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Dans sa Sociologie des groupes d’intérêt, Michel Offerlé avance que « l’état de la composition du Conseil Economique et Social français se révèle très intéressante pour comprendre l’équilibre des représentations » au niveau national, dans le sens où elle confère à ses membres « un label officiel qui permet aux organisations de ne pas avoir à démontrer constamment leur force et de bénéficier d’avantages multiples »279. A l’échelle régionale, les compositions successives des Conseils Economiques et Sociaux Régionaux permettent de la même manière d’appréhender les évolutions dans la sélection des interlocuteurs légitimes des élus

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Olivier NAY, « Pour une sociologie des pratiques d’assemblée : note sur un champ de recherche quelque peu délaissé », Sociologie du travail, 2003, vol. 45, p. 537 554.

du Conseil régional et de leur exécutif. On pourrait ainsi supposer qu’une analyse des compositions successives d’un CESER traduise les transformations dans la formation et la structuration des groupes d’intérêts, et dans les rapports de force entre les groupes : en d’autres termes, les arrêtés de nomination devraient refléter la concurrence accrue entre les partenaires sociaux, principaux acteurs collectifs non-partisans des « Trente glorieuses », et la myriade de groupes hétérogènes organisés pour défendre des intérêts catégoriels ou des causes, que les pouvoirs publics sollicitent de façon croissante pour légitimer leurs décisions ou apporter une expertise280. La recomposition du paysage de l’action collective, et l’irruption sur la scène institutionnelle de groupes héritiers de mouvements contestataires281 a abouti à une grande hétérogénéité d’acteurs ayant potentiellement vocation à entrer au CESER : « groupes héritiers des nouveaux mouvements sociaux ; syndicats ; associations diverses, locales ou transnationales ; promoteurs de causes classiques, renouvelées ou inédites ; organisations non-gouvernementales »282. Ce phénomène de diversification des groupes organisés, et le profond réajustement des modalités de leur association à la décision publique qui a souvent servi d’argument pour signaler la crise des arrangements néo-corporatistes en France, devrait a priori se traduire par une diversification des groupes représentés dans les CESER, et par des modifications substantielles de répartition des sièges. Etablie par négociation tous les six ans, la composition des CESER se trouverait alors modifiée par les évolutions des rapports de force entre les groupes et par l’apparition de nouveaux intérêts sur la scène régionale.

L’examen de la composition des instances successives de représentation des groupes d’intérêt en Aquitaine (des premiers CoDER au CESER actuel) révèle cependant une forme de résistance au changement et une grande continuité dans le choix des groupes « labellisés » comme interlocuteurs légitimes dans l’arène régionale. En premier niveau de lecture, la composition de l’assemblée actuelle contraste assez fortement avec ses versions antérieures de 1982 (date de la division des groupes par collèges et non plus par secteurs productifs), de 1973 (date de

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Emiliano GROSSMAN et Sabine SAURUGGER, « Les groupes d’intérêt au secours de la démocratie ? », Revue française de science politique, 15 avril 2006, vol. 56, no 2, p. 299 321.

séparation de la représentation politique et de la représentation socioprofessionnelle), ou a fortiori de 1964 (qui marque la première forme d’association des groupes d’intérêts dans une assemblée consultative régionale). Cependant, l’analyse longitudinale des arrêtés de composition et de la répartition du nombre de sièges par organisme fait apparaître qu’en dépit d’une nette diversification des groupes intégrés au fil des mandatures, le rapport de force premier dans les CESER reste celui des syndicats de salariés et des organisations patronales. De plus, il existe une forme de dépendance au sentier assez classique dans le processus de nomination: une fois entré à l’assemblée et détenteur du statut d’interlocuteur légitime, il est rarissime283 qu’un groupe se trouve exclu lors des renouvellements suivants, indépendamment de la réduction du nombre de ses adhérents ou de l’expiration du statut d’organisme représentatif qui lui est conféré dans d’autres arènes. La multitude d’acteurs intervenant dans les négociations à l’échelle locale, régionale et parfois directement nationale tend effectivement à limiter toute nouvelle inclusion, et ce d’autant plus que les effectifs de l’assemblée restent constants : sur les quarante années de représentation des intérêts au niveau régional, les principales évolutions dans le rapport de force numérique entre les groupes coïncident avec l’augmentation règlementaire du nombre de sièges disponibles. C’est bien ce que résume un des directeurs de CESER interrogé, lorsqu’il souligne que la réforme d’inclusion des groupes « environnementaux » n’a été possible qu’en augmentant le nombre de sièges de l’assemblée : « il est

assez facile de trouver des organisations à rajouter mais très difficile d'en enlever. Là il y avait au moins la possibilité d’évoluer, comme ce n'était pas à effectif constant, ça venait s'ajouter ».

283 La comparaison des arrêtés de nomination depuis 1964 en Aquitaine ne permet d’identifier que 8 groupes ayant obtenu un siège dans l’une des versions successives du CES et n’ayant pas été reconduit dans la composition de la mandature suivante. Encore s’agit-il essentiellement d’organisations destinées à représenter une activité productive spécifique, voire une entreprise particulière du territoire régional (tels que la production de pâtes à papier ou l’industrie de la chaussure), qui étaient représentées au titre des secteurs productifs spécifiques à la région dans les CoDER avant la

Encadré 5 : Analyse longitudinale des arrêtés de composition en Aquitaine

Analyse longitudinale des arrêtés de composition en Aquitaine

Les données présentées ici reposent sur la constitution d’une base de données recensant les effectifs et les nominations individuelles des conseillers dans les versions successives de l’assemblée socioprofessionnelle de la Région Aquitaine. Elle compile les compositions nominatives de neuf mandatures depuis 1964, en intégrant les renouvellements des mandats accordés à des représentants de groupes d’intérêts depuis la création de la Commission de Développement Economique Régional, devenu Comité Economique et Social Régional, puis Conseil Economique et Social régional et finalement CESER. Le choix de commencer la collecte de données avec la première forme organisationnelle comprenant des représentants socioprofessionnels à l’échelle régionale a reposé sur une volonté d’interroger la longévité des mandats dans l’assemblée socioprofessionnelle et de la mettre en relation avec les réformes successives de compétences et de composition de la représentation des groupes d’intérêts liées au développement d’une collectivité régionale décentralisée.

Chacune des 949 observations de la base ainsi constituée correspond à la nomination ou au renouvellement du mandat d’un individu. Les entrées indiquent pour chaque nomination le nom du conseiller désigné, le collège dans lequel il a été nommé, l’organisme mandant et son appartenance ou non à un groupe plus ou moins formel coordonnant ses positions dans l’assemblée (par exemple son appartenance à la sphère des groupes d’intérêts agricoles). Les données incluent également pour chaque conseiller la date de sa prise de fonction à l’assemblée et de la fin de son mandat (une grande partie des désignations au CESER interviennent en cours de mandature, et les organismes ayant obtenu un siège à l’assemblée peuvent être amenés à remplacer l’un de leurs délégués en fonction de leur propre calendrier électoral interne ou encore à partager un siège avec un autre groupe d’intérêt). Dans le cas d’un conseiller nommé en cours de mandature, y est également précisé le nom de son prédécesseur. Enfin, la base de données indique l’occupation d’une éventuelle fonction de Président, de Président de commission, ou de membre du bureau de l’assemblée.

La collecte des données a été réalisée à partir de deux sources principales : une partie de ce recensement a été effectué par Patrick Debaere dans une étude des profils des conseillers datant de 1997. La consultation des arrêtés préfectoraux nominatifs de composition au recueil des actes administratifs a permis de compléter le matériau jusqu’en 1995 par ce mémoire de recherche, en complément avec les procès-verbaux conservés dans les archives du CESER Aquitaine. La difficulté principale résidait dans la prise en compte des réformes mentionnées

dans le premier chapitre : il a fallu par exemple reconstituer la division des conseillers par collège avant 1982 (date du passage d’une représentation organisée par secteurs à une division en trois collèges), ou s’adapter aux changements de dénomination des organisations pour retracer la continuité d’un renouvellement à l’autre.

Le traitement des données collectées a été organisé selon deux axes principaux : d’une part, cette base de données a servi à observer les évolutions dans la sélection des groupes d’intérêts obtenant un ou des sièges dans l’assemblée, par la comparaison de mandature à mandature des organismes mandataires de chaque conseiller. D’autre part, la longévité du personnel politique et les taux de renouvellement de l’assemblée ont été analysés à partir du calcul de la durée moyenne d’un mandat à l’assemblée, et l’identification des doublons signalant la reconduction d’un conseiller d’une mandature à l’autre.

La première évolution significative dans la composition de l’assemblée est un accroissement constant de ses effectifs à chaque renouvellement : les CoDER comptaient 35 conseillers socioprofessionnels, contre 119 conseillers dans la mandature 2007-2013. Cette augmentation du nombre des sièges a été s’est accompagnée d’un accroissement du nombre de groupes différents représentés depuis 1964. Le graphique ci-dessous met en évidence une assez nette diversification des organisations siégeant au CESER : de 19 groupes différents représentées dans les CoDER, on est passé à 66 dans le CESER actuel.

Graphique 1 : Evolution des effectifs de l’assemblée socioprofessionnelle en Aquitaine

En premier niveau de lecture, se dégagent deux grandes périodes de diversification des groupes représentés dans l’assemblée : le passage des CoDER au Comités Economiques et Sociaux régionaux de 1973, et le renouvellement de mandature de 2001, tous deux marqués par l’inclusion d’une dizaine de nouvelles organisations. Paradoxalement, la réforme de composition de 1982, qui avait pour objectif principal de renforcer la représentation des organisations syndicales et structurait les conseillers en collèges plutôt qu’en secteurs économiques, semble avoir eu des effets relativement minimes. Les effectifs restent ainsi quasiment inchangés entre la mandature de 1979 et celle de 1982, en dépit des ambitions structurelles de la réforme des CESR au moment de la décentralisation régionale. Aussi, il apparaît clairement que le facteur principal de diversification des intérêts et d’inclusion de nouveaux groupes est l’augmentation du nombre de sièges disponibles : en 1973, avec la création d’une assemblée autonome de représentants socio-économiques, il a été matériellement possible de multiplier par deux le nombre de sièges disponibles. De la même façon en 2001, avec la décentralisation de la procédure de nomination passant sous l’autorité du préfet de région, l’effectif total du CESR est passé de 92 à 113 conseillers. Etant donné qu’une fois intégré dans la composition de l’assemblée, la pratique veut les groupes sont généralement reconduits lors des renouvellements suivants, l’inclusion de nouvelles organisations ne peut être réalisée qu’en augmentant les affectifs totaux de l’assemblée. La diversification des groupes représentés s’est essentiellement exercée dans le collège vie collective des CESER : la concurrence accrue des nouveaux groupes d’intérêts vis-à-vis des partenaires sociaux s’est assez directement traduite dans la composition des assemblées socioprofessionnelles. Alors que le nombre de groupes rassemblés dans le collège patronal et syndical est resté particulièrement stable depuis le renouvellement de 1982, les organismes regroupés dans le troisième collège ont été multipliés du simple au double en trente ans. L’examen longitudinal des compositions par collèges révèle une accélération de ce phénomène au cours des deux dernières mandatures. L’inclusion de nouveaux groupes liée à l’augmentation des effectifs de 2001 a essentiellement bénéficié à des groupes du collège trois (ou collège Vie Collective) , tendance

environnementales dans la mandature 2007-2013, qui a ramené les effectifs du troisième collège à hauteur des deux premiers (soit 35% des sièges pour chacun).

Graphique 2 : Evolutions du nombre d’organismes représentés par collèges

Sources : données de l’auteur

Les transformations contemporaines des relations entre l’Etat et les groupes d’intérêts, marquées par une marginalisation relative des groupes associées à la régulation « neo-corporatiste » au profit d’une pluralité de groupes aux intérêts divers, a donc bel est bien été traduite dans la composition des CESER. Les organisations autres que les partenaires sociaux ont effectivement négocié avec succès leur présence dans l’arène d’intermédiation avec la puissance publique. Il importe cependant de ne pas surestimer la portée de cette ouverture à un nouveau type d’organisations : si elles obtiennent effectivement le statut d’interlocuteur légitime de la Région, leur capacité à affecter les rapports de force au sein de l’assemblées sont très fortement limitées par le fait qu’il leur est rarement accordé plus d’un siège. Il arrive d’ailleurs fréquemment que plusieurs organismes soient contraints de partager un siège unique, et de régler par accord (ou en cas de conflit, par concertation avec le préfet de région) les modalités d’alternance entre leurs

représentants respectifs284. Les groupes d’intérêt récemment intégrés dans les CESER ont été ajoutés dans leur quasi-totalité au collège vie collective : on y compte en 2007 plus de groupes représentés que de sièges. Cette extrême fragmentation contraste fortement par comparaison avec un collège syndical qui divise 38 sièges entre 7 groupes. L’apparente diversité des organisations dans le collège 1 (38 sièges pour 28 organisations) masque elle aussi une division interne nettement moins marquée que dans le collège trois : le nombre important de groupes s’explique par la comptabilisation du représentant de chaque branche comme groupe autonome, alors que ces nominations se font par accord avec l’interprofessionnelle patronale. En regroupant tous les conseillers associés au MEDEF dans une même catégorie, et les conseillers issus de la représentation agricole dans une autre, on obtient un ratio de 38 sièges pour 15 groupes.

Graphique 3 : Répartition des sièges par groupes et par collèges dans la mandature 2007-2013

Sources : données de l’auteur

284 C’est par exemple le cas des représentants des associations de parents d’élèves de l’enseignement public (PEEP) et de la fédération des conseils de parents d’élèves (FCPE), qui partagent un siège unique au CESER : le représentant de la

Figure 1 : Liste des organismes représentés par deux conseillers ou plus (hors accords)

Sources : données de l’auteur

Une telle répartition du nombre de siège par organismes est fondamentalement défavorable aux organisations du collège trois, qui peinent à développer des logiques d’alliances et de regroupements leur permettant de contrôler l’agenda de l’assemblée ou d’en maîtriser les ressources et les positions de pouvoir. Cet état de fait, signalé dès 1989 par Jacques Palard et Patrick Moquay, s’est trouvé renforcé par les réformes des dix dernières années : « face à deux collèges fortement structurés et assez clairement positionnés dans les débats publics, le troisième collège est un ensemble disparate et désarticulé »285. Ainsi, malgré une indéniable inclusion de nouveaux groupes dans la composition des CESER au fil des renouvellements, le faible nombre de sièges accordé à chaque nouvel entrant et la forte hétérogénéité du collège auquel ils sont affiliés limite l’impact de la diversification des groupes sur les rapports de forces internes. La division structurante entre les différents groupes reste l’opposition entre les organisations salariales et les organisations patronales.

1974-1.2.2. Représenter les intérêts

régionalisés ou les groupes d’intérêt