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Examen critique de la pertinence de l’idée d’une injustice systémique au cœur des institutions

CHAPITRE 7: L’IDÉÉ D’UN ORDRE INSTITUTIONNEL INJUSTE CONÇU POUR LES

7.5 Examen critique de la pertinence de l’idée d’une injustice systémique au cœur des institutions

Contrairement à ce que laissent souvent entendre plusieurs théoriciens parmi lesquels Held, Nielsen, Pogge et Chung, l’ordre juridique et institutionnel international actuel n’est pas fondamentalement ou foncièrement conçu de façon à favoriser les intérêts et la domination des puissances occidentales. Ce présupposé, qui n’est pas nouveau et qui serait d’ailleurs répandu dans la croyance populaire, est assez souvent à l’œuvre, sous des formes variées, dans plusieurs théories de philosophie politique contemporaine. Il pourrait certainement expliquer en partie les raisons pour lesquelles plusieurs philosophies politiques contemporaines s’attachent vigoureusement à demander une transformation profonde des structures internationales actuelles. Parce qu’ils présument que l’ordre international actuel est injuste et antidémocratique ─au sens où il privilégie les pays riches au détriment des pays pauvres et exclut sournoisement ces derniers dans les processus de prise de décision─ ils aboutissent à la conclusion qu’il serait aujourd’hui indispensable de s’en débarrasser pour réparer les injustices et les déficits démocratiques institutionnels qui le caractérisent.

Il importe, pour notre part, de souligner que ce présupposé défavorable ne rend pas vraiment compte des raisons fondamentales de l’existence de l’ordre juridique et institutionnel international actuel. Il escamote souvent la valeur et l’utilité des institutions internationales. Il y a certainement une distinction fondamentale entre un ordre juridique et institutionnel conçu explicitement ou implicitement pour favoriser les intérêts et la domination des puissances occidentales et un ordre international dont certaines failles sont souvent exploitées par de puissants intérêts particuliers impliquant à la fois des autorités politiques et économiques de divers pays (pauvres et riches, occidentaux et non- occidentaux). On ne peut pas conclure du fait que ces puissants intérêts particuliers passent entre les mailles du filet du système international actuel qu’il est conçu pour favoriser les

pays occidentaux au détriment des pays pauvres. Restreindre le système international actuel à un projet secret au bénéfice des pays occidentaux contre les intérêts des pays pauvres ne rend probablement pas justice à ce long et harassant travail intellectuel et historique qui a présidé à sa création et dont nous avons tenté de rendre compte dans les chapitres précédents. Il est évident, à notre sens, que le système institutionnel international actuel n’est pas parfait, il a sans nul doute de nombreux points faibles, mais il est aussi essentiel de prendre soin de ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain.

Même s’il est clair que beaucoup de pays non-occidentaux n’ont pas historiquement participé à déterminer les caractéristiques centrales du système international actuel, on aurait tort de croire que tous les pays occidentaux y ont participé. On aurait aussi tort de croire que le système international actuel est né sans douleur ni peine. Sans risque de nous tromper, il n’y a aucune donnée empirique historique qui met en évidence un consensus public des pays occidentaux pour mettre en place des institutions internationales qui protégeraient leurs intérêts et nuire à ceux des pays non-occidentaux. Nous avons pu montrer, dans les chapitres précédents, que même les pays ─souvent improprement regroupés dans la catégorie large de pays occidentaux─ avaient la méchante habitude de se neutraliser en ayant recours à des postulats réalistes à propos de la vie politique internationale. Enfin, on aurait tout à fait tort de considérer que l’ordre institutionnel actuel ait été établi par une volonté d’entériner ou de valider la brutalité des inégalités de pouvoir entre les États. À notre sens, il est essentiel de ne pas perdre de vue ─on l’oublie trop souvent─ qu’une série de valeurs essentielles ont contribué à l’occurrence des institutions internationales parmi lesquelles on peut citer la coopération, la paix, le respect de l’autodétermination des peuples, le respect des droits humains, l’espoir de la diffusion lente mais certaine de la démocratie dans tous les pays de la planète, etc. Dans ce contexte, il n’est donc pas faux de remarquer que l’ordre institutionnel international actuel est né en opposition au colonialisme, à l’impérialisme et à la domination des uns par les autres. Cela ne signifie pas cependant qu’il est sans tâche ni défaut.

Lorsqu’il fait part de son expérience des structures économiques mondiales, Joseph Stiglitz souligne n’y avoir pas vécu un complot occidental contre les pays non-occidentaux. Bien au contraire, il y a vu la façon très étrange dont certains intérêts politico-financiers

particuliers étouffent toute possibilité de débat public autour des mesures qui sont souvent prises dans le cadre de ces institutions internationales, agissant ainsi en flagrant délit de rupture avec les principes qu’ils sont supposés respecter ou faire respecter323.

Stiglitz évoque souvent les mandats du FMI. Il souligne que le FMI a été conçu, sous l’emprise intellectuelle de Keynes, pour plusieurs raisons. D’abord, la volonté de créer une action publique collective internationale qui permettrait de remédier non seulement aux imperfections du marché mais aussi aux actes unilatéralistes d’un État qui sont susceptibles de bouleverser la stabilité mondiale et de nuire aux autres États. De fait, un des buts du FMI est de rendre possible et accessible, en cas de crise, l’emprunt à certains États membres en difficulté pour leur permettre de stimuler leur économie à travers des politiques expansionnistes et non d’austérité. Dans ce contexte, le FMI a aussi l’obligation de faire pression sur les pays membres pour qu’ils s’efforcent de maintenir un niveau de plein emploi. En revanche, selon Stiglitz, la pratique actuelle du FMI tend à s’opposer à ces mandats parce qu’elle ne se concentre que sur l’apologie des marchés financiers, obligeant les États à prendre des mesures d’austérité. Pour Stiglitz, cela est dû au fait que le FMI subit des influences perverses des marchés financiers en connivence avec certains intérêts particuliers. Très conscient de cette pratique de détournement ou perversion des tâches du FMI, les représentants de ces intérêts financiers particuliers se gardent bien souvent de discuter publiquement de ces mesures d’austérité et cultivent vigoureusement le secret, au besoin par des menaces. À ce propos, Stiglitz écrit:

La tension est d’autant plus forte que ce conflit ne saurait être discuté publiquement. Si son nouveau rôle était ouvertement reconnu, le soutien dont jouit le FMI risquerait fort de s’affaiblir, et ceux qui ont réussi à transformer son mandat en sont évidemment conscients. Le nouveau mandat devait donc être déguisé, de façon à paraître, au moins superficiellement, compatible avec l’ancien. L’idéologie simpliste du libre marché a tendu un voile. Ce qui s’est vraiment passé derrière, c’est la mise en œuvre du nouveau mandat324

323 « Cet ouvrage ne contient pas de révélations explosives, on n’y trouvera pas les preuves formelles d’une

odieuse conspiration de Wall Street et du FMI pour faire main basse sur la planète. Je ne crois pas à l’existence d’un tel complot. La vérité est plus subtile: souvent, dans les débats auxquels j’ai participé, c’est le ton d’une intervention, une réunion à huis clos, un mémorandum qui ont décidé de l’issue » Voir Joseph E. Stiglitz, « Préface » La grande désillusion, Paris, Fayard, 2002, p. 24.

Il importe, pour notre part, de souligner que les pratiques qui visent à détourner une institution de ses missions se nourrissent constamment du secret. Elles prospèrent dans un contexte de manque de transparence publique. En général, la culture du secret est le mode opératoire auquel recourent bien des intérêts particuliers non conformes aux intérêts matériels et moraux des peuples. Quand certaines autorités publiques, quels que soient leurs pays, se positionnent pour défendre des intérêts particuliers, elles prennent suffisamment de précaution, en usant de divers stratagèmes, de ne pas ébruiter leurs affaires au risque de provoquer l’indignation et la contestation populaires325. Ce genre de conduites publiquement

indésirables se produisent autant dans les États que dans les instances internationales.

Concernant les instances internationales, beaucoup de citoyens des pays occidentaux sont loin de savoir et de mesurer ce que leurs représentants font réellement à l’intérieur des institutions internationales. Il semble même que la plupart de leurs représentants (choisis par les gouvernements) ne s’empressent pas non plus de leur fournir l’information concernant la nature et la portée de leur travail. Ces représentants ont pris l’habitude de croire que les affaires internationales sont si éloignées des préoccupations de leurs concitoyens qu’ils n’y seront pas sensibles et, en conséquence, ces derniers n’auront pas aussi l’audace de venir fouiller dans leurs affaires pour faire apparaître tous les détails qui peuvent fâcher. Il en est de même des citoyens des pays pauvres qui ignorent tout à fait ce que leurs dirigeants peuvent faire et vivre à l’intérieur des institutions internationales. Leurs dirigeants ne cherchent pas à leur fournir l’information, étant donné qu’ils accèdent la plupart du temps au pouvoir par des moyens illégitimes. Tout se passe comme si les affaires internationales étaient le problème des diplomates, des représentants politiques et des grands intérêts économiques, et non des peuples au nom desquels on parle continuellement. Même si les peuples ne sont pas informés, en autant que certains de leurs représentants le soient, cela est largement suffisant.

Cette culture de la rétention de l’information et du secret permet, dès lors, à certains intérêts particuliers impliquant des autorités politiques et économiques des pays riches et pauvres de disposer d’un terreau fertile qui incite à des pratiques de marchandage qui non

325 Joseph E. Stiglitz, « Chapitre 6: Les ‘’injustes lois du juste commerce’’ et autres méfaits » Op. cit, pp. 221-

seulement pervertissent les missions des institutions internationales mais aussi affectent des perspectives de vie de plusieurs humains sur la planète. Il est souvent très facile, dans un contexte d’opacité, que des intérêts particuliers prennent racine et que la retenue morale et la publicité se relâchent considérablement326. Étant donné que les intérêts particuliers qui

essaient souvent de noyauter les institutions internationales sont conscients qu’ils ne représentent ni les aspirations morales des citoyens des pays occidentaux ni ceux des pays pauvres, il est probable que l’initiation des débats publics vigoureux sur les mandats des institutions internationales et sur ce que les représentants des divers pays font réellement aura un impact considérable sur les pratiques et les mesures décidées par eux au sein de ces institutions. On n’aurait pas tort de croire que l’émergence des démocraties vigoureuses dans les divers pays de la planète (occidentaux ou non occidentaux) dans lesquelles les citoyens vont jouir de leur statut de colégislateur va vraisemblablement influencer la façon dont les débats peuvent être menés dans les institutions internationales. Beaucoup de pratiques déviantes qui pervertissent et plombent les institutions internationales ne sont pas attribuables à une normativité internationale qui serait soi-disant foncièrement injuste mais à une nébuleuse d’intérêts particuliers en rupture même avec les principes déclarés des institutions internationales327.

7.6 Conclusion

Le point de vue que nous avons défendu dans ce chapitre se tient à distance de certaines approches courantes en philosophie politique contemporaine qui se fondent de façon implicite ou explicite sur l’idée d’une injustice intrinsèque de l’ordre institutionnel international actuel qui aurait été conçu pour veiller aux intérêts des pays riches, en particulier occidentaux. Cette idée explique, chez plusieurs philosophes, le rejet sans nuance de l’ordre institutionnel international actuel et la tendance lourde à envisager des approches

326 « C’est la classe moyenne qui a exigé les réformes que l’on désigne souvent par l’expression «état de droit ».

Les super-riches, en général, font bien mieux avancer leurs intérêts à huis clos, en négociant des faveurs et des privilèges spéciaux» Joseph E. Stiglitz, « Chapitre 5: Qui a perdu la Russie? » Op. cit, p. 217.

327 « Ce qui est particulièrement perturbant, c’est de voir comment des intérêts privés peuvent saper à la fois la

crédibilité des États-Unis et l’intérêt national » Joseph E. Stiglitz, « Chapitre 3: La liberté de choisir » Op. cit, p. 97.

institutionnellement fortes qui font une fixation sur la nécessité d’établir un nouvel ordre supranational électif.

Différente de ces approches ─celles de Held, Nielsen, Pogge, Chung ─la démarche que nous défendons peut être qualifiée d’institutionnellement faible ou modeste. Elle ne nécessite pas que nous refassions complètement, de fond en comble, le système international actuel qui n’est pas substantiellement injuste ni foncièrement conçu pour la défense aveugle des intérêts des pays occidentaux. Notre approche peut s’adapter aux institutions internationales déjà existantes, en s’appuyant en particulier sur les principes normatifs qui les sous-tendent tels les idées d’autodétermination, de respect des droits de l’homme, de liberté et de développement humain. De fait, loin de s’attarder sur les nombreuses subtilités institutionnelles, elle est plus sensible à ces impératifs qui sont au fondement même de l’ordre institutionnel international actuel.

Une autre différence de taille entre les approches courantes en philosophie politique contemporaine et notre point de vue tient au lieu de réalisation ou d’avancement de la démocratie et de la justice. Étant donné qu’elles partent implicitement ou explicitement d’une idée forte mais insuffisamment étayée d’un ordre institutionnel international foncièrement injuste conçu pour les intérêts des pays occidentaux, on peut constater que de nombreuses approches en philosophie politique contemporaine présupposent souvent que la démocratie et la justice se réaliseront dans le monde si l’on crée des structures supranationales démocratiques, électives et représentatives. Dès lors, l’attention est plus concentrée sur la quête des mécanismes qui pourraient ancrer les procédures électorales ─en général le vote de tous les citoyens du monde─ au cœur des organismes supranationaux nouvellement créés. Le lieu de la démocratie a ici son théâtre dans les instances supranationales. L’idée ne manque pas d’attrait; vraisemblablement elle est séduisante.

Il n’en est pas de même de la thèse que nous défendons. Notre approche (plus modeste) montre plutôt que les problèmes de démocratie et de justice globale se posent plus avec acuité, en réalité, à l’intérieur des États et affligent des populations réelles faites de chair et de sang, qui vivent dans ces États. C’est donc vers ces États qu’il convient d’orienter notre

attention pour voir dans quelles mesures on peut aider à y faire avancer les questions fondamentales de démocratie et de justice. Il est donc, à cet égard, indispensable de ne pas perdre de vue la réelle cible: le problème mondial fondamental n’est pas, à notre sens, celui d’une injustice fondamentale de l’ordre institutionnel international à laquelle il faut remédier en créant, de toutes pièces, des institutions supranationales électives mais celui du sort de nombreux individus et peuples qui, à l’intérieur de leurs États (occidentaux et non- occidentaux), se voient refuser les libertés les plus fondamentales, telles celles de choisir leurs représentants, d’être informés et de discuter les potentiels accords internationaux. La question fondamentale consiste à faire que le sort de ces individus ne soit plus entre les mains des gouvernements autocratiques, répressifs ou «subtilement despotiques328» qui disent

démagogiquement les représenter, y compris dans le cadre des institutions internationales.

Assurément, le pari sur le soutien et l’établissement des démocraties vigoureuses dans les différents pays (occidentaux et non-occidentaux) aidera beaucoup à la retenue morale, à la transparence et à l’effritement de la pratique du secret dans les instances internationales. Notre démarche est en cela plus conforme à l’approche kantienne, aux observations de De Tocqueville, et aux idées de Rawls sur l’impact que peut avoir une démocratie vigoureuse dans les États quant à la transparence et la retenue morale dans les instances internationales.

Dans ce cas d’espèce, faire avancer la démocratie dans le monde vise à soutenir l’éclosion de réels processus démocratiques au niveau de tous les États. À notre avis, cela ne passe pas nécessairement par la création au plan international d’un ensemble d’institutions qui incarneraient de façon pure et parfaite la démocratie. Cela pourrait passer par le soutien, certes modeste mais ferme, qu’on doit apporter, dans tous les pays, au développement de la conscience citoyenne et au progrès des capacités et libertés réelles dont doivent jouir les individus pour façonner leurs multiples environnements de vie. Même si elles ne sont pas

328 Nous utilisons les termes « subtilement despotiques » en référence à l’idée du despotisme doux que

Tocqueville développe dans son ouvrage De la démocratie en Amérique. Cette idée est d’une importance capitale car, elle indique que les capacités et les libertés réelles des individus peuvent être autant menacées dans un régime tyrannique que dans un régime officiellement démocratique où pourrait se manifester un type bien particulier de despotisme. La menace de la liberté n’est donc pas propre aux dictatures; elle peut également se glisser subrepticement au cœur des États qui se réclament de la démocratie. Voir Alexis de Tocqueville, Op.cit, 1961, pp. 431-438.

électives, la pratique politique dans les institutions internationales peut devenir de plus en plus transparente si les diplomates qui y parlent au nom des peuples sont issus de réelles et vigoureuses démocraties. Il s’agirait, en ce sens, de défendre vigoureusement le rôle d’agent des individus et des populations ou, pour reprendre l’expression de Kant, leur statut de colégislateur. Comment cela pourrait, entre autres, se faire?

CHAPITRE 8: LUTTE CONTRE LA PAUVRETÉ MULTIDIMENSIONELLE ET

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