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Aquitaine : histoire d’une symbiose

2. La négociation du bicaméralisme asymétrique

On se propose ici de rendre compte de l’état actuel des relations entre Conseil régional et CESER, et de la façon dont la deuxième chambre consultative négocie sa présence dans la fabrique des politiques publiques. L’insertion de la consultation des intérêts organisés dans l’institution régionale ne saurait cependant être saisie indépendamment des spécificités de l’activité des CESER. Ceci implique de porter l’attention, d’une part, sur les pratiques et usages développés autour des procédures prévues par le cadre juridique (dans la différence entre les avis et les rapports, dans la portée de la distinction entre saisine et auto-saisine, et dans le détail du cycle d’élaboration de ces documents) et, d’autre part, sur la répartition des rôles en interne (la fonction de la présidence du CESER, de son secrétariat permanent, et leurs interactions avec la régulation politique de la Région).

Considérant, à la suite d’Olivier Nay, que l’institution régionale se présente à la fois comme un ensemble de règles juridiques, pratiques et symboliques, et comme un système complexe de relations sociales et d’échanges stabilisés160, on s’attachera ainsi à compléter l’analyse historique des relations entre le Conseil régional et le CESER par l’étude de l’application concrète de ces règles dans les processus relationnels et les situations concrètes d’échanges entre les acteurs. Que leur pouvoir normatif dérive de la loi et s’exerce de façon explicite et extérieure sur les acteurs, ou qu’elles aient étés intériorisées et naturalisées par les acteurs à travers une sédimentation des pratiques, l’ensemble des règles institutionnalisées qui encadrent les relations entre les deux assemblées régionales peuvent agir comme contraintes sur le comportement des acteurs, mais également constituer des ressources et des possibilités d’action. Ceci invite à replacer les pratiques nouées autour de l’émission des avis et des rapports du CESER dans une perspective de négociation entre les différents acteurs, qui selon les configurations successives nouées au sein des différentes interactions (entre conseillers du CESER et élus, entre les services de l’assemblée et la haute hiérarchie de l’exécutif, entre les présidents du CESER et de la Région…) font usage de la norme dans des jeux

d’acteurs multi-niveaux. Ceci implique également de considérer que le rôle, la fonction et le sens de la consultation des intérêts organisés au sein de la Région (en d’autres termes, l’institutionnalisation des CESER) résultent de processus en construction et déconstruction permanente161, et reposent au moins partiellement sur des logiques d’objectivation en recomposition constante. Les discours produits par les différents acteurs pour légitimer leur appartenance à l’arène institutionnelle, ou faire apparaître l’existence et la délimitation fonctionnelle de cette institution comme naturelle et allant de soi, fluctuent donc au gré des rapports de force, des résistances ou de l’intériorisation des normes par des catégories d’acteurs individuels et collectifs hétérogènes.

Il s’agit ici d’actualiser l’état des connaissances scientifiques sur les relations entretenues par les conseils régionaux et leurs CESER. Ces derniers ont en effet relativement peu nourri la réflexion académique et restent encore aujourd'hui des objets peu traités par la littérature scientifique, quelque soit d’ailleurs le sous-champ disciplinaire (droit des collectivités, sociologie historique du politique, analyse des politiques publique ou études du processus de décentralisation). Les rares études de cas162 sur ces assemblées régionales ne prennent pas en compte les deux dernières décennies de réformes territoriales, car l'intérêt suscité par l'institution a essentiellement concerné le processus de décentralisation de la décennie 1980 et son impact sur l'assemblée socioprofessionnelle. Ces travaux sont donc loin d'épuiser les connaissances regardant l’insertion des CESER dans l’institution régionale, leurs modes de fonctionnement internes, ou les pratiques et les normes qui régissent leurs interactions avec l’exécutif et l’assemblée délibérante de la Région.

Les conclusions avancées ici sont essentiellement basées sur le travail de terrain et les observations menées en Aquitaine : moins spécifique que par le passé en ce qui concerne l’influence atypique qu’ont pu y exercer les représentants de la profession agricole, les données récoltées en Aquitaine ont cependant été

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Pour ne citer qu’eux, voir : Michel CROZIER et Erhard FRIEDBERG, L’Acteur et le système, Les contraintes de l’action collective, Paris, Seuil, 1977., O. NAY, La région une institution. La représentation le pouvoir et la règle dans l’espace régional, op. cit. , et J. CHEVALLIER, « La réforme régionale », art cit.

162 Comme mentionnées abondamment plus haut, on trouve parmi les études de terrain axés essentiellement sur les assemblées socioprofessionnelles régionales les travaux d’ Olivier GOHIN, L'Assemblée parlementaire socioprofessionnelle dans l'histoire des idées politiques, mémoire, Paris, IEP, 1976, de R. BRUN, « Les comités économiques et sociaux régionaux face à la décentralisation », art cit., de Y. DELAIRE, Le comité économique et social d’Auvergne (19974-1981), op. cit. et de J. PALARD et P. MOQUAY, La société régionale en dialogue : le Conseil

complétées et contrôlées par des entretiens effectués dans trois autres régions de France métropolitaine. Le matériau mobilisé inclut donc les entretiens menés avec les conseillers et les fonctionnaires des services permanents, mais repose également sur l’observation du cycle de préparation des avis et des rapports du CESER Aquitaine, sur la deuxième partie de la mandature 2007-2013 (réunions de travail des commissions, bureaux du CESER, séances plénières...). L’analyse est également basée sur l’exploitation du recensement des avis et rapports votés en séance plénière sur les trois dernières mandatures. On considère que cette période correspond à une phase dans laquelle les relations entre les deux assemblées se sont stabilisées, et où les variations dans l’activité des CESER, liées aux tensions entre représentation politique et représentation des intérêts organisés, ont disparu au profit d’un fonctionnement « normalisé ».

L’analyse de la négociation du bicaméralisme asymétrique entre l’assemblée délibérante régionale et l’assemblée consultative tend à dresser le portrait d’un CESER impuissant et sous tutelle juridique et matérielle. Comparé à un supposé « âge d’or » d’égalité avec la représentation politique dans la décennie 1970, les plus anciens des conseillers interrogés ont pu regretter une perte d’influence de l’assemblée sur la décision publique. Il est indéniable que la consultation des intérêts organisés par le biais du CESER joue actuellement un rôle limité sur la prise de décision en elle-même, mais cela n’implique pas nécessairement un constat d’impuissance sur la fabrique des politiques publiques régionales en général. On avancera que la question de l’influence de cette assemblée, comprise comme celle de son poids sur la décision publique, est une fausse question : tout d’abord parce que la prise en compte des avis et des rapports dans la conduite de l’action publique régionale, et dans les délibérations du conseil régional en particulier, est un phénomène diffus et déconnecté de la temporalité électorale163, ce qui rend son appréciation incertaine. Ensuite, parce qu’elle focalise l’attention sur la procédure d’émission des avis adressés au Conseil régional avant ses délibérations, alors que ces avis sont loin de constituer

l’essentiel de l’activité de l’assemblée et relèvent parfois davantage de l’exercice formel que d’une véritable consultation. Enfin, et plus fondamentalement, parce qu’une telle perspective analytique ne rend pas compte de l’intensité des interactions qui sont nouées entre les deux assemblées au niveau des acteurs et conseillers pris individuellement. Le dialogue consultatif entre les deux assemblées implique une grande variété de groupes et d’acteurs (au premier titre desquels on compte les représentants des divers organismes mandatés dans l’assemblée et les conseillers régionaux, mais également les membres des services administratifs de la Région et du CESER ainsi que les présidences respectives des deux assemblées). Formuler un questionnement sur l’influence du CESER sur la décision régionale revient à réduire les configurations multiples qui se nouent entre les acteurs à un échange stratégique entre organisations concurrentes. On défendra ici un cadre d’analyse basé sur l’étude de l’échange politique, considérant que les jeux d’acteurs développés à l’occasion de la consultation des intérêts organisés sont un « ensemble de transactions par lesquelles les groupes d’acteurs représentant divers milieux ou organisations parviennent à négocier leur présence dans un jeu commun »164. On sera alors à même de montrer que la négociation du périmètre de saisine de l’institution, de ses moyens de fonctionnement ou plus généralement des modalités de son insertion dans l’élaboration des politiques publiques régionales résulte d’interactions multi-niveaux et multidimensionnelles, qui permettent à certains acteurs individuels ou collectifs de s’insérer comme acteurs régionaux légitimes.

2.1. La consultation en direction et sous la