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CHAPITRE 2: LA CONSTRUCTION DE L’ÉTAT MODERNE

2.3 Les caractéristiques du modèle de l’État moderne

2.3.1 L’affirmation du principe de territorialité

Un des principes majeurs qui caractérisent le modèle de l’État moderne est sans aucun doute le principe de territorialité. Il ne s’agit pas ici de la simple occupation du sol ou d’un territoire mais plutôt de la capacité à délimiter territorialement une zone en vue d’établir durablement les frontières entre ce qui relève de notre juridiction et ce qui n’en dépend pas du tout et donc qui appartiendrait à une autre entité, c’est-à-dire aux autres. À ce titre, le principe de territorialité, dans son esprit même, vise à mettre fin aux divers empiètements et conflits domaniaux qui peuvent surgir entre plusieurs autorités qui revendiqueraient pour le même territoire un droit égal.

69 Jean Dufournet et al. Le pouvoir monarchique et ses supports idéologiques aux XIV-XVIIe siècles. Paris,

publications de la Sorbonne nouvelle, 1990, pp. I-III.

70 Georges Duby. Qu’est-ce que la société féodale? Paris, Flammarion, 2002, p. 519.

À travers l’histoire de la construction et de l’institutionnalisation du modèle de l’État moderne, il était question de résorber le problème majeur qui se posait au système d’allégeances multiples au Moyen Âge et à la Renaissance où, faute de délimitation territoriale claire, de vastes zones géographiques et de populations pouvaient passer, en raison des politiques de conquête, d’un maître à l’autre. Ainsi, le principe de territorialité qui caractérise le modèle de l’État moderne permet non seulement de défendre la portion de territoire qui nous revient de droit mais aussi et surtout de savoir jusqu’où il faut aller dans cette défense sans empiéter sur le territoire des autres. En d’autres termes, il consiste à mettre fin aux guerres de conquête qui ont longtemps dominé la vie politique −notamment pendant le Moyen Âge et lors de l’émergence de la modernité− pour ne privilégier que la défense de l’intégrité territoriale. Pour illustrer ce point de vue associé à la valeur du principe de territorialité, on peut ici recourir à la pensée politique de Machiavel, considérée à juste titre comme l’une des pensées fondatrices de la modernité politique.

L’objectif que se fixe Machiavel, dans Le Prince, est celui d’étudier, dans le domaine politique, les monarchies72 en examinant comment on peut les gouverner sans troubles et en

conséquence les conserver et les consolider. À cet égard, Machiavel distingue, selon la terminologie de son époque, plusieurs types de monarchies comme les monarchies héréditaires, les monarchies mixtes et les monarchies nouvelles. Cela dit, il consacre à peine quelques paragraphes aux monarchies héréditaires. Son attention est focalisée sur les monarchies mixtes et les monarchies nouvelles dans la mesure où elles sont l’objet de nouvelles conquêtes et de nouvelles acquisitions de la part de nouveaux princes et demandent à être institutionnalisées territorialement et politiquement. C’est à ce titre que Machiavel énonce un certain nombre de principes de conduite que les nouveaux princes qui acquièrent ou fondent les monarchies doivent observer pour surmonter les difficultés auxquelles ils pourront être éventuellement confrontés73.

Ce n’est peut-être pas ici le lieu de citer tous ces principes; il nous suffit, pour l’instant, de remarquer que, selon la théorie de la fortune et de la clairvoyance politique

72 Machiavel. «Des monarchies. Le Prince» Œuvres. Paris, Robert Laffont, 1996, p. 111. 73 Machiavel, Op. cit, p. 122.

(virtu) de Machiavel74, les nouveaux princes ou monarques sont des instituteurs, des

édificateurs ou des fondateurs des États. Aussi écrit-il: «on perçoit ici les capacités du fondateur et la réussite de la fondation; celle-ci est plus ou moins brillante, selon qu’est plus ou moins capable celui qui en a été l’initiateur. Les capacités de ce dernier se discernent de deux façons: dans le choix du site et dans l’organisation des lois75». En ce sens, les nouveaux

princes doivent saisir, de façon sage et résolue, les occasions qui se présentent à eux pour donner une forme d’État à une matière disparate représentée ici par le territoire nouvellement conquis. Il appert que la territorialité occupe une place centrale dans la pensée politique de Machiavel. À travers la théorie de la fortune et de la sagesse politique, Machiavel distingue, en réalité, l’ancien type de prince du nouveau et, par extension, les formes d’organisation du politique anciennes de la nouvelle, c’est-à-dire, au sens strict du terme, du modèle de l’État. À ce propos, il est d’ailleurs intéressant de noter le lien entre la nouvelle figure du prince (un monarque absolu) et la fondation ou l’institutionnalisation du modèle de l’État.

L’ancien type de prince, notamment celui du Moyen Âge, non seulement n’avait pas une vision claire de l’étendue de son territoire mais aussi et surtout de sa juridiction. Il devait partager son pouvoir avec d’autres princes, seigneurs, aristocrates dans un système complexe d’allégeances mutuelles au nom de la pluralité des principats. Alors que le nouveau prince, dont parle Machiavel, s’inscrit en faux contre cet état de choses. De fait, contrairement à l’ancien type de prince, le nouveau prince est d’abord et avant tout celui qui fonde, institue, un royaume aux limites bien claires dont il doit défendre l’intégrité territoriale.

Dans ce contexte, le nouveau type de prince ou monarque ne doit compter que sur lui-même, c’est-à-dire sur ses propres forces et s’adapter à chaque situation afin d’atteindre ses buts. Le monarque dont parle Machiavel devrait donc être cause de lui-même, en d’autres

74 « En examinant leurs actions et leur vie, on ne voit pas qu’ils aient reçu de la fortune autre chose que

l’occasion, qui leur donna une matière où introduire la forme qui leur parut bonne. Sans cette occasion, leur force d’âme se serait éteinte et sans cette force d’âme, c’est en vain que l’occasion se serait présentée» Machiavel, Idem, p. 122.

75 Machiavel. «Discours sur la première décade de Tite-Live» Œuvres. Paris, Robert Laffont, 1996, pp. 189-

mots indépendant, et se suffire à lui-même pour informer76 son territoire, ce en désamorçant

d’une part les divisions intestines et guerres civiles à l’intérieur de son nouvel État et, d’autre part, en empêchant les autres monarques de le conquérir77. C’est pourquoi, Machiavel estime

que la conduite d’un bon monarque consiste en sa capacité à prévoir ce qui peut arriver et à prendre des mesures conséquentes en fonction des situations. Pour reprendre ses termes, le bon monarque qui est l’édificateur de l’État doit avoir un comportement « de la bête et de l’homme78 » et en user à bon escient.

Il ne s’agit pas ici, contrairement à l’interprétation la plus répandue, d’inciter le monarque à la cruauté79; il est utile de remarquer que, parmi les qualités de la bête, celles qui

intéressent surtout Machiavel ce sont les qualités du renard et du lion, c’est-à-dire l’aptitude du renard à détecter les pièges ainsi que la capacité du lion à agir rapidement et avec force. Dans le domaine politique, le monarque doit donc éviter d’avoir simplement les qualités d’un lion (ce qui revient à la simple brutalité) ou celles d’un renard (donc dépourvue de grandes forces). Il doit bien plutôt combiner, pour la direction de son nouvel État, les qualités du renard, du lion et de l’humanité. Aussi pourrait-il être apte à diriger et à agir en connaissance de cause pour éviter de se perdre et de perdre son territoire80.

La théorie politique de Machiavel est donc une théorie d’édification et d’institutionnalisation de l’État, c’est la raison pour laquelle Machiavel pensait qu’il revenait au monarque fort et absolu d’instituer les nouvelles monarchies, c’est-à-dire des États soit en les conquérant soit en les inventant de toute pièce. Comme le monarque, les nouveaux États devaient politiquement et territorialement se suffire à eux-mêmes et ne compter d’abord

76 Nous employons le terme ‘’ informer’’ au sens de modeler ou donner une forme à. Il s’agit d’élever quelque

chose de disparate ou de diffus à des configurations nettes. Le préfixe ‘’in ‘’ est ainsi utilisé au sens latin ‘’dans’’.

77 « […] un prince doit avoir deux craintes: l’une, au-dedans, du fait de ses sujets; l’autre, au-dehors, du fait des

puissances étrangères». ». Machiavel, Op. cit, p. 156.

78 Machiavel, Idem, p. 153.

79 « En somme et pour conclure, je dirai que les régimes princiers et républicains qui ont duré longtemps ont eu

besoin les uns et les autres d’être régis par des lois. Car un prince qui peut faire ce qu’il veut est fou». Machiavel. «Discours sur la première décade de Tite-Live» Œuvres. Paris, Robert Laffont, 1996. p. 287.

80 «Un prince étant obligé de savoir bien user de la bête, il doit parmi elles choisir le renard et le lion, car le lion

ne se défend pas des pièges, le renard ne se défend pas des loups. Il faut donc être renard pour connaître les pièges, et lion pour effrayer les loups. Ceux qui s’en tiennent simplement au lion n’y entendent rien». Machiavel. «Des monarchies. Le Prince» Œuvres. Paris, Robert Laffont, 1996. p. 154.

économiquement et militairement que sur leurs propres forces. C’est d’ailleurs dans cette perspective que Machiavel insiste sur le fait qu’il est d’une importance capitale que le nouveau type de prince ou monarque ait à l’esprit que le désir de conquête est naturel en ce sens que ceux qui disposent d’une parcelle de pouvoir l’accroissent généralement aux dépens des autres81. Ainsi, pour faire face à cet état de fait, Machiavel n’hésite surtout pas à

recommander au nouveau type de prince de prendre, après avoir fondé son État, toutes les mesures nécessaires pour se protéger des attaques étrangères. En l’espèce, il doit s’exercer par exemple à l’art militaire82 et encourager l’ensemble des citoyens de son État à se former

au service militaire83.

Dans cette perspective, Machiavel prend à partie tout comportement de prince qui consisterait à recruter des forces mercenaires étrangères pour se protéger des attaques extérieures84 parce qu’il s’agirait là d’un prince incapable de se prendre en charge et qui s’en

remettrait aux autres pour les besoins de sécurité de son territoire. Ce type de prince reste à la merci de ses alliés et expose son territoire aux turpitudes des conquêtes. Une telle approche de la défense territoriale n’obéit pas à celle du nouveau type de prince ou monarque, dont Machiavel peint le portrait. Elle rappelle bien plutôt l’attitude de l’ancien type de prince qui s’en remettait et se plaçait, pour sa protection, sous l’autorité d’un autre prince plus fort.

Machiavel s’en prend aussi à toute forme de politique qui tenterait d’institutionnaliser une armée permanente dont la prise en charge financière ne peut être que dispendieuse ou coûteuse85. La raison de Machiavel est ici, peut-être, à replacer dans son contexte. En effet,

81 « C’est une chose vraiment très naturelle et ordinaire que le désir de conquête». Machiavel, Idem, p. 116. 82 « Il ne doit donc jamais détourner sa pensée de cet exercice de la guerre et durant la paix il doit s’y exercer

davantage que durant la guerre […]».Machiavel. «Des monarchies. Le Prince» Œuvres. Paris, Robert Laffont, 1996. p. 146.

83 « Je conclus donc que, si elle n’a pas d’armes propres, aucune monarchie n’est sûre, mais au contraire

entièrement dépendante de la fortune, n’ayant pas de vaillance pour la défendre dans les adversités […] Les armes propres sont celles qui sont composées ou de sujets ou de citoyens ou de vos créatures: toutes les autres sont ou mercenaires ou auxiliaires» Machiavel, Op. cit, pp. 145-146.

84 «Les princes d’aujourd’hui et les républiques modernes qui n’ont pas de soldats à eux pour attaquer ou se

défendre doivent avoir honte et penser […] que ce défaut ne procède pas du manque d’hommes aptes à être soldats, mais du fait qu’ils n’ont pas su en former». Machiavel. «Discours sur la première décade de Tite-Live»

Œuvres. Paris, Robert Laffont, 1996, p. 232.

une armée permanente, si utile puisse-t-elle être, peut occasionner des troubles à l’ordre social quand elle n’est pas prise en charge. Elle peut donc mettre en difficulté un monarque et miner à terme son autorité sur le plan intérieur et ouvrir la voie à l’anarchie.

Quoi qu’il en soit, il en résulte que, chez Machiavel, les relations entre les princes sont en règle générale des rapports de guerre, dans la mesure où chaque prince, voulant affirmer son autorité et son pouvoir, cherche à aller à la conquête des autres. Pour mieux préserver son autorité et l’intégrité de son territoire, le nouveau monarque a donc le devoir de parer à toute éventualité d’agression par l’art de la guerre, en comptant, d’une part, sur ses propres forces militaires et, d’autre part, en s’entourant des services des États voisins alliés, mais à condition de s’assurer que les États alliés ne se retournent pas contre lui et contre son État. La guerre comme moyen de défense territoriale, qui est «le plus beau et le plus honorable [des métiers] que l’on peut exercer86», occupe donc une place importance dans la

théorie de Machiavel au point qu’il ne manque pas, comme nombreux penseurs de son temps, d’adhérer à la théorie de la guerre juste87 quand il s’agit de protéger le territoire d’un État:«

ici il y a grande justice, juste est en effet la guerre pour ceux à qui elle est nécessaire, et les armes sont saintes quand il n’y a plus d’espoir qu’en elles88».

Il appert donc qu’il est essentiel pour les nouveaux princes ou monarques, selon Machiavel, de défendre le territoire de leur nouvel État. Mais pour y parvenir, ils doivent être capables de jouir d’une autorité incontestée aussi bien à l’intérieur de leurs frontières qu’à l’extérieur. En d’autres termes, un prince n’est capable de défendre territorialement son nouvel État que s’il jouit d’une autorité absolue. Il ne suffit pas d’avoir un territoire; encore faut-il avoir la jouissance de la souveraineté pour le maintenir durablement sous sa juridiction.

86 Nicolas Machiavel. L’art de la guerre. Paris, Berger-Levrault, 1980, p. 46.

87 « La guerre, ordinairement, rend les peuples plus braves et plus recommandables». Nicolas Machiavel. L’art

de la guerre. Paris, Berger-Levrault, 1980. p. 220.

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