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Chung et l’idée d’un schème de coopération internationale foncièrement injuste

CHAPITRE 7: L’IDÉÉ D’UN ORDRE INSTITUTIONNEL INJUSTE CONÇU POUR LES

7.4 Un ordre institutionnel international au service de l’hypocrisie occidentale chez Pogge

7.4.2 Chung et l’idée d’un schème de coopération internationale foncièrement injuste

Même si elle ne fait aucune ébauche des institutions supranationales, Ryoa Chung s’inscrit dans le même paradigme que Pogge. En général, elle suggère que le colonialisme et ses conséquences sont une figure historique incontournable pour mieux comprendre la domination interétatique et les inégalités en relation internationale. Historiquement, le colonialisme moderne a été un système de domination qui a fait se rencontrer brutalement certaines puissances ─en l’occurrence occidentales─ et des peuples majoritairement non- occidentaux. Il a violemment opposé non seulement les puissances occidentales impérialistes entre elles ─étant donné que leurs choix stratégiques et géopolitiques pouvaient entrer en concurrence─, mais aussi aurait permis de justifier, au moyen de la coercition manifeste ou latente, la conquête, la domination et l’exploitation de divers peuples. L’analyse attentive de la pratique du colonialisme montre en effet que la ligne de démarcation entre le colonisateur et le colonisé s’est souvent faite sur la base d’une série de facteurs liés à la possession de multiples ressources tels que les pouvoirs technologique, militaire, économique, politique, etc. Les pays qui possédaient ces ressources en abondance et qui les ont utilisées aux fins de la violence et de la conquête parvenaient ainsi, le plus souvent, à subjuguer leurs voisins proches ou lointains et à leur imposer leur idéologie politique. De fait, Chung tient fréquemment compte de cet arrière-plan historique colonial pour mieux appréhender la nature des relations internationales et des inégalités qui l’accompagnent316.

En lien avec les implications du colonialisme, Chung recourt souvent à un postulat ─très déterminant à ses yeux─ voulant que la position privilégiée ou non d’un pays sur l’échiquier international dépende de ses ressources économiques et du pouvoir de négociation politique qui en découle. Dans ce contexte, il s’agit de remarquer que les pays économiquement riches, étant donné leur immense fortune et les infinies possibilités qu’elle leur offre, sont appelés à jouer les premiers rôles dans les relations interétatiques et à se faire

316 «Il faudrait, à mon avis, mieux comprendre les conséquences du colonialisme en tant que figure historique de domination interétatique pour pouvoir analyser de plus près les causes injustes de l’inégalité en relations internationales». Voir Ryoa Chung, «Domination, vulnérabilité et inégalité d’accès aux soins de santé, Conclusion», Philosophiques, Québec, Revue de la société de philosophie du Québec, Vol. 34 n 1- printemps 2007, pp. 151-152.

une place au soleil. À l’opposé, les pays économiquement pauvres sont désavantagés du fait de multiples privations dont ils souffrent. N’ayant pas le même type de ressources ─économiques, technologiques, militaires, idéologiques, etc.─ et le pouvoir de persuasion qui s’ensuit, ils sont de fait en position de faiblesse, incapables de tenir la dragée haute aux pays riches. Dans pareilles circonstances de déséquilibre radical, il est difficile d’envisager qu’ils parviennent à influer ou peser sur les relations interétatiques. Aussi seront-ils obligés d’accepter à leur corps défendant la règle inflexible voulant que «Who gets the Gold, makes the rule». Ainsi, pour leur survie, les pays économiquement faibles n’ont pas d’autre choix que d’admettre, avec réalisme, certaines formes d’interférence et de coercition en faveur des pays riches317.

Dès lors, Chung insinue que l’ordre institutionnel actuel n’a rien changé fondamentalement à cette réalité historique interétatique. Bien au contraire, il semble même l’avoir entérinée318. S’il n’est pas fondé sur un État mondial, l’ordre institutionnel

international actuel n’en est pas moins un schème de coopération sociale complexe et contraignant qui s’impose aux États319. Le problème ici est qu’il ne s’impose pas à ces États

de la même façon. Étant donné qu’il a été façonné sur l’idée voulant que « Who gets the Gold makes the rules », il est plus favorable aux intérêts des pays économiquement riches ─ici les

317 « (…) la thèse défendue ici consiste à affirmer que la gamme d’options et la marge de manœuvre d’une

société à l’interne dépend grandement de sa position de force dans l’arène internationale, c’est-à-dire de son pouvoir économique et du pouvoir politique de négociation qui en découle. Par exemple, le pouvoir économique dont chaque pays dispose face aux autres dans le contexte de la mondialisation économique néolibérale détermine le rapport de pouvoir politique (la capacité de persuader, la force de lobbying, le pouvoir de négocier les conventions internationales à son avantage) entre les pays au sein des institutions telles que le FMI ou l’OMC. Ce n’est qu’en admettant cela (outre les conditions historiques qui ont donné lieu aux institutions de Bretton Woods) que l’on peut expliquer pourquoi les États-Unis sont encore à ce jour le seul pays au monde à pouvoir exercer un droit de véto sur les politiques du FMI » Voir Ryoa Chung, « Domination, vulnérabilité et inégalité d’accès aux soins de santé, Section III: La codépendance des conditions internes et externes de la croissance économique et de l’émancipation politique dans le contexte de la globalisation », Op. cit, p. 146.

318 « (…) même s’il était possible d’effacer de l’ardoise toute l’histoire des injustices humaines et que, par le

biais d’une fiction méthodologique, l’on recommençait l’histoire du monde à partir d’une décennie symbolique inaugurant le processus de mondialisation économique (disons les années 1970 marquées par la fin du système de Bretton Woods et la crise du pétrodollar), on pourrait néanmoins démontrer, preuves à l’appui, que les inégalités de fait (peu importe qu’elles soient dues, à l’origine, à des injustices ou non) déterminent les inégalités de force dans l’équilibre des pouvoirs et ont été exacerbées par le jeu des institutions d’un schème de coopération sociale foncièrement injuste » Ryoa Chung, « Domination à l’ère de la mondialisation, Section III: Les inégalités injustes dans le contexte de la mondialisation économique » Diversité, mondialisation, justice.

La philosophie politique devant les grands enjeux contemporains, Bulletin d’histoire politique, Vol. 2, n 3,

printemps-été 2004, pp. 22-23.

319 Ryoa Chung, « Domination à l’ère de la mondialisation, Section I: Un schème de coopération sociale sans

pays occidentaux de l’OCDE─ et impitoyable envers les pays pauvres. À ce titre, l’ordre institutionnel international, par le biais de plusieurs de ses structures parmi lesquelles le FMI, apparaît comme un instrument au service de la pérennisation des intérêts colonialistes et idéologiques des puissances occidentales, et ce de deux façons: d’abord, il institutionnalise et normalise les inégalités factuelles de pouvoir économique et de négociation politique entre les différents acteurs étatiques et, ensuite, tend à les perpétuer320. Même si Chung ne décrit

pas un modèle institutionnel supranational précis, elle considère, selon toute vraisemblance, que c’est la direction à prendre321. À ce propos, elle écrit:

Bien que mon propos se limite ici à une défense purement normative, de l’ordre de la justification et de la persuasion morales, il plaide également en faveur d’une mobilisation politique en vue de mettre en place des mécanismes institutionnels plus coercitifs et vraisemblablement plus centralisés quant aux structures internationales qu’il nous faut repenser322.

Dès lors, que convient-il de retenir de ces théories? Essentiellement, le lien entre deux variables: d’une part, la postulation d’un système international actuel injuste et, d’autre part, le désir d’un ordre supranational démocratique. En effet, malgré les différences qui peuvent les séparer, les auteurs dont nous avons évoqué ici certains aspects théoriques ─Held, Nielsen, Pogge, Chung─ postulent que l’ordre institutionnel international actuel est marqué par une profonde injustice au sens où il a été conçu pour favoriser les intérêts des pays occidentaux, en particulier des plus puissants d’entre eux. En général, c’est cette idée d’une injustice systémique qu’il postule qui les incite à considérer qu’il serait souhaitable, pour des raisons de justice mondiale, de réviser de fond en comble le système institutionnel

320 « Le pouvoir exercé par le FMI est l’exemple le plus patent des formes de domination qui sont

institutionnalisés à l’échelle mondiale (…) En effet, le FMI exerce un pouvoir d’interférence arbitraire, dans la mesure où sa domination est justifiée, non en raison, mais bien au nom de croyances idéologiques qui servent les intérêts des puissances économiques qui profitent de la mondialisation néolibérale (…). Seuls les plus dupes peuvent penser que le FMI ne traite pas mieux les pays riches de l’OCDE ou n’est pas conciliant envers les pays créanciers (en particulier les pays du G7 et, surtout, les États-Unis qui constituent le seul pays détenant un droit de véto au sein du FMI)», Voir Ryoa Chung, « Domination à l’ère de la mondialisation, Section III: Les inégalités injustes dans le contexte de la mondialisation économique » Op. cit, pp. 20-21.

321 Il importe aussi de souligner que Ryoa Chung défend provisoirement une approche qu’elle qualifie de

pragmatique étant donné qu’elle est susceptible de faire consensus au niveau international. Selon cette approche pragmatique ─en attendant les réformes institutionnelles majeures─ on peut d’ores et déjà se concentrer à fournir minimalement des droits de subsistance aux plus pauvres, par quoi elle entend les soins de santé, l’eau, ou les denrées alimentaires.

322 Ryoa Chung, « Domination, vulnérabilité et inégalité d’accès aux soins de santé, Section II: Les obligations

morales de la communauté internationale face à la pandémie: justice ou charité », Philosophiques, Québec, Revue de la société de philosophie du Québec, Vol. 34 n 1- printemps 2007, pp. 142-143.

international actuel. Bien souvent, les positions institutionnelles fortes auxquelles ils adhèrent sont déterminée par ce postulat d’injustice systémique. Or, il importe de souligner que ce postulat est loin d’être solidement établi et entre en contradiction avec de nombreux faits historiques.

7.5 Examen critique de la pertinence de l’idée d’une injustice systémique au cœur des

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