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L’abrogation du droit de la guerre et l’illégalité de la guerre en droit international

CHAPITRE 5: LA NORME DE LA PAIX DURABLE ET LA FORMATION DE L’ORDRE

5.4 La priorité de l’idéal normatif de paix dans l’ordre international

5.4.2 L’abrogation du droit de la guerre et l’illégalité de la guerre en droit international

Au-delà de l’appel à la mise en place d’un ordre institutionnel international gardien et garant de la paix perpétuelle entre les États, les projets de paix perpétuelle, a-t-on vu, se distinguaient des théories du droit naturel et des gens en raison du fait qu’ils condamnaient sans réserve la guerre comme un droit auquel les monarques devraient avoir recours. Selon eux, en effet, la guerre aussi bien que la tentative de sa juridicisation ne pouvaient pas conduire à une paix durable entre les États. Ce qu’elles pouvaient apporter n’était que de simples trêves qui sont par essence courtes. Il en découle que l’un des buts des théoriciens des projets de paix perpétuelle fut d’obtenir, juridiquement par l’institutionnalisation d’un système international multilatéral, l’abrogation du droit de la guerre et l’illégalité de la guerre.

234 Simone Goyard-Fabre. « Introduction de la seconde édition: de l’idéalité du droit ». Les grandes questions

Il fallait donc, selon ces théoriciens, interdire aux monarques des États d’appliquer certains principes de leur ordre juridique interne à la réalité internationale, notamment le droit de la guerre qui était une des marques de leur souveraineté. Ce droit ne devait plus appartenir aux monarques et aux États pris individuellement, mais plutôt au système international multilatéral à l’existence duquel devaient travailler les monarques et les États. À une période où les monarques concentraient tous les pouvoirs entre leurs mains pour la défense de leur territoire et de leur souveraineté, il fut difficile de concevoir qu’on retirât à ceux-ci ce droit de la guerre. C’est peut-être la raison pour laquelle nombreux de critiques des projets de paix perpétuelle pensaient que ces théories qui promouvaient la paix perpétuelle étaient condamnées à l’échec, dans la mesure où, en aucun cas, les monarques ou les États n’allaient consentir à renoncer à ce droit souverain qui était très important à leurs yeux.

Selon ces critiques, on pouvait certes faire assez d’efforts pour tenter d’obtenir un ordre international gardien et garant de la paix, mais cet ordre devait rester tout de même fragile en raison du fait qu’il n’aurait en aucun cas les moyens et le pouvoir de faire respecter les exigences de paix face à des monarques et des États souverains. Ces critiques ne peuvent point être rejetées en bloc, parce qu’elles étaient inscrites dans l’horizon de pratiques de leur époque où les relations entre États semblaient dépourvues, en elles-mêmes, de rationalité, si ce n’était celle que souhaitaient leur donner les monarques, c’est-à-dire des relations internationales où ce qui comptait était la capacité des différents monarques de faire et de défaire leurs alliances au gré des changements conjoncturels. Mais après plusieurs siècles de tâtonnement dans les milieux politiques, après plusieurs siècles de considération des théories de paix perpétuelle comme de simples utopies, peut-on encore affirmer aujourd’hui que le vœu des théoriciens des projets de paix perpétuelle sur ces points de l’abrogation du droit de la guerre et de l’illégalité de la guerre ait été un vœu pieux? En d’autres termes, en regardant très attentivement l’état actuel des relations internationales —de la seconde moitié du XXe siècle à aujourd’hui— peut-on dire que les théoriciens des projets de paix perpétuelle

À notre sens, la réponse est sans aucun doute affirmative. Pour illustrer notre point de vue, on s’appuiera sur un certain nombre d’instruments juridiques; il s’agit, une fois de plus, du traité instituant la SDN (1919), du traité de Paris Briand-Kellogg (1928) et la charte de l’ONU (1945). Le traité de la SDN énonce, dès son préambule, que, pour atteindre la paix durable entre les États, il faut que ces derniers dans un cadre multilatéral acceptent «certaines obligations de ne pas recourir à la guerre […]» d’une part et, d’autre part, observent «rigoureusement les prescriptions du droit international, reconnues désormais comme règle de conduite effective des Gouvernements». Comme on peut le constater, le traité de la SDN exigeait des États qu’ils abandonnent absolument d’un point de vue juridique leurs vieilles habitudes (issues de ce que l’on a appelé la politique de la canonnière qui consistait à régler les différends à coup de canons) et qu’ils se conforment désormais non plus à leur droit interne pour ce qui est de la vie politique internationale mais plutôt aux principes directeurs du droit international.

En d’autres termes, en matière de relations internationales, il n’appartient à aucun État d’ériger ses propres principes en règle de conduite; chaque État doit au contraire se régler sur des principes propres à l’ordre juridique international. En ce sens, le traité de la SDN avait prévu, comme mode de règlement des conflits ou des différends, le recours à la fois à des voies diplomatiques (article 13.1), arbitrales (articles 12.1 et 13. 1) mais surtout ultimement, ce qui est totalement nouveau, le recours au Conseil de la SDN (articles 12.1 et 15.1)235.

À travers ces modes de règlement de conflit, il était clairement fait interdiction aux États, petits ou grands, faibles ou puissants, de recourir aux armes en quelques circonstances que ce soit, en raison du fait que, juridiquement, le traité de la SDN posait l’illégalité de la

235 La Société des nations (SDN) avait trois organes essentiels (article 2) pour son fonctionnement; on peut citer

l’Assemblée qui regroupait tous les représentants des États membres (article 3.1); du Conseil composé à la fois des membres permanents, en l’occurrence les représentants des principales puissances alliées et associées, et des membres non permanents (article 4.1 et 4.2); et enfin d’un Secrétariat permanent dirigé par un secrétaire général (article 6). En son article 14, le traité chargeait le Conseil de préparer et présenter un projet de Cour

guerre et du droit de la guerre en regard du droit international. C’est pourquoi, en son article 16.1, le traité stipule avec force que:

Si un Membre de la Société recourt à la guerre, contrairement aux engagements pris aux articles 12, 13 ou 15, il est ipso facto considéré comme ayant commis un acte de guerre contre tous les autres Membres de la Société. Ceux-ci s'engagent à rompre immédiatement avec lui toutes relations commerciales ou financières, à interdire tous rapports entre leurs nationaux et ceux de l'État en rupture de pacte et à faire cesser toutes communications financières, commerciales ou personnelles entre les nationaux de cet État et ceux de tout autre État, Membre ou non de la Société.

Il en résulte que le recours à la guerre ou toute tentative d’y recourir pour espérer résoudre un différend entre États n’était ni plus ni moins qu’une violation flagrante du droit international. Ainsi qu’il apparaît, le traité de la SDN, pour la première fois dans l’histoire des relations internationales, considérait juridiquement la guerre comme illégale et chaque État qui pouvait y recourir comme un État hors-la-loi à l’échelle de la planète. Pour faire entendre raison à l’État hors-la-loi, le traité de la SDN autorisait, aux termes de son article 16, le Conseil de la SDN à engager une action militaire collective contre l’État fautif. C’est dire que seul le Conseil de la SDN avait le droit de la guerre dans le but de maintenir et de pérenniser le climat de paix entre les États236.

Le traité de Paris Briand-Kellogg qui sera signé en 1928, c’est-à-dire 9 ans après le traité de la SDN, par les représentants de plusieurs États comme les États-Unis, la France, l’Allemagne, la Belgique, la Grande Bretagne, l’Italie, le Japon, le Canada, et bien d’autres États, va réaffirmer, à la suite du traité de la SDN, l’illégalité de la guerre et du droit de la guerre dans les rapports entre États. Comparé au traité instituant la SDN, le traité de Paris Briand-Kellogg est relativement court dans sa structure, il comporte juste trois articles; cependant il est d’une valeur capitale dans la mesure où il exprime d’abord, d’une manière poignante, le changement de mentalités et de valeurs dans la façon de se rapporter à la guerre et au droit de la guerre survenu dans la première moitié du XXe siècle. Pour s’en convaincre,

236 Il s’agit de l’article 16 dans son alinéa 2 « En ce cas, le Conseil a le devoir de recommander aux divers

Gouvernements intéressés les effectifs militaires, navals ou aériens par lesquels les Membres de la Société contribueront respectivement aux forces armées destinées à faire respecter les engagements de la Société ».

il suffit de se reporter à ses deux premiers articles qui constituent, du reste, l’essentiel de tout le texte. On peut y lire:

Les Hautes Parties contractantes déclarent solennellement au nom de leurs peuples respectifs qu'elles condamnent le recours à la guerre pour le règlement des différends internationaux et y renoncent en tant qu'instrument de politique nationale dans leurs relations mutuelles […] Les Hautes Parties contractantes reconnaissent que le règlement de tous les différends ou conflits, de quelque nature ou de quelque origine qu'ils puissent être, qui pourront surgir entre elles, ne devra jamais être recherché que par des moyens pacifiques237.

C’est ensuite un traité très intéressant, dans la mesure où il fait aussi prendre conscience du décalage qu’il pouvait y avoir entre la règle du droit et la réalité politique internationale au cours de l’entre-deux-guerres. En effet, entre la signature du traité instituant la SDN et le moment où est signé le traité de Paris Briand-Kellogg, la réalité politique internationale semble encore marquée par le recours à la guerre comme moyen de règlement des différends. La vie internationale présentait donc à cet effet une situation dichotomique; d’une part, au plan juridique, on disposait désormais d’instruments qui rendaient illégal le recours à la guerre en quelque situation que ce soit et, d’autre part, on faisait encore face à une réalité politique qui avait du mal à se défaire de ses vieilles habitudes, c’est-à-dire de la guerre.

À ce titre, le traité de Paris Briand-Kellogg s’attaque, en la dénonçant juridiquement, à cette dichotomie. C’est pourquoi on peut lire, entre autres dans son préambule, ce qui suit: « […] le moment est venu de procéder à une franche renonciation à la guerre, comme instrument de politique nationale […]». Il est ici utile d’attirer l’attention sur l’adjectif ‘’ franche’’ sur lequel le traité de Paris Briand-Kellogg va insister largement. Cet adjectif pourrait être compris comme une forte interpellation à l’endroit des chefs de gouvernement et d’États pour que les principes juridiques internationaux, naguère foulés au pied, aient désormais une prise sur la réalité internationale et se matérialisent en fin de compte dans la conduite mutuelle des États.

On peut certes vite nous opposer que le traité de Paris Briand-Kellogg, à la suite du traité de la SDN, n’a pas pu combler le fossé entre la règle du droit et la réalité politique internationale parce qu’il n’a pas empêché l’éclatement de la Seconde Guerre. Une telle opposition ne résiste pas, à notre sens, à l’analyse parce qu’elle ne tient pas compte du progrès des valeurs et de la conscience juridique et institutionnelle qui a pu se faire au XXe siècle.

Dès lors, certains États pouvaient donc, dans les faits, tenter d’ignorer l’interdiction juridique du droit de la guerre sans en entamer à proprement parler la validité morale et juridique.

C’est pourquoi la Charte de l’ONU au lendemain de la Seconde Guerre mondiale va réaffirmer ce point. Encore une fois, pour lutter contre les affres de la guerre entre les États, la Charte de l’ONU va rappeler, en la renforçant davantage d’un point juridique, l’illégalité pour les États de régler leurs différends par la guerre. C’est pourquoi cette organisation s’est engagée résolument, non sans difficultés dès sa création, à mettre en œuvre des dispositions qui garantissent à l’avenir qu’aucun État ne recourra plus de son propre chef à la guerre. En ce sens on peut lire en son article 4.2 ce qui suit: « Les Membres de l'Organisation s'abstiennent, dans leurs relations internationales, de recourir à la menace ou à l'emploi de la force, soit contre l'intégrité territoriale ou l'indépendance politique de tout État, soit de toute autre manière incompatible avec les buts des Nations Unies ».

Ainsi, qu’il s’agisse du traité de la SDN, du traité de Paris Briand-Kellogg ou encore de la Charte de l’ONU, un des buts majeurs fut de retirer juridiquement aux États le droit de la guerre; certes il fut difficile, au fil des années, pour tous ces États habitués à la guerre de désapprendre, ainsi peuvent s’expliquer entre autres les guerres au XXe siècle en dépit de

l’existence des traités qui en interdisaient le recours. Mais on ne peut aujourd’hui méconnaître, en définitive, qu’à la suite du traité de la SDN et du traité de Paris Briand-Kellogg, la Charte de l’ONU soit bel et bien parvenue (même imparfaitement) à résoudre la dichotomie entre le droit et le fait au sens où les États aussi bien en droit qu’en fait n’ont plus le droit de la guerre. Seul en effet, le conseil de sécurité de l’ONU en a le droit, au terme du chapitre VII de la charte qui lui autorise d’entreprendre une action militaire

collective aux fins de la préservation de la paix et de la sécurité internationales238. C’est

peut-être ce qui explique, entre autres, que les guerres interétatiques interminables, à l’image des Première et Seconde guerres, soient devenues une réalité historique à laquelle on se rapporte désormais sous le mode d’un rappel du passé. Comme le note si bien Leif Wenar:

La plus grande surprise qu’aurait pu éprouver un observateur attentif des années 1950 s’il avait pu apercevoir l’état de notre monde actuel aurait probablement été de découvrir que le genre humain a survécu. Si on lui avait de plus annoncé que, durant toutes ces années, il n’y aurait aucun conflit armé ouvert entre les grandes puissances, sa surprise aurait sans doute laissé la place à la stupéfaction. Dans l’escalade des horreurs qu’a connue la première moitié du XXe siècle, très

peu de choses pouvaient permettre de prévoir la stabilité actuelle de l’ordre international239.

5.5 Conclusion

Il a été question, dans ce chapitre, d’arguer que les relations institutionnelles internationales ont été construites à partir du traitement progressif du problème de la guerre et de la recherche normative de l’idéal de paix. À cet effet, deux idées nous ont servi de fil conducteur. Il s’agissait, premièrement, de l’idée que l’idéal des relations internationales ne pouvait se définir qu’à l’aune des problèmes communs qui affectaient les États et les peuples.

En prenant appui sur certaines théories, notamment celles de Grotius, Crucé, l’abbé de Saint-Pierre et Kant, on a essayé, autant que faire se peut, de mettre en évidence que, face à la guerre vécue comme un fléau chronique dans les relations internationales, les penseurs et les acteurs de la vie politique internationale avaient mis un accent particulier sur la recherche de la paix, comme idéal des relations internationales. Les États devaient donc travailler, à l’échelle de leurs relations réciproques, à l’avènement de la paix.

Mais, il nous a paru essentiel de mentionner que la recherche de l’idéal normatif de paix s’est faite de manière progressive, pour ne pas dire, à tâtons au cours de l’histoire, dans

238 Il s’agit ici chapitre VII en son article 42. « Si le Conseil de sécurité estime que les mesures prévues à l'Article 41

seraient inadéquates ou qu'elles se sont révélées telles, il peut entreprendre, au moyen de forces aériennes, navales ou terrestres, toute action qu'il juge nécessaire au maintien ou au rétablissement de la paix et de la sécurité internationales. Cette action peut comprendre des démonstrations, des mesures de blocus et d'autres opérations exécutées par des forces aériennes, navales ou terrestres de Membres des Nations Unies ».

la mesure où, précisément, les penseurs et les praticiens des relations internationales en avaient une compréhension différente, selon les époques. En ce sens, elle se déclinait de diverses manières. Certains penseurs de l’école du droit naturel, comme Grotius, avec les outils d’analyse qui étaient les leurs et ceux de leur époque, estimaient que l’atteinte de la paix entre les États ne pouvait être possible et réaliste que si l’on introduisait la règle du droit au cœur de la guerre. À ce titre, il ne fallait, donc, certes pas, selon eux, interdire catégoriquement la guerre qui était un fait, auquel les monarques des États recouraient ultimement dans le règlement de leurs différends, mais en limiter juste les débordements et les horreurs en définissant un code qui en encadrerait la conduite.

À travers ce code de conduite de la guerre, il était par exemple clair, pour Grotius, que toutes les guerres n’étaient plus permises, seules celles qui respectaient le droit des gens, notamment la guerre défensive, étaient légales et leur conduite devait être aussi normée et non laissée entièrement au pouvoir discrétionnaire des monarques.

À l’opposé de Grotius, bien d’autres auteurs, ceux des projets de paix perpétuelle, auront une approche différente face au problème ou au fléau de la guerre. Ces auteurs vont davantage insister sur l’institutionnalisation, à l’échelle internationale, d’un ordre multilatéral autonome et présenter toute forme de guerre comme illégale. Pour ces auteurs comme Crucé, l’abbé de Saint-Pierre et Kant, il n’était plus question de réguler la conduite de la guerre dans le but d’en limiter seulement les horreurs. Au contraire, il fallait la considérer, simplement, comme une activité hors-la-loi qui ne devait plus exister dans les rapports entre les États. En d’autres termes, selon ces auteurs, il était urgent d’inventer un ordre institutionnel international capable de maintenir et pérenniser la paix, en abrogeant le droit de la guerre et en favorisant la coopération multilatérale entre les États.

La seconde idée du chapitre était de savoir si cette priorité normative accordée à la paix avait le potentiel d’expliquer certains mécanismes institutionnels dont on s’est doté d’une certaine manière à l’échelle internationale au XXe siècle. À travers le recours au traité

on a évidemment mis en lumière que plusieurs instruments et mécanismes institutionnels internationaux au XXe siècle ont été conçus à l’aune de la réalisation de l’idéal normatif de

paix. En effet, le XXe siècle a vu se mettre en place de nombreuses institutions multilatérales:

certaines d’entre elles ont certes échoué comme c’est le cas de la SDN, mais il n’en reste pas moins que d’autres, comme le système des Nations Unies, continuent à lier, dans un contexte de réciprocité, les États dans le but de préserver ultimement la paix et la sécurité internationales. Plus intéressant encore, le fait que ces institutions internationales sont parvenues, tant bien que mal, à retirer aux États le droit de la guerre, au point que, de nos jours, la guerre entre les États, selon la conscience morale et juridique internationale, n’est

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