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Au cours des années 80, devant l’explosion des traitements stimulants à l’intention des enfants aux Etats-Unis, les détracteurs de cette alternative thérapeutique réagissent277 et

dénoncent publiquement les abus de prescriptions et les risques de dépendance que celles- ci peuvent engendrer. Eclate alors, outre-atlantique, une controverse autour de l’administration de Ritaline aux enfants278, controverse qui présente certaines analogies avec

celle qui surgit depuis quelques années chez nous. A cette époque, l’écho de cette polémique ne fera que renforcer une certaine réticence déjà présente en Europe à l’égard des psychostimulants. Sans avoir analysé les productions médiatiques américaines de l’époque, nous nous contenterons d’étudier la manière dont la firme suisse productrice de cette molécule (Novartis, ex-Ciba-Geigy) relate – après coup - cet épisode turbulent de l’histoire de la Ritaline.

Du fait de la mauvaise publicité que cette polémique engendre à l’égard de cette molécule, la firme pharmaceutique tente, pendant un temps, de passer sous silence ce médicament, qu’elle qualifie non sans ironie « d’enfant difficile », sans pour autant le sortir du marché : psychotropes avant l'âge de 9 mois " (160). [Dollfus S., Petit M., "Efficacité et Tolérance des Psychotropes chez l'enfant ". Expansion Scientifique Française, 1988 : 223 ]

276Healy D. 2002, Le temps des anti-dépresseurs, Les empêcheurs de penser en rond, Paris.

277On trouve des antécédents critiques, à ces mouvements dès les années 70, mais l’écho médiatique ne sera pas aussi important. « In fact, the first Congressional hearings critical of stimulant medication were held in the early 1970s when an estimated 100,000-200,000 children were receiving these drugs ». [Breggin.Anti-Ritaline : 106 - 107]

278Dans les années quatre-vingt, une controverse passionnée sur Ritaline et d'autres stimulants - accompagnée d'une violente polémique - s'est enflammée notamment aux USA. [Renate Weber, « L’histoire de Ritalin», Life Science, Novartis, n.2/2000, 8–9. [41]

« De la part du fabricant, on s'est distancé de plus en plus et autant qu'il a été possible de cet "enfant difficile" qu'était Ritaline, qui n'avait causé pendant des années que des soucis et était responsable d'une mauvaise presse ». [Renate Weber, « L’histoire de Ritalin», Life Science, Novartis, n.2/2000, 8–9. [47] C’est durant cette période de turbulences que le laboratoire Ciba-Geigy renonce, en 1986, à prolonger l’autorisation de mise sur le marché de ce produit pour la France. La firme pharmaceutique se défend des dénonciations d’abus de Ritaline en rappelant qu’elle n’est pas responsable des détournements par les toxicomanes des molécules destinées à l’usage médical.

« L'ancienne CIBA-GEIGY a été exposée à des attaques massives car le milieu des toxicomanes avait aussi découvert de telles substances » [Renate Weber, « L’histoire de Ritalin», Life Science, Novartis, n.2/2000, 8–9. [44]]

Dans l’article que Novartis (ex Ciba-Geigy) publie sur l’histoire de cette molécule, la firme précise que cette controverse a été initiée par un groupe d’intérêt peu légitime : l’Eglise de Scientologie. Cette précision – on l’aura compris - est une manière aisée de discréditer les critères et les fondement même de l’opposition :

« Divers groupes d'intérêt, surtout ceux proches de l'Eglise de Scientologie, ont commencé une lutte véhémente contre l'emploi des psychotropes au sens large du terme, en particulier en psychiatrie infantile ». [Renate Weber, « L’histoire de Ritalin», Life Science, Novartis, n.2/2000, 8–9. [42]

Les attaques des scientologues et les abus des toxicomanes ne suffisent pas toutefois à faire abdiquer une firme pharmaceutique qui détient un médicament efficace. Or, si celle-ci finit tout de même par courber l’échine et se faire discrète, c’est probablement que les détracteurs de la prescription de Ritaline l’attaquent sur des points sensibles. La version que Novartis présente de cette histoire n’évoque absolument pas le fond de cette controverse, ni les arguments des opposants. La question des abus de psychostimulants étant le fait des milieux toxicomanes et le reste des critiques étant attribué aux scientologues, la firme pharmaceutique estime n’avoir pas à se justifier plus avant. Evoquer cette polémique dans sa brève histoire de Ritaline est un moyen de justifier son profil-bas d’alors (qui aurait pu être imputé à une véritable perplexité ou un réel embarras à l’égard de ce médicament). C’est aussi une manière de se déposséder de la responsabilité de la promotion des produits. En effet, suite à cette polémique qui, bien que peu crédible aux yeux de Novartis, a ébranlé la légitimité du produit et éveillé les craintes vis-à-vis des abus et des effets secondaires, la firme pharmaceutique se défend d’avoir participé à la promotion du produit et à son succès postérieur. La réhabilitation de la Ritaline ne serait pas due à la poursuite d’intérêts purement économiques d’une firme pharmaceutique : c’est du moins le message que celle-ci tente de faire passer :

« Pourtant la tentative de passer simplement sous silence le produit, a complètement échoué…car le progrès scientifique ne s'est pas arrêté non plus devant Ritaline » [Novartis.Hist.Ritaline : 49 ]

La formule n’est pas innocente : L’échec de la firme concerne uniquement cette tentative de retrait (éviter d’attiser la controverse). Novartis aurait voulu étouffer – voire lâcher - l’affaire mais le « progrès scientifique », sorte de force dynamique inéluctable au dessus de tout soupçon, l’a contraint à revenir sur le devant de la scène et assumer son « enfant difficile ». Cette manière de présenter l’histoire lui permet de montrer patte-blanche, et d’afficher avec une fierté modeste que le succès de cette molécule - qui sortira indemne de cette polémique - n’est pas le fruit d’une stratégie marketing planifiée. Cette manière de présenter l’histoire d’un produit véhicule l’idée que son fabricant qui a pourtant la charge de procéder aux essais nécessaires pour obtenir son autorisation de mise sur le marché279 et qui a des intérêts

évidents à défendre n’est en aucun cas responsable de la bonne ou de la mauvaise publicité d’un produit. Novartis ne peut en rester à cette assertion qui sous-entendrait que la Ritaline

279Healy, dans son ouvrage sur les antidépresseurs, montre que les études sur un produit ne se limitent pas aux essais qui ont permis l’obtention d’une AMM.

pourrait être à la merci de la météorologie de l’opinion et de groupes de pression peu fréquentables (les toxicomanes ou les scientologue). Ainsi précise-t-elle dans son historique :

« On doit surtout à des neurologues, des psychiatres et des pédopsychiatres engagés le fait que Ritaline® ait obtenu entre-temps la place qui lui revient. » [Novartis.Hist.Ritaline : 50 ].

La firme ne serait donc pas responsable de sa promotion, mais sa réhabilitation est le fait d’agents tout à fait respectables, qui se sont engagés pour redonner à la Ritaline « la place qui lui revient ». Dans cette rhétorique progressiste qui prétend que l’évolution des pratiques et des connaissances serait le fruit d’un mouvement naturel (et en aucun le résultat de conflits d’intérêts orientés et stratégiques dans lequel l’industrie pharmaceutique serait partie prenante), la phrase suggère que la Ritaline poursuit son destin de molécule efficace, comme si son statut était « objectivement inscrit ». Bien que son fabricant présente l’histoire triomphante du produit comme étant indépendante de toute stratégie marketing, il est évident que le succès d’un médicament dépend non seulement de son efficacité, mais également des motifs de son administration et de la légitimation qui lui est octroyée.

Il semble que la firme pharmaceutique ait, à la suite de cette polémique, prolongé sa politique de retrait, de discrétion et d’effacement jusqu’à la fin du siècle si l’on en croit la remarque suivante publiée par Novartis (ex-Ciba) :

« à l'automne 1999 la firme se montra enfin en public avec Ritaline. Novartis Pharma Suisse SA avait invité des médecins à un Workshop à Lucerne. L'importance de l'intérêt porté à Ritaline par les médecins s'est vue déjà dans le nombre d'inscriptions qui a dépassé de loin celui des invitations... » [Renate Weber, « L’histoire de Ritalin», Life Science, Novartis, n.2/2000, 9]

Cette controverse qui, au cours des années 80, a mis à mal la légitimité de la prescription de Ritaline semble avoir été endiguée dans les années 90 même si certaines traces subsistent de nos jours ou ressurgissent sporadiquement : les psychotropes à l’intention des enfants suscitent toujours des résistances (des craintes vis-à-vis des effets secondaires ou des risques de toxico-dépendance) d’autant que la population concernée ne cesse de s’élargir. Mais le temps passe, les traitements se prolongent, peu d’accidents majeurs sont recensés, et l’efficacité des traitements palliatifs canalise les craintes et incertitudes qui subsistent. Le triomphe du DSM-III et son aura scientifique impose également, dans les années 80, une catégorie nosologique officielle au problème, qui permet d’endiguer en partie les doutes sur la validité du syndrome pour lequel est prescrite la Ritaline.

Même si les questions étiologiques sont mises de côté dans l’épistémologie du DSM, le rapport de causalité entre les symptômes et l’échec scolaire constitue l’argument premier de légitimation de la médication. Ce rapport direct reste pourtant disputé par certains éminents psychiatres, en témoigne l’intervention du professeur Lebovici qui, en 1988, s’insurge, sans être contesté, lors d’un Congrès de neuro-pédiatrie contre l'usage de la Ritaline arguant que d’autres causes, notamment la pauvreté, peuvent être à l’origine des difficultés d’apprentissage. Depuis les années 80, un arsenal d’études et de publication a été déployé pour désamorcer les craintes et les résistances que suscite l’usage d’un dérivé d’amphétamine auprès des enfants.

Reprenons les termes de la controverse et, partant des craintes des détracteurs de la solution médicamenteuse, voyons comment ces craintes sont systématiquement réglées et désamorcées par les défenseurs du traitement médicamenteux des troubles du comportement des enfants.

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