était désolant. Les gouvernements des États, contrairement à l’essence de ce dont ils étaient les représentants −l’État− ne cessaient de se comporter comme des empereurs. Ainsi, ils avaient une propension à s’étendre au détriment des autres, causant de

195 Lucien Bély, Jean Bérenger, et André Corvisier, Guerre et paix dans l’Europe du XVII, Paris, Sedes, 1991,

p. 22.

196 Lucien Bély, Jean Bérenger, et André Corvisier, Op.cit, p. 28.

197 Hobbes présente, dans sa philosophie politique, l’État comme un instrument de paix, ce qui l’oppose

fondamentalement à la situation de guerre qui prévaut à l’état de nature entre individus. Or, les relations internationales sont d’abord et avant tout des relations entre les États et non entre les individus. On peut ainsi raisonnablement penser que si les États sont des instruments de paix, les relations internationales doivent normativement être pacifiques. Hobbes délaisse cette idée parce qu’il identifie à ce niveau, à notre sens, les États aux individus. Ce qui le pousse à voir les relations entre États comme des relations entre individus, c’est- à-dire par nature des relations de guerre. Hobbes analyse donc les relations internationales à la lumière des exigences de l’état de nature. Nous suggérons ici qu’il aurait été peut-être plus intéressant et cohérent qu’il les analysa à la lumière de ce qu’incarne, d’un point de vue normatif, l’État dans sa philosophie. Loin d’être une machine de guerre, l’État chez Hobbes est une fabrique de paix.

fait un état de guerre au sens où l’entend Hobbes; c’est-à-dire non pas simplement un affrontement ouvert mais surtout la lourde tendance des gouvernements des États à se considérer sous le prisme de la méfiance et de l’inimitié. Il est d’ailleurs intéressant, à ce propos, de remarquer que Hobbes utilise, règle générale, le terme de roi ou prince et rarement d’État quand il évoque l’état des relations internationales en son temps. Son point de vue est ici plus factuel que philosophique. Il est d’autant plus intéressant que Hobbes ne consacre pas de nombreuses pages à la question des relations entre États. C’est à peine, pourrait-on dire, qu’il en parle en des courts paragraphes. Ainsi écrit-il à ce propos:

Mais même s’il n’y avait jamais eu aucun temps où les particuliers fussent en état de guerre les uns contre les autres, cependant à tous moments les rois et les personnes qui détiennent l’autorité souveraine sont à cause de leur indépendance dans une continuelle suspicion, et dans la situation et la posture de gladiateurs, leurs armes pointées, les yeux de chacun fixés sur l’autre: je veux ici parler des forts, des garnisons, des canons qu’ils ont aux frontières de leurs royaumes et des espions qu’ils entretiennent continuellement chez leurs voisins, toutes choses qui constituent une attitude de guerre. Mais parce qu’ils protègent par-là l’activité industrieuse de leurs sujets, il ne s’ensuit pas de là cette misère qui accompagne la liberté des particuliers198

Il en résulte que l’approche hobbesienne reprend, pour l’essentiel, l’état concret des relations internationales de l’époque, où les gouvernements des États, en l’occurrence les monarques, se considéraient mutuellement comme des menaces. Aussi s’avèrerait-il important, dans ce contexte, de se préparer et de s’armer pour être à même de parer à toute éventualité de guerre.

Hobbes n’ignorait pas non plus que la guerre, en son temps, n’était pas en elle-même une pratique illicite. Les gouvernements des États y avaient continuellement recours comme moyen juridique de règlement des différends. C’est pourquoi, il estimait que les monarques ou les autorités gouvernementales qui sont dépositaires de l’autorité souveraine d’un État devaient prendre des précautions, d’une part, pour s’informer des desseins des gouvernements des États voisins et, d’autre part, trouver des moyens pour se protéger d’éventuelles attaques, parce que les rapports entre les États sont des rapports de guerre et d’hostilité. Les États ne devraient donc pas oublier, selon lui, le considérable pouvoir qu’ils

198 Thomas Hobbes. «Chapitre XIII : De la condition naturelle des hommes en ce qui concerne leur félicité et

leur misère» Léviathan; traité de la matière, de la forme et du pouvoir de la république ecclésiastique et civile, Traduit de l’anglais, annoté et comparé avec le texte latin par François Tricaud, Paris, Sirey, 1971, p. 126.

ont dans la conduite des rapports interétatiques199. C’est à eux de décider s’ils doivent faire

la guerre ou non, car c’est là une de leurs missions régaliennes et souveraines. Que pouvons- nous retenir de cette vision réaliste des relations internationales?

Contrairement aux théologiens, les partisans du réalisme politique vont profondément miner l’idée d’une communauté politique mondiale. En raison de leurs thèses qui mettront essentiellement en avant la suspicion, la méfiance et la prudence dans les rapports interétatiques, ils vont contribuer à répandre l’idée que les États voisins, loin de représenter une richesse, sont d’abord et avant tout le signe d’un danger futur, l’indice d’une menace prochaine. C’est alors qu’il est indispensable de les tenir à l’écart et éviter, autant qu’il est possible, d’avoir avec eux des échanges durables. À la faveur d’une telle vision des relations internationales, les attitudes habituellement associées à la confiance, à la réciprocité, à la solidarité et au partage d’un destin commun vont considérablement s’affaiblir. À l’opposé, des réflexes politiques de repli sur soi et d’autarcie recevront les faveurs des pouvoirs politiques dans le domaine de la vie politique internationale.

Dans ce contexte, la souveraineté externe d’un État sera, en bonne partie, interprétée sous l’angle de l’autosuffisance. Pour survivre, un État doit s’efforcer de se suffire à lui- même. Et même dans les nombreux cas où il sera appelé à entrer en relation avec ses voisins, ce n’est pas tant l’échange mutuel qui devrait le préoccuper en soi que les avantages individuels qu’il pourrait en retirer, au sens où ces derniers (les avantages donc) viennent indéniablement renforcer son autosuffisance, sa capacité de vivre en autarcie et, donc, sa souveraineté. Sans l’ombre d’un doute, cette vision réaliste, par sa simplicité et son capital de séduction, sera appelée à dominer largement la vie politique internationale, causant non

199 « […] les princes sont obligés, par la loi de nature, de faire tous leurs efforts à procurer le bien de leurs sujets,

il s’ensuit que non seulement il leur est permis d’envoyer des espions, d’entretenir des soldats, de réparer des places et d’exiger les hommes nécessaires à toutes ces dépenses, mais qu’il ne leur est pas permis de négliger ces choses. À quoi on peut ajouter, qu’il leur est aussi permis d’employer tous les moyens d’adresse ou de force pour diminuer la puissance des étrangers qui leur est suspecte. Car ceux qui gouvernent sont obligés d’empêcher, de tout leur possible, que les maux qu’ils craignent n’arrivent à l’État». Thomas Hobbes. « Section II: L’empire, Chapitre XIII: Des devoirs de ceux qui exercent une puissance souveraine» Du citoyen. Principes

fondamentaux de la philosophie de l’État; suivi de Léviathan (chapitre XVI et XVII), Paris, Librairie Générale

seulement un réel déficit de confiance entre les États mais aussi son lot interminable de conflits et de guerres interétatiques.

4.4 Conclusion

Notre objectif, dans ce chapitre, était de montrer que la vie politique internationale fut largement déterminée et dominée par la nature des régimes politiques en présence dans les États. À ce titre, elle sera longtemps instable et aléatoire, étant donné l’absence patente des structures institutionnelles, l’énorme pouvoir discrétionnaire des rois dans la façon de sceller des alliances, et l’usage abusif du droit de la guerre. À ce niveau vont s’affronter deux courants de pensée distincts, aux conséquences pourtant, à peu près, similaires. D’un côté, une vision d’inspiration théologienne et, de l’autre, une vision réaliste.

Dans le cas notamment des théologiens, ils vont défendre l’idée que les États forment une communauté politique mondiale, dont le caractère religieux ne peut être passé sous silence. À ce titre, ils ne sentiront donc pas la nécessité de penser un ordre multilatéral autonome en appui aux États et qui aurait peut-être pu les aider à pacifier leurs rapports. Certes, ils vont penser fermement que le droit des gens, compris ici comme ensemble de pratiques à dominance coutumière reconnues par les États, devait être contraignant; mais en l’absence d’une autorité supranationale, ils finiront par céder à l’idée qu’il appartient aux seuls monarques des différents États d’en faire respecter, en cas d’injustice, les principes par le recours ultime à la guerre. Ces théologiens vont donc contribuer à théoriser, au bout du compte, un droit de la guerre dans les rapports entre les États.

En revanche, dans le cas des philosophes comme Bodin et Hobbes, on aura affaire à un réalisme machiavélien qui ne souffrira d’aucune ambigüité. Ils vont en effet tirer à l’extrême toutes les conséquences associées à la signification du droit de la guerre en relations internationales. Pour ces philosophes, il ira de soi qu’il n’existe aucune communauté politique mondiale entre les États, aucune unité du genre humain. Les rapports entre les États sont des rapports d’hostilité et de guerre. Voilà pourquoi chaque monarque devrait prendre des précautions pour s’informer des desseins des gouvernements voisins et trouver des

moyens efficaces pour se protéger d’éventuelles attaques. En matière de relations internationales, il n’y aurait donc que des pratiques d’alliances qui se font et défont au nom de la raison d’État. De fait, les monarques doivent toujours être prêts à exercer le droit de la guerre quand ces pratiques ne sont plus respectées à cause même du caractère anarchique des relations internationales.

En définitive, qu’il s’agisse des théologiens ou des réalistes, le droit de la guerre va représenter un facteur important à leurs yeux. En témoigne la place que ces penseurs accorderont aux développements sur la guerre juste dans leurs théories politiques internationales. On pourrait, avant de clore ce chapitre, se poser une question d’une valeur capitale. Quel sera, dès lors, les priorités normatives à l’aune desquelles l’ordre institutionnel international sera progressivement construit et quelle sera, en dernière instance, l’influence des idées démocratiques sur ces priorités?

CHAPITRE 5: LA NORME DE LA PAIX DURABLE ET LA FORMATION DE

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