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Naturalisation de ce qui fait problème

Tentons de mettre en lumière plus clairement le processus qui fonde la construction de l’entité diagnostique sur une tautologie, en réintégrant ce qui est dit de manière dissociée : d’une part, c’est lorsque les manifestations comportementales d’agitation, d’impulsivité et d’inattention – que l’on retrouve chez la plupart des enfants – ont des conséquences sociales problématiques (conflictuelles, menaçant l’enfant d’échec ou d’exclusion, provoquant des plaintes de l’entourage) que ces comportements s’apparentent à des symptômes et prennent une signification clinique permettant de poser le diagnostic TDA/H. D’autre part - dans un processus de passe-passe théorique et d’immédiateté - c’est lorsque que le diagnostic est posé que ces symptômes sont considérés comme étant la cause de ces problèmes sociaux. Ce sont donc les conséquences sociales – indirectes et variables, extérieures au sujet – qui fixent la frontière diagnostique entre normalité et anormalité et légitiment l’étiquetage psychiatrique. Or, dès que le diagnostic est posé (et que les comportements problématiques sont considérés comme symptomatiques du TDAH), les raisons sociales n’apparaissent plus comme des facteurs à l’origine du décret diagnostic mais comme la conséquence du trouble, qui une fois désigné, n’a plus besoin des raisons sociales qui l’ont fait précisément émerger pour exister. Le raisonnement est un peu compliqué, mais il illustre des processus maintes fois énoncés en sociologie : la naturalisation, la réification, le nominalisme ou l’objectivation de l’inadaptation sociale.

« Par ces critères, des comportements enfantins courants et familiers sont transformés par la rhétorique scientifique en prétendus symptômes objectifs de trouble mental » (Kirk & Kutchins, 1998, 359).

Malgré une plus grande nuance émise par la CIM-10, qui adopte comme règle générale de ne pas utiliser le « retentissement sur le fonctionnement social » comme critère

diagnostique (CIM-10, 1992, 16), force est de constater que dans l’exemple ci-dessous elle n’échappe pas aux processus qui viennent d’être décrit et que les conséquences sociales des symptômes comportementaux font partie intégrante de la description du trouble :

« Leurs relations avec les adultes se caractérisent souvent par un manque d’inhibition sociale, de réserve et de retenue. Ils sont mal acceptés par les autres enfants, ce qui peut les conduire à un isolement social » (CIM-10, 1992, Masson, 234).

Ces processus ont pour conséquence d’isoler un phénomène dont l’essence est précisément d’être relatif à d’autres. L’idée d’anormalité des enfants excessivement turbulents ou inattentifs ne se défend que relativement au décret d’une normalité (culturelle et arbitraire), c’est-à-dire relationnellement (par et dans le rapport à une situation, un contexte, un regard, une norme, des attentes). Or l’entité psychiatrique, une fois construite conditionnellement (indissociablement liée aux conditions et aux contextes d’émergence), est autonomisée dans un raisonnement qui l’ampute des critères de définition initiaux et relatifs qui lui ont donné sens. Ce processus de discrimination théorique et symbolique simplifie le raisonnement conditionnel pour ne retenir qu’une entité abusivement considérée comme constitutionnelle (témoin d’un état interne à l’enfant).

Ainsi isolé, il devient possible de postuler l’existence et la présence du trouble, même lorsque les symptômes qui le constituent ne se manifestent pas. Le DSM suggère en effet, que le trouble du déficit d’attention/hyperactivité pourrait être diagnostiqué même si l’enfant ne présente pas de symptômes d’inattention ou d’hyperactivité :

« les manifestations cliniques peuvent être minimes, voire absentes, lorsque le sujet est sous stricte surveillance, lorsqu’il est dans un environnement nouveau ou absorbé par des tâches particulièrement intéressantes, dans les situations de tête-à-tête (p.ex. dans le cabinet du clinicien), ou encore lorsque bien se tenir va être récompensé de manière répétée » (DSM-IV, 1996 FR, 95)211.

« Many children with ADHD aren't hyperactive in the doctor's office. » [Amer Assoc Family Physician : 59] « on assiste parfois à la disparition transitoire de tous les symptômes d'hyperactivité, même chez un enfant souffrant réellement de THADA, lorsqu'il se trouve dans une situation où il interagit seul à seul avec un interlocuteur, comme par exemple dans le cabinet d'un médecin ». (Médecine & Hygiène, 20 octobre 1999. C. C. Menache, D. K. Urion et Ch. A. Haenggeli « Hyperactivité avec déficit de l’attention : point de vue du neuropédiatre » 1194-2001)

"nous avons mentionné qu'il fut un temps où l'on croyait que le DA-H disparaissait complètement avec la croissance et le développement. Au cours des quinze dernière années, des études (...) ont révélé qu'un bon nombre d'entre eux, environ 50 %, ne présentaient plus à l'adolescence, de difficultés à un degré suffisant pour permettre de maintenir leur diagnostic. Cela ne veut pas dire, cependant, que le problème avait complètement disparu, mais le développement de l'enfant l'avait mené au point où ses caractéristiques n'étaient plus hors-normes, alors qu'elles l'étaient au moment où le diagnostic avait été posé. Ceci est tout de même un aspect encourageant" (p.186-187) (Dr Claude Desjardins. "Ces enfants qui bougent trop. Déficit d'attention-hyperactivité chez l'enfant". Quebecor. Quebec. 1992. [324])

Ce processus de réification permet donc d’admettre à la fois - sans que cela n’apparaisse comme une contradiction – que le trouble comportemental existe même si ses manifestations sont absentes (ci-dessus) et même si l’expression des symptômes varie en fonction des situations (ci-dessous) :

« les symptômes s’aggravent dans les situations qui exigent une attention ou un effort intellectuel soutenu, ou celles qui manquent intrinsèquement d’attrait ou de nouveauté (p.ex. écouter les professeurs, faire son travail scolaire, écouter ou lire des documents longs, travailler à des tâches monotones et répétitives) » (DSM-IV. 1996 FR, 95).

Le critère de décision pour jauger de l’hyperactivité « doit être une activité excessive par rapport à ce qu’on attend généralement d’un enfant du même âge et du même niveau intellectuel dans une situation donnée. Cette caractéristique comportementale est particulièrement évidente dans les situations structurées et organisées exigeant un bon contrôle de soi » (CIM-10, 1992, Masson, 235).

211La formule du DSM-III-R était la suivante : « les signes du trouble peuvent être minimes ou absents quand le sujet est contrôlé de façon très stricte, ou soumis à des renforcements fréquents, ou encore lorsqu’il se trouve en situation nouvelle ou confronté à une seule personne (p.ex. être examiné dans le cabinet du médecin ou jouer à un jeu vidéo) » (DSM-III-R. 1989 FR, 54).

Prenons encore un ou deux exemples de descriptions de ces enfants, faites par un spécialiste qui dit avoir le souci de la vulgarisation et de la communication et qui puise ses références dans le DSM. Ces exemples sont emblématiques du schématisme et de l’étiquetage naturalisé.

« Les enfants qui souffrent de ces affections ont des difficultés dans différents domaines et tout particulièrement quand ils sont en groupe, donc à l’école. C’est des enfants qui sont extrêmement facilement distraits, c’est des enfants qui sont souvent rêveurs, qui n’arrivent pas à écouter, qui n’arrivent pas à suivre les consignes et qui d’un autre côté sont des bougillons qui parlent beaucoup, qui parlent fort, qui gigotent sur leur chaise, qui se lèvent, qui vont se promener, et qui dérangent en classe. Donc ils ont des difficultés à suivre le programme et en même temps ils parasitent la classe, donc ils ont ce double problème.» [Haenggeli, RSR. 29.09.02]

« dès le départ et les choses se gâtent en général définitivement pour ces enfants au moment de l’école primaire, parce que là on demande en plus que l’enfant soit efficace, fasse son travail, apprenne à écrire, apprenne à lire et… suive comme les autres enfants et en plus qu’il garde une certaine discipline pour s’intégrer dans le groupe et ne pas déranger les autres dans leur travail, ce que ces enfants ne peuvent pas » [Haenggeli, RSR. 29.09.02]

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