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CHAPITRE 4: GUERRE ET ANARCHIE ENTRE LES ÉTATS

4.2 Les relations internationales dans la pensée théologienne

4.2.4 La contribution de Cumberland

Dans le même ordre d’idées mais dans un style différent, Cumberland défendra également l’idée d’une communauté politique du genre humain dans sa théorie de la loi naturelle et de la vie politique internationale. La théorie de la loi naturelle de Cumberland se comprend mieux à la lumière des emprunts qu’il fait non seulement à la science physique de son temps, mais aussi et surtout à la critique qu’il entreprend de la philosophie politique de Hobbes. Pour Cumberland, la science physique décrit l’univers comme un tout ordonné dont les différentes parties sont en interrelation les unes avec les autres180. Ainsi, loin d’être figées,

les parties de l’univers sont plutôt dynamiques et se communiquent, sans discontinuer, du mouvement aux fins de la conservation du tout181. Aussi conclura-t-il à l’existence d’un

système de la nature des choses dans l’univers. Un système qui, à son avis, obéirait à une seule fin: la conservation aussi bien des parties que du tout.

De plus, Cumberland considère qu’il faut envisager le système de la nature des choses comme un tout constitué lui-même de multiples sous-systèmes. Parmi les sous-systèmes, on peut en l’espèce citer celui des corps inanimés, celui des animaux, des plantes et enfin celui du genre humain182qu’il appelle, par ailleurs, le corps entier des êtres raisonnables183. Ces

sous-systèmes obéissent, à leur tour, à la même finalité que le grand système de la nature des

179 «Cela signifie que le droit de faire la guerre devait être limité à « l’État souverain» à la fois intérieurement

et extérieurement» Heinz Duchhardt « La guerre et le droit des gens dans l’Europe du XVI au XVIIIe siècle»

Guerre et concurrence entre les États européens du XIV au XVIIIe siècle, Paris, P.U.F, 1998, p. 339.

180 Il importe de noter que Hobbes reprend aussi une telle pensée physique dans le dispositif de sa philosophie

politique. Il emboîte ainsi sa philosophie politique dans une science physique qui voit l’univers comme un tout en mouvement perpétuel.

181 « Il me suffit donc d’avertir les lecteurs, à l’entrée de cet ouvrage, que toute la Philosophie Morale, et toute

la Science des Lois naturelles, se réduisent originairement à des observations physiques, connues par l’expérience de tous les hommes, ou à des conclusions que la vraie physique reconnaît et établit.». Richard Cumberland « Chapitre I: De la nature des choses en général» Traité philosophique des lois naturelles, France, Université de Caen, 1989, § III, p. 41.

182 Richard Cumberland, Op. cit, § II, p. 40. 183 Richard Cumberland, Idem, § IV, p. 43.

choses: la conservation mutuelle des parties et du tout. En ce sens, il va s’efforcer de montrer que l’univers des corps inanimés n’est pas le lieu du chaos entre les différentes matières qui le composent. On y trouve plutôt l’ordre, la beauté, auxquels travaille de concert toute la diversité de la matière.

En ce qui concerne le sous-système de la vie animale, il met en lumière que les animaux, contrairement aux idées reçues, ne vivent pas dans un chaos indescriptible tel que chacun serait un loup pour l’autre. Bien au contraire, ils sont suivant la nature des choses, dans une dynamique d’assistance les uns envers les autres en vue de la conservation mutuelle. De ce point de vue, le système de la vie animale est, à l’observation, un lieu d’ordre, de beauté, où tout se balance en vue d’un équilibre harmonieux184. La vie animale ne serait donc

point une jungle où chacun ferait n’importe quoi, comme le suggère Hobbes.

Pour sa part, le corps entier des êtres raisonnables ne fait pas exception. Il ne dérogerait pas au principe de l’assistance mutuelle en vue de la conservation de tous et de chacun. Par ordre de priorité, il serait composé de Dieu, la société des Nations, des États, des familles, et des humains. Toutes ces composantes, selon Cumberland, ne sont point séparées les unes des autres. Au contraire, elles sont interconnectées, et concourent à l’atteinte du bien commun185. Aussi écrit-il à ce propos:

[…] le Genre Humain doit par-là être considéré comme un seul assemblage de corps, en sorte qu’aucun homme ne peut rien faire de quelque conséquence, par rapport à la vie, aux biens, à la postérité de tout autre, qui n’influe en quelque manière sur ce qui est aussi cher à d’autres; de même que, dans le système du monde, le mouvement d’un seul corps fait quelque impression sur un grand nombre d’autres corps, principalement s’ils sont voisins […] Par conséquent […] les offices réciproques de tous les hommes sont utiles à tous: de même que les corps inanimés d’un même système ne sauraient bien se mouvoir, si les autres ne concourent avec eux, ou leur font place186.

184Il en est de même du sous-système de la vie végétale selon Cumberland.

185 « […] la plus grande fin, c’est le bien commun de tous les agents raisonnables; et l’accord de tous ces agents

à se prêter un secours mutuel pour y parvenir, est le moyen le plus efficace». Richard Cumberland, Op. cit, § II, p. 199.

En définitive, pour Cumberland, lorsqu’on observe l’univers avec attention, les choses apparaissent nécessairement sous la forme d’un système, dont la finalité est la conservation mutuelle187. C’est pourquoi de ce système, il convient de déduire, de façon tout

à fait scientifique, ce qui doit être la loi naturelle. Fidèle à la description qu’il fait de la nature en général, et de la nature humaine en particulier, Cumberland estimera que la loi naturelle qui doit en être déduite devrait reposer autant sur l’accord que le bonheur mutuel.

La conception de la vie politique internationale de Cumberland est largement tributaire de cette théorie du système de la nature des choses. Comme nous l’avons vu, conceptuellement, Cumberland établit un ordre de priorité entre les différents niveaux ou composantes du système des êtres raisonnables: Dieu, la société des nations, les États, les familles, et les individus. Il en découle logiquement que, selon lui, l’ordre international a sans nul doute préséance sur l’ordre interne des États. De fait, les États sont tenus de respecter inconditionnellement les injonctions de la société des nations. À ce propos, il écrit:

[…] cela toujours dans un tel ordre, que l’on mette au premier rang les droits de Dieu; au second, ceux qui sont communs à plusieurs nations; au troisième, ceux de chaque État en particulier; ensuite ceux de petites sociétés, telles que sont les corps de ville, les communautés, les collèges, les familles. D’où il est aisé de conclure, que la principale fin de chaque vertu est le Bien commun du système de tous les êtres raisonnables, puis qu’il ne diffère point réellement du bien de ces parties, considérées dans l’ordre et selon les liens de société qu’il y a entre elles […] Je suppose, au reste, que ces lois soient d’accord ensemble, en sorte que les droits des sociétés inférieures n’aient rien d’incompatible avec ceux des supérieures […] Aucune puissance inférieure ne saurait abroger les lois d’une puissance supérieure188.

Quelle que soit leur puissance, les États sont ainsi dans l’obligation de se soumettre aux lois naturelles d’organisation des rapports à l’échelle internationale, car leur bonheur ainsi que celui de tout le système en dépendent. En conséquence, il est possible de noter que, pour Cumberland, les rapports internationaux, sans remettre en cause la souveraineté des États, doivent primer sur l’ordre interne des États, selon la nature même des choses. De façon

187 « J’ai donc montré, par la nature générale de la Matière et du Mouvement, que le pouvoir et la nécessité de

servir aux mouvements d’une infinité d’autres corps, se trouvent dans chacun, pendant qu’il continue à se mouvoir. La même chose a lieu dans les corps humains, de sorte que chaque personne semble être sollicitée et portée à vouloir rendre service au Genre humain.» Richard Cumberland, Ibidem, § XVII, p. 136.

188 Richard Cumberland « Chapitre VIII: Des Vertus Morales en particulier» Traité philosophique des lois

empirique, il en montre la primauté en recourant à certains exemples de l’Europe de son temps. À cet effet, il met particulièrement en avant le système de l’équilibre politique qui a rapproché, selon lui, les États européens et permis de construire progressivement la vie politique internationale et favorisé l’important développement du commerce interétatique189.

Toutefois, il prend néanmoins le soin de mentionner les limites de ces exemples parce qu’ils ne permettent pas, du reste, de mieux saisir la profondeur de sa vision des relations internationales190. Dès lors, que pourrait-on retenir de ces développements?

On peut globalement noter que ces théologiens, en l’occurrence Vitoria, Suarez et Cumberland, défendaient du moins dans leurs travaux l’idée qu’il existait, dans la factualité internationale, une communauté politique du genre humain, dont le caractère religieux ne peut d’ailleurs pas être nié. Une telle idée aura pour implication qu’ils n’éprouveront pas, en fin de compte, le pressant besoin d’en appeler à la construction d’un ordre multilatéral autonome qui aurait pu se superposer aux États191. Même si ces théoriciens vont penser que

le droit des gens, compris ici comme un ensemble de pratiques reconnues par les États, devait être contraignant et formuleront souvent des appels à la paix et à la coopération, ils finiront cependant par adhérer à l’idée que seuls les monarques de chaque État, au besoin dans une approche de coalition, étaient habilités à en faire respecter les exigences.

189« Ainsi ils [les États] ne rejettent pas toutes les alliances, comme inutiles; ils ne font que changer d’alliés: et

par cela même qu’ils ont recours à la bonne foi d’autrui, ils condamnent leur propre perfidie. De plus, on sait par une expérience constante, que tous les États font usage des alliances pour mettre des bornes à la puissance des autres; et qu’une grande partie de la prudence politique consiste à connaître les diverses manières de balancer, par des ligues, les forces des ennemis. Or il n’y aurait aucun lieu à tout cela, si les conventions entre les États étaient invalides, comme nous venons de voir qu’Hobbes l’enseigne» Richard Cumberland, Op. cit, pp. 418-419.

190 Dans ce système d’équilibre et d’harmonie que présente Cumberland, si les conflits et les violences ne sont

pas totalement évacués, ils n’occupent cependant pas une place centrale comme chez Hobbes. Selon Cumberland, la nature porte les humains ainsi que les structures qu’ils mettent en place à promouvoir le bien commun et non celui particulier. De ce point de vue, les humains sont par essence soucieux de s’entraider mutuellement parce qu’ils comprennent, par les lumières de leur raison, que l’avancement du bien commun coïncide avec celui de leur bien particulier. Mais la raison humaine, selon Cumberland, n’est pas une faculté infaillible. En ce sens, il peut y arriver que les humains, de façon tout à fait contingente, utilisent mal leur raison et leur liberté (ou libre-Arbitre) à cause des attraits d’une utilité présente. En ces circonstances, surgissent les discordes et les conflits. Toutefois, dans la mesure où la cause de ces conflits chez les humains est de nature contingente, il y a lieu de penser que la concorde et l’intérêt commun finissent toujours par l’emporter au final.

191 Lucien Bély, Jean Bérenger, et André Corvisier, Guerre et paix dans l’Europe du XVII, Paris, Sedes, 1991,

Dans un contexte où les monarques chargés de faire appliquer le droit des gens étaient aussi eux-mêmes, en général, impliqués dans les différends à résoudre, ils apparaîtront, en dernière instance, comme juge et partie, défendant ainsi leurs propres intérêts. En pareilles situations d’absence d’impartialité, la confiance interétatique ne pouvait être que ruinée. De plus, faute de structures multilatérales autonomes, le respect du droit des gens ne pouvait être que largement compromis. Dès lors, quelles en seront les conséquences les plus fâcheuses?

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