• Aucun résultat trouvé

L'espace public : aire d'action des associations

1.3 La montée de la société civile

La société civile est une notion ancienne, conflictuelle et idéologique, dont la définition a varié selon les époques et les projets politiques.

De l’antiquité au XVIIe siècle, la société civile est opposée à l’état de nature et renvoie à toute société organisée. Les termes latins civitas ou res publica en sont les synonymes. « La société

civile n'est pas une société naturelle mais résulte d'une création, d'une décision volontaire des individus visant à instaurer un ordre politique stable et pacifique » (Rangeon, 1986a). C'est une

construction sociale et politique. Jusqu'au XVIIe siècle, la société civile est donc assimilée à l'État (en tant qu'institution). Une différenciation de sens va émerger au XVIIIe, portée par les écrits de plusieurs auteurs. La société civile, pour John Locke,127 « est aussi un ordre

économique garant de la propriété privée et un ordre juridique garant de la protection des droits individuels » (Rangeon, 1986a). Jean-Jacques Rousseau s'inscrit dans la même ligne : « Le premier qui ayant enclos un terrain, s'avisa de dire, ceci est à moi, et trouva des gens assez simples

pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d'horreurs n'eut point épargné au genre humain celui qui arrachant les pieux ou comblant le fossé, eut crié à ses semblables : Gardez-vous d'écouter cet imposteur.»128

Si Rousseau valorise la société politique, résultat du contrat social, il dévalorise la société civile ou civilisée, source de nombreux maux. Il constate la séparation qui s'opère entre l'homme et le citoyen et ne croit pas aux vertus du progrès, qui ne fait que développer la société marchande. Bernard Mandeville129 (1729) va également contribuer à cette différenciation entre société civile et État. Pour lui, la société civile renvoie aux besoins de consommation des individus, avec leurs vices et leurs vertus. Si, pour Mandeville, consommer et produire sont des « vices privés », ils profitent à tous. Adam Ferguson130 (1767) s'inscrit dans la continuité. « La

société civile, selon Mandeville et Ferguson, ne résulte pas d'une institution volontaire mais du libre jeu des intérêts, des besoins et des passions » (Rangeon, 1986a). Pourtant, dans

l'Encyclopédie de d'Alambert et Diderot (1765), État et société civile sont encore assimilés. Adam Smith (1723-1790) va, lui aussi, contribuer à autonomiser la « société » et l'État. Pour lui la « société » est régie par ses propres lois internes (le marché) et n'a pas besoin d'être réglementée par l'État.

La révolution française va, provisoirement, effacer le terme société civile pour affirmer celui de nation. La Nation devient le fondement de la légitimité et de la légalité de l'État-Nation révolutionnaire. Pour l'abbé Sieyès, « la nation existe avant tout, elle est l'origine de tout. Sa

volonté est toujours égale, elle est la loi elle-même. »131 Les corps intermédiaires doivent

disparaître. Ce sera l'objet de la loi Le Chapelier de 1791.

127

John Locke ( 1632 -1704) était un philosophe anglais.

128

Rousseau Jean-Jacques, 1755, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, Amsterdam, Marc Michel Rey, p 95.

129

Mandeville Bernard, 1729, « La fable des abeilles ». The Fable of the Bees: or, Private Vices, Publick Benefits, est une fable politique parue en 1714. Un second tome est publié en 1729.

130

Ferguson Adam, 1767, An essay on the history of civil society, Londres, Printed by B. Grierson.

131

Sieyès Emmanuel Joseph, 1789, Qu'est-ce que le Tiers Etat ?. Réédition de la 3ème édition de 1789 par les Éditions du Boucher, Paris, 2002. p 53.

Emmanuel Kant va réintroduire la notion de société civile qui est, pour lui, la sphère du droit, tant public que privé. Le Code civil napoléonien de 1804 vient consacrer cette approche juridique. Il est « l'expression d'une société qui se pense avant tout comme une société "civile",

c'est à dire régie par le droit qui lui est propre, le droit civil » (Rangeon, 1986a). La société civile

n'obéit pas simplement à un ordre économique, comme le développait Smith, mais aussi à un ordre juridique.

Hegel132, en 1821, dans « Les principes de la philosophie du droit », développe une autre approche de la société civile. Pour lui, elle ne s'oppose pas à l'État mais conduit à l'État. Elle est constituée de trois ordres successifs : l'ordre économique (système des besoins), l'ordre juridique (la juridiction) et l'ordre institutionnel (l'administration et la corporation). La société civile ne peut exister sans l'État. Lui seul peut garantir l'intérêt général face à une société civile qui n'accède, au mieux, qu'à l'intérêt collectif.

Karl Marx confortera l'approche économique de la société civile. Il veut « l'émanciper de l'État

et "renverser la proposition hégélienne" : l'État n'est plus le fondement de la société civile, mais c'est au contraire sur la société civile que se fonde l'État » (Rangeon, 1986a). Pour Marx, du

point de vue économique, la société civile est le fondement de l'État, mais du point de vue sociologique, elle résulte du processus de différenciation politique. Elle est donc ambivalente.

Pour Antonio Gramsci133 enfin, elle est un élément de l'État qui ne se limite pas à la « société politique » mais comprend aussi cette « société civile » composée d’appareils à dominante idéologique (universités, églises, artistes, média). Elle permet à la classe dominante au pouvoir d’obtenir l’adhésion, le consentement, le consensus. Pour lui, la société civile est une force qu’il faut intégrer aux stratégies de prise de pouvoir. Elle est une sphère politique. « Dualiste chez

Marx où elle relève à la fois de l'infrastructure et de la superstructure, la société civile n'est pas, pour Gramsci, le mode de production capitaliste mais la sphère d'exercice de la fonction idéologique et politique de l'État » (Rangeon, 1986a).

Le XXe siècle connaîtra une période d'éclipse pour la société civile. Face à une notion ayant autant de sens, parfois contradictoires, de nombreux auteurs, notamment les libéraux, préféreront, pour certains, les termes « marché »134 ou « société libre »135. Pour François Rangeon « l'éclipse, puis la renaissance de la société civile s'expliquerait par une mutation du

terme qui désormais, par delà sa polysémie, ne fonctionnerait plus comme un concept, mais comme un mythe. » Aujourd'hui, la société civile, identifiée comme l'envers de l'État, est parée

de toutes les vertus. Elle renvoie aux valeurs du collectif, de l'engagement, de la responsabilisation des individus qui entraînerait plus de solidarité et d'autonomie. On assiste à une réécriture de l'histoire pour construire le mythe qui n'est pas sans effets pratiques. Elle est « un des instruments de la critique de l'État, permettant de dénombrer ses interventions

concrètes » (Rangeon,1986a).

132

Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831). Les Principes de la philosophie du droit ou Droit naturel et science

de l'État en abrégé ont paru en 1821 à la Librairie Nicolai à Berlin.

133

Antonio Gramsci, philosophe marxiste, est fondateur du parti communiste italien.

134

H. Lepage. Demain le libéralisme, Le livre de poche, Coll. Pluriel, 1980. Cité par Rangeon, 1986a.

135

Pour Cornelius Castoriadis, la société civile se situe entre la sphère privée et la sphère du pouvoir :

« Du point de vue de l’organisation politique, une société s’articule toujours, explicitement ou implicitement, en trois parties :

-

Ce que les Grecs auraient appelé oïkos, c’est-à-dire la « maison », la famille, la vie privée.

-

L’agora, l’endroit public-privé où les individus se rencontrent, où ils discutent, où ils échangent, où ils forment des associations ou des entreprises, où l’on donne des représentations de théâtre, privées ou subventionnées, peu importe. C’est ce qu’on appelle, depuis le XVIIIe siècle, d’un terme qui prête à confusion, la société civile, confusion qui s’est encore accrue ces derniers temps.

-

L’ecclesia, le lieu public-public, le pouvoir, le lieu où s’exerce, où existe, où est déposé le pouvoir politique.

La relation entre ces trois sphères ne doit pas être établie de façon fixe et rigide, elle doit être souple, articulée. D’un autre côté, ces trois sphères ne peuvent pas être radicalement séparées. Le libéralisme actuel prétend qu’on peut séparer entièrement le domaine public du domaine privé. Or c’est impossible, et prétendre qu’on le réalise est un mensonge démagogique ».136

Donner une définition précise de la société civile, en ce début de XXIe siècle, n'est donc pas chose aisée. Jan Aart Scholte (2001) définit la société civile par deux caractéristiques :

-

La société civile n’est pas l'État. Elle n’appartient ni à la sphère officielle ni à la sphère gouvernementale. Elle est extérieure au secteur public de la gouvernance officielle.

-

La société civile n’est pas le marché. Elle appartient à la sphère non marchande.

Il propose de considérer « comme faisant partie des activités de la société civile les efforts

délibérés d’associations non lucratives et non officielles pour peser sur les politiques, les normes et/ou de plus profondes structures sociales. En un mot, la société civile existe quand les gens mènent des efforts concertés visant à transformer les règles par le biais d’associations bénévoles. La société civile désigne un collectif alors que les groupes civiques en sont les éléments individualisés » (Scholte, 2001).

Scholte sort ainsi de la dualité État/marché et des réflexions sur les liens de dominance, ou de dépendance, de l'un et de l'autre, autour de laquelle se confrontaient les différentes thèses. Jutta Hergenhann (ancienne vice-présidente du Mouvement européen international) conforte cette position et définit la société civile de la manière suivante :

« La société civile, comprise comme la sphère d’interaction sociale qui se situe hors de l'État et de l'Économie, est caractérisée par ses formes autonomes de discours, de création et de structuration, et d’action politique. Elle se distingue à la fois de la société politique des organisations et institutions politiques, et de la société économique des organisations de production et de distribution. La société civile exerce une influence sur les sociétés politique et économique. Elle ne suit pas leurs règles, car son but n’est pas l’acquisition du pouvoir ou la maximisation du profit » (Hergenhann 1999).

136

Nicanor Perlas (2003) parle de 3ème pouvoir, et considère que les sphères économiques et politiques sont contraintes de prendre en compte les valeurs portées par la société civile, et qu'à travers un processus de triarticulation sociale, de nouveaux rapports sociaux sont en construction au niveau mondial.

Horst Grützke137, Président du « Réseau de citoyens européens », élabore une forme de synthèse en situant la société civile en dehors de la famille et des sphères politiques et économiques (schéma n°2). La société civile ne se limite pas à l'action organisée, mais englobe l'action citoyenne individuelle. Dans cette perspective, l'action associative considérée, est bien celle qui se situe en dehors des champs politiques et économiques.

Maxime Haubert (2001) considère, pour sa part, que cette conception de la société civile, qui « agit à la base, sans but lucratif et sans objectif

proprement politique », est significative de la

pensée libérale.

Poser la société civile comme troisième pilier à

côté de la société politique et de la société économique suppose de définir quelles sont les organisations qui en relèvent. Cette question est au centre des débats, au sein même des organisations. Selon la définition adoptée, les membres de la société civile varient, notamment sur la place des représentants religieux.138 Les questions de représentations sont également virulentes concernant les organisations professionnelles, et plus particulièrement les organisations patronales. Les associations patronales sont, pour Jean-Claude Boual et Horst Grützke (2003), dans la société économique, leur objectif étant de peser sur les décisions politiques dans un sens favorable aux entreprises donc favorable au profit.

Il est commun aujourd'hui de considérer, dans l'action publique de développement territorial, que les associations sont l'incarnation même de la société civile. Ce rapide éclairage historique montre les variations de définitions et d'approches, et conduit à relativiser la référence au statut juridique. Il permet de mettre en perspective les débats, qui existent au sein des organisations, pour savoir qui compose cette société civile, qui peut en être le porte-parole légitime. Le rapport au politique et à l'économique structure toujours ces débats. Ainsi, il convient de ne pas considérer les associations dans leur ensemble, sous prétexte qu'elles sont à but non lucratif, mais d’analyser le positionnement de chaque association, par rapport au

137

Réseau de citoyens EUROPE MAINTENANT. Site Internet : http://www.europe-maintenant.org/

138

Pour la Commission européenne « La société civile regroupe notamment les organisations syndicales et

patronales (les "partenaires sociaux"), les organisations non gouvernementales, les associations professionnelles, les organisations caritatives, les organisations de base, les organisations qui impliquent les citoyens dans la vie locale et municipale, avec une contribution spécifique des églises et communautés religieuses. », Livre blanc sur la

gouvernance européenne, 2001.

Schéma n° 2 : Place de la société civile à l’intérieur de la société.

politique et au marché. « L'intégration des associations à l'action publique, l'interdépendance

accrue entre acteurs politiques et associatifs, rendent particulièrement incertaine l'existence d'une ligne de démarcation les séparant clairement » (De Maillard, 2002). Une association peut

tout à fait être intégrée à la sphère politique ou économique, selon les actions qu'elle conduit. Parler d’association et de société civile, c’est, avant tout, interroger les valeurs qui sous-tendent le projet associatif.

Alors que la participation de la société civile est de plus en plus sollicitée par l'action publique, pour Maxime Haubert « le mieux que l'on ait à faire, sans doute, est de remiser cette notion

dans nos bibliothèques d'histoire de la philosophie politique et de la laisser se recouvrir de cette vénérable poussière qui lui va si bien » (Haubert, 2001).