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Entre la version du DSM-III-R (1989 pour la version française) et le DSM-IV (1996 en français), les modifications qui ont trait à la présentation des caractéristiques sont souvent subtiles (nous venons de le voir avec l’ajout de l’adverbe souvent), mais ne sont pas le fait du hasard. La logique qui préside ces changements n’est pas toujours explicite et même l’argumentation officielle du Sourcebook est bien souvent mince voire obscure. Puisque ces nomenclatures psychiatriques mettent en scène des seuils de tolérance, nous pensons, à la manière d’Elias avec son analyse des manuels de savoir-vivre, que ces modifications discrètes témoignent d’un changement plus global de la manière de penser, d’exprimer et de problématiser les normes sociales. C’est donc à un exercice sémiologique que nous allons soumettre ici quelques-unes des micro-modifications qui ont affecté la formulation des caractéristiques diagnostiques (témoin d’une certaine psychogenèse), dans le but de faire quelques hypothèses sur l’orientation récente d’une sociogenèse plus générale. Ainsi, nous postulons que ces modifications subtiles qui semblent n’avoir trait qu’à la forme sont des révélateurs de changements de fond.

Dans la série 1. des items concernant l’« inattention » du DSM-IV, 6 items sur 9 font explicitement référence au travail, aux devoirs ou aux tâches scolaires. Pour que le diagnostic « trouble : déficit d’attention » puisse être posé, 6 des 9 critères diagnostiques doivent être présents depuis au moins 6 mois, « à un degré qui est inadapté et ne correspond pas au niveau de développement de l’enfant » (DSM-IV, 1996 FR, 100). On relèvera que certains critères se ressemblent passablement, et cette proximité fait que la présence d’une caractéristique entraîne inévitablement celle des autres. On peut se demander dans ces conditions si la signification statistique de 6 critères sur 9 est réellement discriminante ? Par exemple, un enfant distrait, risque d’être d’emblée considéré comme remplissant 4 ou 5 critères proches : (a) souvent ne parvient pas à prêter attention aux détails ou fait des fautes d’étourderie (…) ; (b) a souvent du mal à soutenir son attention au travail ou dans les jeux ; (h) souvent se laisse facilement distraire par des stimulus externes ; (i) a des oublis fréquents dans la vie quotidienne ; (g) perd souvent les objets nécessaires à son travail ou à ses activités. De même, les critères (c) et (d) sont extrêmement proches : (c) semble souvent ne pas écouter ; (d) souvent, ne se conforme pas aux consignes.

Dans la catégorie (2) des symptômes d’hyperactivité-impulsivité, un enfant qui bouge beaucoup (qui a de l’énergie à revendre) a de fortes chances de répondre positivement à la majorité des critères d’hyperactivité : (a) remue souvent les mains ou les pieds ou se tortille sur son siège ; (b) se lève souvent en classe (…) ; (c) souvent cours ou grimpe partout ; (d) a souvent du mal à se tenir tranquille (…) ; (e) (…) agit souvent comme s’il était « monté sur ressorts ». Un enfant qui parle beaucoup risque également de répondre aux 4 derniers critères diagnostiques : (f) parle souvent trop ; (g) laisse souvent échapper la réponse à une question qui n’est pas encore entièrement posée ; (h) a souvent du mal à attendre son tour ; (i) interrompt souvent les autres ou impose sa présence. La multiplication des items apparaît alors comme un simple décuplement (quantitatif) de libellés décrivant la même chose.

Comparé à sa version précédente, le DSM-IV introduit quelques éléments nouveaux : le point (1. e), par exemple, a été ajouté : « a souvent du mal à organiser ses travaux ou ses activités ». On peut faire l’hypothèse que ce changement qui a trait à la définition du trouble est là encore lié au champ social plus large. L’aptitude à organiser son travail est au cœur de la culture, très en vogue, du management. Cette préoccupation a également infiltré les nouvelles pédagogies, et nombre de préceptes éducatifs défendent désormais l’idée qu’il ne s’agit plus d’apprendre des connaissances mais d’apprendre à apprendre, d’être autonome dans la gestion de ses activités, d’être capable de planifier, anticiper, entreprendre, organiser son travail. Ces petits changements (en l’occurrence l’ajout d’un item dans la définition d’une

psychopathologie) sont donc étroitement liés à la culture politico-économique et aux attentes du moment.

" il s'agit d'un niveau d'activité élevé et qui n'est adapté ni aux exigences du milieu ni à celles de la réussite, elle est stérile, inefficace. On peut donc qualifier ce phénomène d'hyperactivité ou d'hyperkinétique » (p.17) [Agité&distrait.Corraze: 32-33]

La concentration au travail est également traitée de manière surprenante dans la définition du TDAH car elle tend à hypothéquer complètement le facteur motivationnel, alors que de nombreuses études psychologiques ont montré le rôle fondamental qu’il pouvait jouer dans les problèmes d’attention ou de concentration201. Sur ce point, la CIM, qui parle plutôt d’un

« manque de persévérance » handicapant, et qui refuse d’isoler le « trouble déficitaire de l’attention », parce qu’on ne connaît pas « les processus psychologiques en cause » paraît plus rigoureuse ou scrupuleuse que le DSM, puisque celui-ci place explicitement le « déficit d’attention » au cœur de sa catégorie, et ignore les conditions psychologiques et contextuelles susceptibles de moduler le degré d’attention. Dès lors peu importe que l’activité de l’enfant le motive ou non, qu’il s’intéresse à tout à la fois ou à rien, le diagnostic d’inattention qualifie sa capacité de concentration de manière absolue (indépendamment du contexte et du type d’activité). En réalité, la définition du DSM est plus subtile que cela ; elle indique de manière plus ou moins explicite les domaines pour lesquels l’attention est importante (pour lesquels l’enfant devrait se concentrer, indépendamment de sa motivation). Deux items retenus dans les caractéristiques du DSM sont à ce sujet révélateurs. Le point (1.a), qui a été ajouté dans le DSM-IV : « souvent ne parvient pas à prêter attention aux détails, ou fait des fautes d’étourderie dans les devoirs scolaires, le travail ou d’autres activités », peut paraître paradoxal avec l’item (1. h) « souvent se laisse facilement distraire par des stimulus externes ». En fait, ces deux items sont cohérents si l’on tient compte de l’idée omniprésente dans le DSM, mais rarement discutée d’une hiérarchisation des sources d’attention en fonction de valeurs socialement admises. Ainsi, on peut lire entre les lignes qu’il est des centres d’intérêts légitimes (le travail scolaire) pour lesquels il est nécessaire d’être attentif aux détails et des sources d’attention illégitimes, distractives, qui détournent l’enfant de son travail (dès lors l’attention portée à ces stimuli externes est décrétée

inattention)202. Il est probable que cette lecture entre les lignes ne soit pas nécessaire pour la

plupart des utilisateurs du DSM. On peut postuler, comme l’a fait Elias à propos des manuels de savoir-vivre203, que le fait de n’avoir pas besoin de préciser la nature des stimuli méritant

une attention soutenue témoigne d’une adhésion commune largement admise et profondément ancrée à la norme scolastique. Il est toutefois possible que cet implicite normatif soit en fait de deux ordres : d’une part comme nous venons de le mentionner l’intériorisation de la nécessité scolaire et de l’importance de l’activité intellectuelle dans notre société sont suffisamment admis pour ne pas avoir à être rappelé ; d’autre part, compte tenu des principes épistémologiques sur lesquels se fonde l’entreprise du DSM, nous pouvons faire l’hypothèse que cette mise sous silence - pourtant éloquente - permet une flexibilité nosologique qui assure la subsistance des entités diagnostiques au-delà des variations normatives. Quoiqu’il en soit, rappelons une fois encore que, sociologiquement

201L’idée d’une curiosité dispersée, ou d’un intérêt diffus est évoquée à propos des jeunes enfants : « Les très jeunes et les enfants d’âge préscolaire atteints de DA/H diffèrent des enfants normalement actifs parce qu’ils sont constamment en mouvement et s’intéressent à tout à la fois » (DSM-IV, 1996 FR, 94.

202 Emission de Jean-Luc Delarue, ça se discute (Le psychiatre invité donne l’exemple d’un stimulus secondaire : un papillon qui passe est susceptible de déconcentrer un enfant hyperactif ! Le papillon est un stimulus secondaire par rapport au travail scolaire et il n’est désormais plus légitime qu’un enfant se laisse happé par le passage d’un insecte.

203Dans sa démarche d’analyse des manuels de savoir-vivre, Elias étudie ce qui est prescrit aux différentes époques, et ce qui ne l’est pas ou plus, par qui et pour quoi. Il montre que les « évidences », ces phénomènes en apparence insignifiants, n’ont plus forcément besoin d’être explicitement précisés, lorsqu’ils sont profondément ancrés dans les mentalités. Le raisonnement sociologique qui postule que les évidences « ne vont pas de soi » oblige cette lecture entre les lignes.

parlant, l’inattention « symptomatique » du TDAH ne va pas de soi et ne fait problème que dans une société qui valorise la pensée scolastique et le travail intellectuel.

Certaines descriptions révèlent qu’il est des registres de concentration qui ne comptent pas dans l’évaluation de la capacité d’attention. Par exemple, le fait d’être absorbé devant une émission de télévision ou de passer des heures devant un jeu vidéo ne devrait pas être le signe d’une attention prolongée.

« My child can watch cartoons on television for a long time. Does this rule out ADHD? Children with ADHD are often able to keep their attention on the fast-paced world of cartoons and video games. If your child's attention stays glued to the screen for programs such as cartoons, suspect ADHD. Often, such children will keep their eyes on the screen, but will be constantly fidgeting their legs and arms. » [AmerAssocFamilyPhysician : 50 - 50 ]

« In looking at the data, the specialist pays special attention to the child's behavior during noisy or unstructured situations, like parties, or during tasks that require sustained attention, like reading, working math problems, or playing a board game. Behavior during free play or while getting individual attention is given less importance in the evaluation. In such situations, most children with ADHD are able to control their behavior and perform well. » [Nat.Inst.Mental.Health : 288 - 289 ]

Autre exemple qui rappelle que la définition du TDA/H est liée à la valorisation d’une pensée scolastique et du travail intellectuel : L’item (1 f) n’existait pas dans le DSM-III-R : « souvent, évite, a en aversion, ou fait à contrecœur les tâches qui nécessitent un effort mental soutenu (comme le travail scolaire ou les devoirs à la maison) ». Cette assertion insinue qu’il serait « normal » – et indiscutable - que les enfants affectionnent la scolarité et trouvent du plaisir dans les activités intellectuelles que leur propose l’école. Une fois encore, la norme à l’œuvre est convoquée par la négative ; une norme qui est singulièrement orientée. En effet, si l’on considère l’histoire de la scolarité obligatoire on pourrait au contraire dire qu’il est normal qu’une partie de la population scolaire présente une certaine aversion pour « l’effort mental soutenu » et qu’il est nécessaire de prévoir des dispositifs particuliers pour ces enfants. Le recours à l’histoire204 aide à prendre conscience que la manière de désigner (et

de traiter) les enfants qui font preuve d’une certaine répulsion pour les activités scolaires a changé avec le temps. On se souvient de la figure du « cancre » ou du « rêveur », de l’enfant « plus manuel que scolaire » ; on se souvient des « écoles ménagères », et des « apprentissages professionnels » qui dispensaient majoritairement des savoirs plus pratiques ou manuels, qu’intellectuels. Aujourd’hui, le trouble « déficit de l’attention » consigne l’idée qu’il est normal (et nécessaire) que tous les enfants soient motivés et intéressés par les activités intellectuelles, et que tous réussissent leur scolarité. On retrouve- là l’idéal de démocratisation des études et l’un de ses effets secondaires : l’uniformisation des exigences scolaire qui produit une frange d’inattentifs, considérés comme pathologiquement atteint.

Il faut savoir qu’en dehors des cas sévères d’enfants qui n’arrivent pas à suivre un cursus normal, une bonne partie des enfants diagnostiqués hyperactifs ont des capacités intellectuelles suffisantes (un QI moyen et parfois élevés) pour suivre le programme scolaire. Le diagnostic TDAH donne désormais une signification clinique à l’échec scolaire pour raison

comportementale et le consigne comme trouble psychiatrique. Cette situation (qui, pour les

sociologues, ne va pas de soi) semble faire partie de l’ordre des choses naturelles pour les auteurs du DSM-IV qui postulent, par exemple, une anormalité comportementale lorsque « les sujets évitent ou détestent » (DSM-IV, 94) les activités scolastiques.

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