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Dualisme cartésien et scission disciplinaires

Historiquement, la psychiatrie s’est définie en référence à des champs de connaissances (médecine, philosophie, psychologie, sociologie) parfois antagonistes dans leur manière de considérer la maladie mentale. Le dualisme cartésien du corps et de l’esprit qui n’a cessé de structurer tout au long du XXe siècle, le champ des sciences humaines et des sciences de la vie, provoque également des scissions à l’intérieur des disciplines. La psychiatrie occidentale (puisque c’est elle qui nous intéresse ici) continue d’être divisée autour du débat sur l’inné et l’acquis, malgré les volontés proclamées d’articulation des dimensions organiques et psychologiques.

De manière grossière, partant de ce dualisme, deux grandes écoles de pensées se développent dès le début du XXe siècle : l’approche psychanalytique et la psychiatrie dite scientifique. Ces deux courants se distinguent très globalement sur les points suivants (qui sont des tendances) : alors que la première met l’accent sur l’acquis (l’apprentissage, le processus de construction de soi, les interactions), la seconde se focalise plutôt sur l’inné (le support biogénétique et neuro-chimique d’un phénomène psychique) ; alors que la première tente, de manière plus incertaine, de cerner les processus, la seconde met en lumière des

symboliques52 et/ou inconscients, réactions), la seconde recherche sa dimension objective ;

alors que la première connaît aujourd’hui un déclin53 - discréditée par le scientisme et

l’empressement vis-à-vis du changement qui caractérisent nos sociétés contemporaines - la seconde bénéficie d’une légitimation scientifique forte, accentuée par les progrès psychopharmacologiques.

Certains auteurs estiment que cette scission théorique trouve aujourd’hui son pendant géographique, distinguant la psychiatrie anglo-saxonne (plus organiciste) et la psychiatrie francophone (d’obédience psycho-dynamique). Si cette assertion se vérifie lorsqu’on parle de tendance générale, elle paraît trop caricaturale dès lors que l’on considère la configuration psychiatrique mondiale et locale d’un point de vue dynamique et historique. En effet, bien que de manière plus ou moins dominante selon les périodes et les pays, la découverte freudienne de l’inconscient a eu, par exemple, un écho mondial dans la première moitié du XXe siècle ; il en va de même avec le mouvement anti-psychiatrique54 qui marquera

dans la deuxième moitié du siècle tant la psychiatrie anglo-saxonne que la francophone, en bousculant les conceptions trop déterministes des troubles mentaux et les effets stigmatisants des interventions psychiatriques. Par ailleurs, les efforts d’éminents psychiatres comme Wallon au début du siècle, Piaget, Ey ou Ajuriaguerra, Cyrulnik plus récemment, qui ont œuvré pour une articulation dialectique des approches physiques et psychiques ne doivent pas être oubliés. Néanmoins force est de constater que d’un point de vue théorique, ces auteurs font exception et que dans l’ensemble, cette intégration des savoirs reste faible. Par ailleurs, contrairement à ce que l’on pourrait penser, et contrairement aux proclamations officielles en apparence consensuelles, nous posons l’hypothèse que les progrès des neurosciences et les découvertes psychopharmacologiques ont contribué à creuser la scission séculaire du champ psychiatrique, au lieu de favoriser l’articulation dialectique entre les supports neurologiques et les dimensions psychosociales de la pensée et des comportements. Adoptant un modèle épistémologique issu des sciences de la nature, la psychiatrie aspire à passer sa pratique clinique au crible de la preuve scientifique. C’est d’ailleurs cette épreuve critique initiée notamment par Karl Popper, qui contribue au déclin de la psychanalyse à qui l’on a reproché de fonctionner comme une idéologie, jetant par là le bébé de l’efficacité symbolique et relationnelle avec l’eau du bain objectivement non validé.

En nous appuyant sur la théorie éliasienne du changement social, nous postulons que l’interaction entre ces paradigmes, les rapports de force institutionnels et les influences mutuelles confèrent une dynamique singulière au champ psychiatrique et à sa position dans le champ social plus large. La composition de ces courants théoriques distincts est un enjeu primordial de la structuration du champ psychiatrique infantile et un des moteurs majeurs de sa dynamique. À cela s’ajoutent des traditions institutionnelles et des politiques de santé publique qui divergent fortement selon les contextes nationaux55 et expliquent en partie, les différences locales.

Les psychopathologies - et l’hyperactivité en particulier – continuent aujourd’hui encore d’être appréhendées de manière divergente selon que les spécialistes se réclament d’un courant de pensée ou d’un autre. Contrairement aux apparences consensuelles et aux

52Ne nous méprenons pas : la sociologue que je suis défend l’idée que l’univers symbolique même le plus intimement ancré est avant tout culturel et collectif. Le terme de subjectif désigne plus le fait d’être incorporé, vécu, agi et ressenti par l’individu que quelque chose d’idiosyncrasique.

53Le combat mené par E. Roudinesco, psychanalyste française, à la fin des années 90 est révélateur de ce déclin de la psychanalyse.

54Dans le chapitre consacré à l’histoire de la psychiatrie, Ey H, Bernard P., Brisset C. évoquent d’ailleurs une certaine « continuité entre la psychanalyse et l’anti-psychiatrie » (1978, Manuel de Psychiatrie, Paris, Masson, 61).

55L’ancrage institutionnel et l’influence théorique de la psychanalyse (qui ne constitue d’ailleurs pas une école homogène) n’ont pas du tout connu un développement analogue en France et aux USA, par exemple.

affirmations d’unanimité de certains des représentants du champ psychiatrique, les connaissances en matière de psychiatrie infantile ne se sont pas stabilisées. L’histoire de cette pathologie est particulièrement révélatrice de la dynamique du champ psychiatrique qui oscille depuis la fin du XIXe siècle entre le pôle organiciste et la théorie psychologique. Parce qu’il s’agit de divergences fondamentales, la controverse sur le sujet risque de ne pas s’épuiser de sitôt. La psychanalyse, par exemple, qui a déplacé la question de la maladie vers la problématique du malade (du sujet) et qui considère avec défiance les classifications psychopathologiques fermées, reste sceptique à l’égard de cette entité diagnostique. Parallèlement, nous verrons que depuis une vingtaine d’année, l’Association de Psychiatrie Américaine mène une massive entreprise de catégorisation56, cristallisée dans le fameux Manuel statistique et diagnostic des troubles mentaux (DSM), devenue une référence

incontournable sur la scène psychiatrique. Ce tournant classificatoire s’est (ré)amorcé dans les années 60 aux Etats-Unis, à la suite et en réaction au mouvement anti-psychiatrique et

socio-psychiatrique57 qui a sinon été jusqu’à dissoudre le concept même de maladie

mentale, a du moins renforcé la prise en compte de facteurs contextuels, relationnels et affectifs dans le développement du sujet.

Puisqu’il n’est pas lieu de refaire ici l’histoire de la psychiatrie, nous nous contenterons d’évoquer certaines particularités de la psychiatrie infantile, de manière à poser quelques éléments des conditions d’émergence de cette pathologie et de son traitement, et surtout les enjeux de connaissances et de pouvoir qui sont à l’origine de son expansion.

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