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De la corrélation à la causalité, l’exemple du handicap

L’étiquette psychiatrique permet de désigner un comportement inadapté comme étant une maladie ou un handicap, et ainsi de le prendre en charge de manière positive, c’est-à-dire en le soignant et non en le sanctionnant. Dans le DSM-III-R figurait une rubrique « Handicap » (supprimée comme rubrique autonome dans la version suivante) dans laquelle on pouvait lire : « Un certain degré de handicap du fonctionnement social et scolaire est fréquent ». Formule qui évoque le constat d’une corrélation entre le THADA et un dysfonctionnement social. Reprenant cette idée de handicap, la formule du DSM-IV affuble cette corrélation d’une relation causale : « dans sa forme la plus sévère, le trouble est très handicapant,

affectant le fonctionnement social, familial et scolaire » (DSM-IV, 1996 Fr, 96, souligné par moi).

« Un enfant agité ou inattentif ne nécessite pas de traitement (en particulier médicamenteux) s’il ne souffre pas d’un handicap cliniquement évident dans sa vie familiale, scolaire ou sociale. Ce principe primordial est clairement rappelé par les critères C et D du DSM-IV qui évitent les diagnostics par excès et la sur- prescription médicale » (85) (Fink S., « Les déficits de l’attention avec hyperactivité (THADA) : nécessité d’une prise en charge multidisciplinaire » in A.N.A.E, 53-54, sept.-oct. 1999, 83-85).

Nous aurons l’occasion de constater que l’amalgame entre corrélation et causalité est omniprésent dans le raisonnement des chercheurs à l’origine de ces constructions nosologiques207.

Le DSM fournit par exemple des indications sur les facteurs prédisposants : le DSM-III-R propose une rubrique intitulée « facteurs prédisposants » qui contient : « les anomalies du système nerveux central, comme les atteintes neurotoxiques, l’existence d’une infirmité motrice cérébrale, une épilepsie et d’autres troubles neurologiques sont probablement des facteurs prédisposants. Un environnement désorganisé ou chaotique et une carence affective ou de mauvais traitements peuvent, dans certains cas, constituer des facteurs prédisposants » (DSM-III-R, 1989 FR, 56). Le DSM-IV intègre cette rubrique sous « caractéristiques et troubles associés » et parle d’ « antécédents » possibles : « de sévices ou de carence de soin pendant l’enfance, de placements familiaux multiples, de contacts avec des substances neurotoxiques (p.ex. saturnisme), de maladies infectieuses (p.ex. encéphalite), d’exposition médicamenteuse in utero, de faible poids de naissance ou de retard mental » (DSM-IV, 1996 FR, 96). On notera que le DSM-IV abolit la notion de « carence affective » dont le DSM-III-R fait usage, probablement trop suggestive et donnant une trop grande prise aux théories psycho-dynamiques qui interprètent les comportements infantiles comme des réactions psycho-affectives liées au contexte familial.

La manière dont sont évoqués les conflits familiaux dans le DSM-IV est également éloquente. Dans les caractéristiques et troubles associés, le manuel précise que « les résultats scolaires sont souvent perturbés et médiocres, ce qui amène en général des conflits avec la famille et les autorités scolaires » (DSM-IV. 1996 FR, 96, souligné par moi). La formule est claire : le trouble (déficit d’attention/hyperactivité) est considéré comme cause des dysfonctionnements et des conflits sociaux. Rappelons que les conceptions psycho- dynamiques, elles, auraient inversé la proposition, suggérant que les conflits ou les tensions avec la famille et/ou l’école peuvent provoquer des conduites perturbées. L’idée que les manifestations comportementales de l’enfant pourraient constituer une réaction à des situations conflictuelles ou à des difficultés relationnelles est systématiquement écartée dans la nomenclature du DSM (nous avons vu que le DSM-III a banni le terme de réaction au profit de la notion de trouble sous prétexte de s’amender des considérations étiologiques). On le voit, contrairement à l’athéorisme dont se revendique le DSM, des explications

207 Ce sophisme (« l’association confondue avec la cause ») décrit avec humour par P. Skrabanek et J. McCormick dans Idées folles, idées fausses en médecine, (Odile Jacob, 1997, 30-35) n’est pas anodin du point de vue des conséquences thérapeutiques.

causales se dessinent discrètement au gré des descriptions, jouant de la confusion théorique entre corrélation et causalité, et entre causes et conséquences. Un lien de causalité très clair est posé dans le DSM: c’est le déficit d’Attention/hyperactivité qui cause des conflits (non l’inverse), et ce lien deviendra le leitmotiv des promoteurs du TDAH et de son traitement. A de nombreuses reprises, il est souligné que le « trouble » - cet ensemble de comportements recensés parce que socialement problématiques - constitue la cause des problèmes sociaux (qui sont précisément à l’origine du fait que les comportements sont considérés comme des symptômes).

« Ces difficultés comportementales aboutissent à des troubles de l'apprentissage scolaire, des perturbations familiales, des troubles psychologiques secondaires chez l'enfant (perte de confiance en soi) et peuvent également être à la source d'accidents. » (C. C. Menache, D. K. Urion et Ch. A. Haenggeli : 1999, « Hyperactivité avec déficit de l’attention : point de vue du neuropédiatre » in Médecine & Hygiène, 20 octobre 1999.[38])

« If untreated, the disorder may interfere with educational and social development and predispose to psychiatric and other difficulties ». [British.Medic.Journ.05.98 : 20208]

Pour qui n’est pas acquis à la cause TDA/H, ce qui frappe, dans les discours des

convaincus, c’est précisément que ce trouble n’est pas la conséquence d’une situation

conflictuelle, mais la cause de tous les maux. C’est lui qui altère les relations de la socialisation primaire, c’est lui qui, du fait des désarrois qu’il occasionne, peut provoquer l’exclusion d’un enfant par ses camarades voire de sa famille par son entourage, ce qui engendre une mauvaise estime de soi, ou un état dépressif ; c’est lui qui cause les accidents physiques, c’est lui qui occasionne oublis et mauvais comportements scolaires, c’est lui qui est à l’origine de l’inadaptation, des échecs, et des phénomènes d’exclusion, c’est lui qui induit les conflits, les souffrances de la vie, les problèmes psychologiques.

« ces enfants ont beaucoup de difficultés à s’intégrer et puis c’est au fond là que la première fois, les choses en général se gâtent parce que certains sont un peu agressifs c’est-à-dire ils veulent quelque chose puis ils le veulent tout de suite, donc si un autre enfant a un jouet qui leur plaît, ils le voudront puis ils iront le chercher, puis ils iront le chercher avec force, en bousculant les enfants, en leur arrachant des trucs, puis si l’enfant ne lâche pas, ben ça se termine par des coups, et des fois des morsures donc euh… dès qu’ils sont dans un groupe, dans les formes sévères, ils frappent. Pour vous dire que… au fond, il y a quelque chose de perturbant et de perturbé chez ces enfants … dès le départ et les choses se gâtent en général définitivement pour ces enfants au moment de l’école primaire » [Haenggeli, RSR. 29.09.02] « donc il y a une situation conflictuelle qui s’installe, qui peut être absolument dramatique pour l’enfant lui- même, exclu de tout, pour la famille, qui est dans le collimateur, et qui a des répercussions psychologiques absolument grave. Donc vous parliez de psychologie, nous / à mon avis, c’est un trouble qui amène automatiquement des problèmes psychologiques sévères. . - J. Mais donc selon vous, Charles- Antoine Haenggeli, ces problèmes psychologiques sont la conséquence du trouble et non pas la cause - H. Tout à fait, tout à fait - J. Parce qu’on ne sait pas très bien dans quel sens poser les choses - H. Non, je crois que tout le monde admet que c’est dans ce sens ! Il n’y a pas de doutes » [Haenggeli, RSR. 29.09.02209]

« donc ils dérangent les autres et on les veut plus, on les veut plus. Donc les conflits sont inévitables, dus au problème. » [Haenggeli, RSR. 29.09.02]

Il apparaît clairement que les situations conflictuelles sont au cœur de ce qui fait problème dans ces descriptions. Or qui dit conflit, dit situation sociale, impliquant plusieurs protagonistes. Ce qui est troublant dans les discours sur l’hyperactivité, c’est cette manière singulière d’amputer la problématique pour la réduire au seul problème de l’enfant et l’interprétation unilatérale en termes de pathologie qui est systématiquement attribuée à l’enfant qui fait problème. Comme si, dans ces conflits, il était le seul protagoniste

responsable du trouble. Dans les discours sur l’hyperactivité, la question de la responsabilité

208Kewley Geoffrey D, 1998 : "Attention deficit hyperactivity disorder is underdiagnosed and undertreated in Britain" in British Medical Journal ; 316:1594-1596 (23 May)..

209Ainsi, parce qu’il souhaite apaiser une situation de controverse déjà animée, ce neuropédiatre tente de noyer ces soupçons sous une chape théorique indéfectible, même s’il faut pour cela durcir le ton et réduire le point de vue : « tout le monde admet (…) il n’y a pas de doutes ».

partagée est éradiquée par l’idée même de pathologie pour se limiter à l’idée d’une causalité unilatérale : le déficit neuronal à l’origine de la déviance ou de l’inadaptation de celui qui ne fait pas lien et qui souffre de ses comportements antisociaux. Personne n’étant responsable de ce défaut physiologique, c’est la figure du « bon déviant » qui émerge.

" Les difficultés d'intégration sociale correspondent à un ensemble de comportements qui entravent l'adaptation du sujet à différents milieux. On est conduit à supposer qu'il y a une défaillance dans les capacités sociales " (Corraze & Albaret, 1996, 80210)

Ehrenberg, dans la fatigue d’être soi, évoque cette question de la responsabilité, comme enjeu de la dissociation paradigmatique entre conflit et déficit, qui dans les années 70, signe la disparition progressive de la névrose (pathologie du conflit) au profit de la dépression (pathologie de l’insuffisance). « S’il existe indubitablement un sujet de ses conflits, car le patient est considéré comme un agent, c’est beaucoup moins évident pour le déficit » (Ehrenberg, 1998, p.18). Ce glissement du conflit au déficit apparaît nettement au sujet de l’hyperactivité infantile. La construction des reportages télévisuels est à cet égard emblématique : dans leur grande majorité, ils commencent par mettre en scène des enfants ingérables, turbulents, épuisants, envahissants, en insistant sur leur caractère excessif. Ce sont les excès des symptômes les plus immédiatement perceptibles, ceux qui provoquent les plaintes de l’entourage, ceux qui irriguent le seuil de l’intolérable et conduisent à consulter qui sont mis en exergue au départ. A ces excès socialement dénoncés, les spécialistes offrent systématiquement une explication axée sur le déficit des circuits neurologiques qui pourrait être à l’origine de ces excès moteurs, et présentent un tableau clinique globalement

déficitaire. Nous aurons l’occasion de revenir sur ce constat récurrent dans la rhétorique sur

l’hyperactivité : le fait d’affubler du paradigme déficitaire le problème des conflits, de l’inadaptation, ou de l’excès.

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