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CHAPITRE 5: LA NORME DE LA PAIX DURABLE ET LA FORMATION DE L’ORDRE

5.3 Les projets de paix perpétuelle et l’approche institutionnelle des relations internationales

5.3.3 Kant et la construction d’une société des nations démocratiques

À l’instar de Crucé, de l’abbé de Saint Pierre, Kant apparaît aussi sans ambigüité comme un critique du système de l’équilibre des pouvoirs. Il lui reproche, en effet, de n’instaurer que des rapports très fragiles entre les États, de sorte que ceux-ci sont dans l’impuissance de conjurer le spectre de la guerre qui ne cesse de reconfigurer, sur fond d’anarchie, la carte géopolitique de l’Europe au détriment de petits États qui sont, du reste, souverains. Le système de l’équilibre des pouvoirs est ainsi, selon Kant, polémogène et belligène227. Il est à même de justifier, en en masquant les prétextes, les guerres de tous ordres

comme celles de conquête, de punition et bien d’autres.

En l’espèce, il ne permet pas aux États de se consacrer à autre chose, sauf à investir énormément dans les préparatifs de la guerre et dans la guerre elle-même. C’est pourquoi dans l’optique de parer à toute éventualité d’agressions étrangères, les États tendent à

226 Abbé de Saint-Pierre, Op. cit, p. 255.

227 « La manière dont les États font valoir leur droit ne peut être que la guerre et jamais le procès comme dans

une cour de justice internationale, mais ni la guerre ni son issue favorable, la victoire, ne décident du droit; un traité de paix peut bien, il est vrai, mettre fin à la guerre présente, mais non pas à l’état de guerre qui est la recherche incessante d’un nouveau prétexte […]». Emmanuel Kant. « 2e article définitif en vue de la paix

perpétuelle: le droit des gens doit être fondé sur un fédéralisme d’États libres» Vers la paix perpétuelle, Paris, Flammarion, 1991, p. 91.

négliger la construction de leur vie politico-juridique domestique à cause de fortes mobilisations de ressources financières et humaines autour des questions de défense des frontières. Les États, selon Kant, ne font donc que s’appauvrir dans le cadre de ce système.

Kant insiste, à cet égard, sur l’interdépendance qui existe entre la vie politique domestique et la vie politique extérieure, en montrant que les lignes de démarcation entre les deux sphères restent extrêmement floues et infimes. De fait, des États pourront s’efforcer de prendre d’importantes mesures, financières, humaines, militaires, pour sécuriser d’une part leurs frontières et, d’autre part, se mettre à couvert des agressions étrangères, mais constater néanmoins que ces efforts ne sont que vains, parce qu’ils ne peuvent échapper, à terme, aux conséquences de la guerre. Kant est même convaincu que la question des relations entre États ne peut être éludée si les États eux-mêmes veulent jouir d’une stabilité à l’intérieur de leurs frontières.

Or, il semble que le système de l’équilibre des pouvoirs ait complètement négligé cette question des relations internationales, laissant ainsi à chaque monarque de décider du sort à réserver à tels ou tels autres États. De ce fait, estime Kant, la question des relations internationales ne peut être prise en charge que par la mise en place d’un nouvel ordre institutionnel et juridique entre États, parce que le système de l’équilibre des forces n’est point adapté aux relations entre les États et les peuples. À ce sujet, il écrit :

C’est essentiellement dans les rapports mutuels de tous les peuples que la nature humaine apparaît comme le moins digne d’être aimée. Pas un instant, l’autonomie et la propriété d’un État ne sont garantis contre un autre État. On constate en tout temps la volonté d’assujettir l’autre ou d’amputer son territoire; et on ne peut jamais relâcher l’effort militaire de défense qui rend la paix plus oppressante et plus destructrice du bien intérieur que la guerre elle-même. Or le seul moyen de s’y opposer est un droit des gens fondé sur des lois publiques accompagnées par la force auxquelles il faudrait que chaque État se soumette ( par analogie avec un droit civil ou politique régissant les particuliers); car, à la manière de la maison de Swift qu’un architecte avait si parfaitement construite d’après toutes les lois de l’équilibre qu’elle tomba dès qu’un moineau s’y posa, croire que l’ainsi nommééquilibre des forces en Europe établira une paix universelle

et durable est une pure chimère228.

À la lumière de ce qui précède, Kant s’inscrit en conséquence dans la voie tracée par Crucé et l’Abbé de Saint-Pierre, en témoigne les mots évocateurs de ‘’paix perpétuelle’’ auxquels il fait référence dans ses travaux sur les relations internationales. De ce point de vue, Kant s’efforce de dépasser le droit des gens classique tel qu’il apparaît dans les œuvres d’illustres jurisconsultes comme Grotius qui, à l’intérieur du système de l’équilibre des forces, ont milité pour l’encadrement juridique des guerres en vue d’un avènement de la paix conçue caricaturalement comme une trêve ou comme le résultat fragile d’un traité de paix entre vainqueurs et vaincus229.

Pour Kant, il est donc important de sortir du système de l’équilibre des pouvoirs et, en conséquence, du droit des gens classique qui tente de l’encadrer juridiquement. À cet effet, il convient de mettre en place une réelle politique juridique entre les États et les peuples du monde, c’est-à-dire un droit cosmopolitique capable de mettre fin à la guerre; de cette façon, les États pourraient travailler sans relâche à l’avènement de la paix perpétuelle dans leurs rapports mutuels. Kant prend donc ici fait et cause pour la mise en place d’un ordre institutionnel et juridique international qui soit distinct des États, mais dont les États devraient être par ailleurs membres. Comme l’abbé de Saint Pierre, Kant n’assigne pas d’autre but à ce nouvel ordre institutionnel international que l’avènement de la paix perpétuelle entre les États.

Mais à la différence de l’abbé de Saint Pierre, il insiste beaucoup sur la condition de possibilité de cet ordre institutionnel international; en ce sens, il affirme avec netteté que les États devraient au préalable dans leur politique domestique se constituer sous le modèle de l’État républicain230, de sorte que l’ordre institutionnel international, suivant l’esprit du

républicanisme, soit à son tour une union d’États libres et non despotiques, en laquelle les

229 « […] on cite encore, toujours ingénument, Hugo Grotius, Pufendorf, Vattel et d’autres encore (rien que de

funestes consolateurs) pour justifier une offensive de guerre, bien que leur code, qu’il soit rédigé philosophiquement ou diplomatiquement, n’ait pas eu ou même ne puisse avoir la moindre force légale (parce que les États comme tels ne sont pas soumis à une contrainte commune extérieure) […]».Emmanuel Kant. «2e

article définitif en vue de la paix perpétuelle: le droit des gens doit être fondé sur un fédéralisme d’États libres».

Vers la paix perpétuelle, Paris, Flammarion, 1991, p. 90.

230 « La condition de possibilité d’un droit des gens en général est l’existence préalable d’un état de droit».

lois devraient occuper une place centrale en lieu et place des humeurs et caprices des monarques.

À travers l’institutionnalisation des relations interétatiques, l’idéal, selon Kant, est de travailler, avec ce que cela suppose d’incertitudes, à la construction de la paix perpétuelle entre les États; en d’autres mots, parvenir, au niveau international, à retirer juridiquement aux États le droit de la guerre. C’est pourquoi l’union institutionnelle des États libres ne doit pas être simplement portée par des obligations morales mais aussi juridiques231; elle doit

avoir un pouvoir contraignant à l’égard des États membres, à qui interdiction sera faite catégoriquement de recourir à la guerre comme moyen de règlement des différends. Aussi affirme-t-il à ce propos:

[…] la raison moralement pratique exprime en nous son veto irrésistible: il ne doit pas y avoir de

guerre […] En ce sens, la question n’est plus de savoir si la paix perpétuelle est une réalité ou

une chimère, ni si nous ne nous abusons pas dans notre jugement théorique quand nous admettons la première hypothèse, mais il nous faut, comme si la chose, qui peut-être n’est pas, avait une réalité, agir en vue de sa fondation et œuvrer en vue de la constitution qui nous semble à cette fin la plus appropriée ( peut-être le républicanisme pour tous les États pris ensemble et en particulier), pour apporter la paix perpétuelle et mettre un terme à la pratique désastreuse de la guerre, cette fin suprême à laquelle jusqu’ici tous les États sans exception ont orienté leurs dispositions intérieures […] On peut dire que cette pacification universelle et perpétuelle constitue, non pas simplement une partie, mais le but final tout entier de la doctrine du droit dans les limites de la simple raison 232.

L’abbé de Saint-Pierre pensait avec conviction que la paix perpétuelle comme idéal normatif des relations internationales n’était plus qu’une question de temps. On ne pouvait plus l’éluder à l’échelle de la planète. Pour sa part, Kant estimait que tous les efforts devaient être déployés en faveur de sa réalisation, car c’était là un devoir, une tâche à accomplir dans les relations internationales. On peut dès lors se poser une question: au regard de l’expérience vécue au XXe siècle en particulier, est-on en droit de dire que la paix perpétuelle —d’après

231 « Cette Idée de la raison qui a pour objet une communauté complète, pacifique, sinon encore amicale, de

tous les peuples de la Terre susceptibles d’entrer les uns avec les autres dans des relations effectives, n’est pas quelque principe philanthropique (éthique), mais c’est un principe juridique». Emmanuel Kant, « Troisième section du droit public: le droit cosmopolitique» Doctrine du droit. Métaphysique des mœurs II, Paris, Flammarion, 1994, p. 179, § 62.

232 Emmanuel Kant, « Conclusion» Doctrine du droit. Métaphysique des mœurs II, Paris, Flammarion, 1994,

le sens que lui en ont donné ces théoriciens— ait été une des priorités qui aurait présidé au choix des mécanismes institutionnels internationaux?

Pour répondre à cette question, on analysera dans les lignes qui suivent trois événements du XXe siècle; il s’agit en l’occurrence du traité instituant la SDN (1919), du

Pacte Briand-Kellogg encore appelé le Pacte de Paris de 1928, et la charte de l’ONU (1945).

Il est d’une importance capitale de rappeler ici que la paix perpétuelle était conçue avant tout, autant par Crucé que par l’abbé de Saint Pierre et Kant, sous l’angle de la création d’un ordre institutionnel international , différent du système de l’équilibre des forces, qui:1) assurerait de façon impartiale la paix durable entre les États, 2) retirerait à ceux-ci l’usage du droit de la guerre, 3) et déclarerait la guerre interétatique comme une pratique illégale au regard du droit international. Les relations internationales contemporaines sont-elles parvenues, en particulier au XXe siècle (même imparfaitement), à approcher ces trois points

qui définissent, à notre sens, l’essentiel du projet de paix perpétuelle?

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