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Dynamique distinctive et légitimatrice Changements conceptuels.

Poursuivant l’ambition de mener des études épidémiologiques de grandes échelles, et d’uniformiser les critères diagnostics, l’APA décrète dans les années 70 que le problème de la fiabilité des entités nosologique est désormais central. L’élaboration d’une classification fiable, qui puisse réduire l’incertitude des décisions diagnostiques, constitue le cœur du projet de l’APA mais aussi celui de la CIM-8 qui connaît de nombreuses imperfections en ce qui concerne les maladies mentales. Les critères d’évaluation qui conduiront à l’élaboration de la CIM-9 ont été en effet d’apprécier : (1) la fiabilité de ce système (le degré de consensus entre spécialistes dans la formulation du diagnostic, l'évaluation des divers symptômes, les recommandations thérapeutiques et le pronostic) ; (2) le besoin d’informations pour classer les troubles ; (3) l'utilisation en pratique courante ; (4) la valeur des catégories et leur discrimination (différentiation et démonstration empirique de leur validité) ; (5) la comparaison avec d'autres modèles (pour montrer la supériorité de ce système de classification) ; (6) les considérations statistiques. (Rutter M., Shaffer D., Shepherd M., 1975, 13-15). Le terme de « névrose », « qui, pour certains psychiatres, a des implications étiologiques » (Rutter & al. 1975, 68) est remplacé dans la section des troubles infantiles par le concept de « trouble affectif ». Pour éluder le problème des « troubles réactionnels », la CIM-9 (1975) remplace ce concept à la réputation psychodynamique par la notion de « troubles situationnels ». Certaines réflexions relatées dans le rapport de Rutter (mandaté par l’OMS) montrent que le choix des rubriques retenues pour la CIM-9 tient compte de la nomenclature américaine122 dans la discussion des nouvelles catégories. Mais

la réciproque est aussi vraie : le psychiatre américain Spitzer qui est à la tête de la refonte du DSM, souhaite que les travaux menés sur le DSM-III soient coordonnés avec ceux de la CIM-9 « étant donné que la CIM était le manuel officiel de référence des troubles médicaux et psychiatriques et qu’elle était utilisée par les compagnies d’assurances dans le calcul des remboursements et dans la tenue de leurs dossiers » (Kirk & Kutchins, 1998, 186). C’est la reconnaissance même du DSM-III qui est en jeu dans cette coordination. Mais cette influence mutuelle conduit à un calendrier politique pour le moins ambigu puisque les modifications importantes apportées au DMS-III (qui ne sera publié qu’en 1980) ont été

120Spitzer R. L., Fleiss J.L., 1974, « A re-analysis of the reliability of psychiatric diagnosis » in British Journal of Psychiatry, 125, 341-347.

121« Lorsque le groupe de travail du DSM-III paracheva son travail en 1980, son effectif comprenait quinze psychiatres et quatre conseillers » (Kirk & Kutchins) soigneusement choisis par Spitzer qui présidait cette entreprise ; aucun des membres n’était d’obédience psychanalytique.

122 Quelques exemples de l’évocation des références de l’APA dans les travaux menés sous l’égide de l’OMS : « Le manuel de l'American Psychiatric Association range la réaction de fuite dans une subdivision séparée, mais cette disposition a été critiquée et les participants à notre étude se sont montrés indécis sur le point de savoir si elle devait être maintenue (...) cette rubrique ne semble pas présenter d'unité conceptuelle et, comme le note le manuel de l'American Psychiatric Association, lorsque ce comportement est anormal, il peut être classé sous le titre “délinquance de groupe“ (…) La rubrique délinquance de groupe a été mise en discussion, mais mérite d'être maintenue "en raison de son usage très répandu - par exemple dans le manuel de l'American Psychiatric Association“ » (Rutter M., Shaffer D., Shepherd M., 1975, Classification multi-axiale des troubles psychiatriques de l'enfant évaluation d'une proposition. OMS. Genève. 1975. 70).

antérieures à celles de la CIM-9 (publiée en 1975 et mise en œuvre en 1978), c’est-à-dire antérieures aux épreuves de terrain qui les ont justifiées. Il est possible que les décisions empressées (du coup peu scrupuleuses) de l’APA aient été prises prématurément (c’est-à- dire avant les épreuves de terrain) dans le but de pouvoir influencer la nomenclature de l’OMS. L’adaptation à la nomenclature de l’OMS constitue l’argument officiel des révisions successives du DSM, argument qui a pourtant été maintes fois contredit par des déclarations, comme celle qui figure dans le DSM-III lui-même : « Dans de nombreux cas, la classification conceptuelle des troubles est propre au DSM-III et ne suit pas la classification de ces mêmes troubles dans la CIM-9 » (Spitzer R.L. et al., 1980, 371123). L’élaboration du

DSM-III tout en arguant vouloir s’aligner sur la nomenclature de l’OMS, cherche à s’en distinguer en la dépassant et finit par s’autoproclamer comme premier instrument diagnostique fiable à l’intention des praticiens124, reléguant la CIM-9 au rôle de récolteur de

données épidémiologiques générales. Cette dernière sera d’ailleurs remaniée : « Au vue de l’insatisfaction générale en médecine concernant le manque de spécificité de la CIM-9, il fut décidé de la modifier pour son utilisation aux Etats-Unis, ce qui a conduit à la CIM-9-MC » (pour Modification Clinique) ». (Historique DSM-IV, 1996 (FR), XXIV).

Ce jeu d’interdépendance entre les classifications s’accentuera à chaque révision du DSM, et les rapports de force ou d’influence semblent s’être renversés en faveur de l’APA. Kirk et Kutchins (1998) décrivent les contradictions qui ont rythmé l’élaboration de ces deux classifications125. La publication de la dernière version du DSM-IV, en 1994, qui s’auto-

proclame version internationale126, récupère en quelque sorte l’usage de la CIM127. Non

seulement on apprend que les experts de l’une et l’autre nomenclature ont travaillé en étroite collaboration « aboutissant ainsi à une grande influence mutuelle » permettant « de diminuer les différences de formulation entre les deux systèmes » (« Historique » in DSM-IV (FR), 1996, XXVII), mais on découvre également que l’APA a « revu » et « ré analysé » les travaux effectués par l’OMS : « Les projets cliniques et de recherche de la CIM-10 ont été soigneusement revus par les groupes de travail du DSM-IV et ils ont fourni une matière importante pour les revues de la littérature et les réanalyses de données » (Historique DSM- IV, XXVII). On peut notamment relever une disproportion d’informations fournies dans chacune de ces classifications suggérant que la CIM serait moins précise et élaborée que le DSM : en effet, alors que la première est un manuel de 336 pages, le DSM-IV en contient plus de 1000. L’entreprise américaine est si massive, et la publicité des catégories nouvelles si soigneusement élaborée que nul ne peut l’ignorer et une hiérarchisation implicite se dessine. Le DSM constitue un véritable paradigme des nouvelles orientations de la psychiatrie, et l’APA une puissance théorico-politique incontournable. D’ailleurs les prescripteurs de psychotropes font plus souvent référence au DSM qu’à la CIM. Certains prétendent même que la CIM-11 sera purement et simplement une ratification par l’OMS du DSM-V.

123Spitzer R.L.,, Hyler J., William J.B.W., 1980, Appendice C : « Annoted comparative listing of DSM-II and DSM-III » in American Psychiatric Association, Diagnostic and statistical manuel of mental disorders (3e ed.) Washington DC

124« Le DSM-III fut développé quant à lui avec un but supplémentaire (à ceux de la CIM) : celui de fournir une nomenclature médicale pour les cliniciens et les chercheurs ». (Historique DSM-IV, XXIV)

125« Certains observateurs furent frappés par l’hypocrisie qui consistait à justifier la mise en chantier du DSM-IV en arguant du calendrier de la CIM-10 (Kendell, 1991). La préparation de la CIM-10 était largement avancée avant que les membres du Groupe de travail du DSM-IV ne se soient jamais rencontrés (…) Il est trompeur de laisser entendre que leurs réalisations soient liées ». (Kirk & Kutchins, 1998, 338).

126La page de garde du DSM-IV contient en sous-titre : « version internationale avec les Codes CIM-10 ». 127On peut lire en effet, dans sa préface : « La Version internationale du DSM-IV a été publiée afin de faciliter l’utilisation du manuel dans les pays ayant adopté la CIM-10 comme système officiel d’encodage et d’enregistrement des maladies (…) Pour les pays utilisant encore la CIM-9 comme système officiel d’encodage, l’annexe G (DSM-IV) reprend la classification du DSM-IV avec les codes CIM-9 (idem pour la CIM-9-MC) (…) les chercheurs intéressés par les différences entre les Critères diagnostiques pour la recherche de la CIM-10 et ceux du DSM-IV trouveront dans le texte une description des correspondances, avec les critères diagnostiques pour la recherche de la CIM-10 » (Préface à la version internationale du DSM-IV).

Dans les années 70, le projet de l’APA visait à réhabiliter l’image de la psychiatrie comme discipline scientifique, image alors passablement discréditée par le courant antipsychiatrique qui dénonçait avec vigueur l’enfermement asilaire et émettait de sérieux doutes sur la validité des critères diagnostiques alors d’usage128. L’enjeu était de taille puisqu’il s’agissait de faire

reconnaître sa pratique comme spécialité médicale à part entière129, d’être consignée dans le

système de protection sociale qui se mettait en place et de s’assurer une position légitime dans la mouvance des structures institutionnelles du moment. Il faut rappeler que l’élaboration d’un tel manuel de classification a fortement été stimulée par la politique de santé publique, telle qu’elle s’est établie aux Etats-Unis (qui a abouti aujourd’hui au “Management Care”) : en effet, parce qu’il oblige les médecins à assigner un diagnostic justifiant toute ordonnance, ce système assurantiel a fortement encouragé l’élaboration de ces nomenclatures nosologiques, susceptibles de fournir une légitimité à la souffrance

psychique et à sa prise en charge.

Faisons le point sur la manière dont s’est imposée sur la scène psychiatrique mondiale, cette perspective classificatoire. La compréhension du système d’argumentation qui fonde la légitimité du DSM et l’analyse des principes épistémologiques et politiques qui ont présidé son élaboration constitue la prochaine étape de notre analyse. Ce développement est important lorsque l’on sait que depuis 1980, ce manuel diagnostic offre un cadre théorique solide sur lequel s’est cristallisé la définition du trouble de l’hyperactivité infantile et qu’il fait l’l’font partie intégrante des conditions de possibilité de l’administration d’un produit comme la Ritaline aux enfants présentant des « troubles hyperkinétiques ».

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