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Distinction avec la psychiatrie des adultes

A la fin des années 60, J. de Ajuriaguerra qui affirme alors que « la psychiatrie infantile est considérée comme une science indépendante » déplore qu’elle ait été « trop longtemps adulto-morphique » (Ajuriaguerra, 196777, 3). Il relève une différence fondamentale entre la

psychiatrie de l’enfant et celle de l’adulte, en raison de l’incertitude des manifestations symptomatiques : « Davantage que chez l’adulte, nous nous trouvons chez l’enfant face à des incertitudes nosographiques. Sujet en évolution, l’enfant est mouvant dans ses structures et labile dans ses manifestations ; il en est de même en pathologie » (Ajuriaguerra, 1967, 3). Koupernik, dans le même ouvrage, donne deux raisons à l’institutionnalisation de la psychiatrie infantile : « En premier lieu, elle a la charge, sinon le pouvoir, de prévenir, que ce soit dans le domaine somatique (qu’elle partage avec la Pédiatrie), ou dans le domaine de la relation. En deuxième lieu, l’enfant n’est pas, dans la relation malade-médecin, un interlocuteur à part entière. Il est nanti d’un tuteur responsable (…). La relation devient triangulaire » (Ajuriaguerra (ss dir), 1967, 13). Nous reviendrons plus loin sur la question de la prévention78 qui est avancée ici, qui se pose avec force dans la

décision de prescrire un psychotrope aux enfants diagnostiqués hyperactifs. Une autre différence non négligeable entre la psychiatrie adulte et la psychiatrie infantile que relève avec justesse Koubernik est que « contrairement à l’adulte, il (l’enfant) ne souffre que rarement de son symptôme (…) Bien souvent, ce qu’on considère de l’extérieur comme un symptôme morbide n’est qu’une réaction saine, en tout cas naturelle (nous pensons au cas de ces enfants qu’on accuse d’être « nerveux », « instables » et qui ne sont que normalement turbulents). Enfin, dans certains cas, l’enfant tire de son comportement un bénéfice secondaire et il est illusoire de compter sur sa collaboration. Il peut également se révolter contre la chimiothérapie parce que le fait de devoir être traité signifie pour lui qu’on le classe parmi les malades mentaux » (Koubernik, in Ajuriaguerra, 1967, 27). D’où le risque d’avoir affaire à des effets placebo négatifs. Par ailleurs, « l’action bénéfique d’un médicament (…) peut créer une situation nouvelle (…) qui sera mal acceptée par l’entourage ». (ibid.). Nous verrons à quel point ce lien indissociable entre l’entourage et l’enfant est présent dans le cas de l’hyperactivité infantile, puisque ce sont généralement les plaintes des adultes (enseignants et/ou parents) et non celles des enfants qui conduisent à consulter, à diagnostiquer, à traiter. Ainsi, le patient – en psychiatre infantile – n’est pas l’instigateur de la plainte et de la consultation. La souffrance énoncée comme motif de consultation est plus souvent celle des adultes (dépassés, impuissants, épuisés ou déprimés) qui entourent l’enfant. Cet état de fait justifie non seulement la démarche adoptée dans ce travail qui se base uniquement sur une analyse des discours adultes concernant un

77Ajuriaguerra de J., et al. 1967, Le choix thérapeutique en psychiatrie infantile, Paris. Masson.

78Concernant la prévention : - la prévention primaire vise à éviter l’éclosion de la maladie – la prévention secondaire a pour but d’éviter qu’une maladie déclarée n’évolue, faute de traitement vers la constitution de séquelles définitives – la prévention tertiaire : cherche à limiter les conséquences d’un état pathologique caractérisé. Dans le cas de l’hyperactivité infantile, ces trois niveaux de prévention sont inextricablement mêlés, et la cible de la prévention est plus l’exclusion sociale, conséquence de l’expression des symptômes, que la maladie elle-même. Dans son Manuel de psychiatrie de l’enfant, Ajuriaguerra affirme que « la psychiatrie infantile est autant une science curative qu’une science préventive » (Paris, Masson, 1974, 686).

problème infantile ; elle justifie également une perspective sociologique susceptible d’interroger les normes et les seuils de tolérance collectivement admis qui sont à l’origine de la définition en termes de pathologie et des dispositifs de prises en charge de ces enfants qui

font problème.

Symptômes et comportements

Le symptôme, en psychiatrie, est considéré comme un signe de souffrance, d’angoisse, ou de dysfonctionnement. Il constitue un indice extérieur d’un trouble bien souvent caché. L’art du diagnostic consiste à repérer, recenser ces signes visibles et, en les attribuant à une origine commune, de reconnaître derrière ces symptômes identifiables une catégorie pathologique susceptible d’être traitée, donc connue de l’observateur. Une pathologie ne peut être diagnostiquée que parce qu’elle fait partie du système de référence du médecin qui la diagnostique79. Elle suppose une codification des symptômes commune et reconnue que

recensent les classifications diagnostiques. Certains psychiatres – comme Ajuriaguerra – ne nient pas l’effet du nominalisme, qui fait qu’en nommant la maladie, le médecin « lui donne une forme médicale qui peut retentir sur son présent et son futur » (Ajuriaguerra, 1967, 8). Ce même auteur ajoute que « le choix d’une thérapeutique est un moment crucial dans le développement de la maladie non pas seulement par les modifications qu’elle doit entraîner mais par la position qu’on prend » (Ajuriaguerra, 1967, 9) et cette position dépend de la connaissance étiologique ou pathogénique du trouble, qui dans le cas de l’hyperactivité infantile n’est de loin pas résolue (mais cette non-résolution, nous le verrons, est une forme de solution ou du moins correspond à une prise de position épistémologique).

Le symptôme ne se limite pas à une conduite extériorisée : une attitude, une fonction cognitive, un état émotionnel ou une impression subjective peuvent également être considérés comme symptomatiques. Le comportement est toutefois l’expression la plus visible d’un état intérieur. L’attention que les psychologues et les psychiatres lui portent dépend pour beaucoup de l’école dont ils se revendiquent.

En psychologie et en psychiatrie infantile, le comportement du sujet qui est le symptôme le plus accessible, le plus visible pour les observateurs extérieurs, a toujours constitué le noyau des critères de repérage. Et ce pour deux raisons : premièrement, les enfants qui ne partagent pas exactement le même langage que les adultes ont tendance à agir pour exprimer leurs états intérieurs ; deuxièmement, ce qui est problématique pour les adultes et qu’ils considèrent comme symptomatique ne l’est pas forcément pour les enfants. Un comportement qui fait problème, qui est différent, et qui est susceptible d’être l’objet d’un diagnostique psychiatrique est généralement un comportement inhabituel, inacceptable, déviant, excessif ou déficitaire. Pour le sociologue, et la plupart des psychologues, les comportements sont le fruit d’un apprentissage : les behavioristes parlent de conditionnement, les psychologues de développement ou d’acquisition, les sociologues de socialisation et d’éducation. Affirmer qu’un individu « souffre » ou « est atteint » d’un trouble du comportement fait l’objet d’interprétations et de prises en charge différentes selon la perspective théorique adoptée. En fonction de la signification donnée au symptôme, le choix thérapeutique peut en effet considérablement différer (Rey-Bellet, in Ajuriaguerra, 1967, 8) – et inversement.

Dans son chapitre sur « L’enfant, l’adolescent et la société », par exemple, Ajuriaguerra au tournant des années 70, aborde les troubles du comportement et du caractère dans le cadre de l’enfance inadaptée. Sous la dénomination « trouble du comportement », il place :

79« Le pouvoir apparent de diagnostic que possède le clinicien chevronné peut n’être pas autre chose que du déjà vu » (P. Skrabanek, J. McCormick, 1997 (1989) Idées folles, idées fausses en médecine, Paris, Od.Jacob, Opus. 81).

l’« enfance irrégulière », les « enfants caractériels », désignés parfois sous le terme d’« enfants difficiles » (de G. Amado). Chombart de Lauwe use du vocable « enfants inadaptés ». Les troubles du comportement sont présents dans la plupart des psychoses infantiles, comme ils peuvent l’être dans des troubles tout à fait anodins. Le manque de politesse, les contacts superficiels, l’attitude discordante, les réactions parfois agressives, les comportements phobiques ou obsessionnels sont des exemples de troubles du comportement recensés en psychiatrie infantile à la fin des années 60.

Les symptômes tracent une frontière sur une continuité entre comportement normal et anormal, entre comportements tolérables et comportements intolérables. « L’expression symptomatique peut être normale à un niveau donné et devenir pathologique à un autre niveau. C’est la forme générale de la désorganisation plus que le symptôme lui-même qui prend une forme significative à l’intérieur de la constellation syndromique (…) Un symptôme ou un comportement ne pourra pas être considéré comme pathologique par rapport à un niveau d’évolution, à la situation présente et au système de motivation. La maladie elle- même ne peut pas être considérée comme une simple entité (…) Elle vient s’insérer dans un processus. On ne peut pas la formuler suivant une conception parasitaire, elle s’infiltre dans l’histoire de l’individu et souvent elle n’est que l’expression de sa perspective historique » affirme J. de Ajuriaguerra en 196780. Les états déficitaires sont condamnés à l’ambiguïté

entre un retard d’évolution et une progression retardée, qui pose la question du pronostic. « Ce qui compte pour nous, c’est de savoir quel est le potentiel réel ou jusqu’à quel point une potentialité virtuelle peut être mobilisable » (Ajuriaguerra, 1967, 8).

Dans cette continuité entre le normal et le pathologique, l’articulation entre syndrome et expression symptomatique est sujet à controverse. L’exemple de la place attribuée au comportement agité est à cet égard révélateur, car elle n’a cessé de fluctuer et est loin d’avoir trouvé une position stable au sein du syndrome. L’agitation motrice et le déficit d’attention sont-ils des symptômes d’une pathologie plus large81 (troubles de l’humeur,

dépression, anxiété, psychose, etc.) ou constituent-ils un syndrome à part entière ? La circonscription théorique des troubles infantiles n’a jamais cessé d’être sujet à controverse. Malgré un soit-disant consensus actuellement établit autour de l’entité TDAH (Trouble Déficit

d’Attention / Hyperactivité), nous verrons que la question de la comorbidité (les troubles

associés au trouble) est toujours d’actualité, même si le Manuel statistique et diagnostique américain (DSM) et sa singulière épistémique qui s’est imposé sur la scène de la psychiatrie mondiale depuis une vingtaine d’années, tend à invalider l’assertion suivante : « Le symptôme a très mauvaise presse en psychiatrie infantile. Tout d’abord, il n’a guère en lui- même de valeur nosologique » (Ajuriaguerra, 1967, 37).

La volonté de généraliser les pratiques de dépistage des « enfants déficients intellectuels et

caractériels » qui ne peuvent profiter pleinement de l’enseignement primaire est devenue un

leitmotiv de la psychiatrie infantile. De parts et d’autres, les préoccupations se déplacent aux cas minimes et les interrogations sur le développement normal de l’enfant se généralisent. De manière générale, nous verrons que l’intérêt des psychiatres et des psychologues se cantonne de moins en moins aux seuls cas pathologiques sévères. Progressivement, avec l’instauration de l’obligation scolaire généralisée, l’émergence de la psychanalyse d’enfants, l’institutionnalisation de la pédopsychiatre, le mouvement d’hygiène mentale, le développement de nouvelles pédagogies, le concept d’enfance inadaptée a remplacé celui

80Ajuriaguerra de J., et al. 1967, Le choix thérapeutique en psychiatrie infantile, Paris. Masson. 4.

81Le titre de l’article de Laufer et al. publié en 1957, « Hyperkinetic Impulse Disorders in Children’s Behavior Problems » montre effectivement que l’Hyperactivité est considéré comme symptôme d’un problème plus large de comportement de l’enfant.

d’enfance anormale82. Désormais, même le risque d’inadaptation (l’éventualité anticipée) est

susceptible de mobiliser l’attention de professionnels et les enfants scolarisés dits normaux deviennent l’objet d’études et d’investigation sans précédent. La volonté de connaître le développement normal vient se greffer sur l’investigation des cas pathologiques, et ces centres d’intérêt ne cesseront depuis de se nourrir mutuellement. Le brouillage des frontières entre normalité et pathologie établit un rapport dialectique plus ou moins orienté selon les époques et les écoles de pensée : étudier le pathologique pour cerner par la négative le normal ou à l’inverse définir la normalité pour distinguer l’anormalité.

Rappelons une fois encore que les comportements inadéquats considérés comme symptomatiques en psychiatrie infantile sont indissociablement liés au seuil de tolérance des adultes et à la définition socialement mouvante de ce qui fait problème. Depuis toujours et dans toutes les sociétés, l’inadaptation fait l’objet d’interprétations sociales, morales, et politiques (au sens large) ; au cours du XXe siècle la psychiatrie a fait sien ce domaine d’investigation, et contribué à le modeler au gré des courants de pensée qui divisent cette discipline. N’oublions pas toutefois que l’inadaptation, et plus encore la déviance ont été aussi des objets de sociologie. Définie comme une inadéquation entre un individu et un environnement social, des approches polarisées et complémentaires se sont partagées cette problématique, durant tout le XXe siècle : d’un côté la psycho-psychiatrie prend l’individu comme point de départ du processus d’inadaptation, de l’autre la sociologie l’interroge sous l’angle du contexte social. La nature de l’inadaptation comportementale, sa définition théorique, sont révélateurs des rapports de force fluctuant selon les périodes entre ces disciplines concurrentes. Nous verrons que la problématique de l’hyperactivité infantile suggère le triomphe des sciences de la vie (neuro-médicales) au détriment des sciences sociales et humaines. C’est du moins l’hypothèse qui sera développée en conclusion de ce travail. Revenons sur l’émergence du problème de l’instabilité infantile et son interprétation comme inadaptation comportementale.

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