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La pierre demeure le matériau privilégié des tombeaux du fait de sa valeur symbolique, du poids des traditions et de l’organisation de l’offre funéraire. L’identification de la nature et de la provenance des matériaux et, notamment, des pierres qui com- posent le monument funéraire est importante car ces informations peuvent aider à dater l’ouvrage et ren- seignent sur le degré d’investissement des familles dans leur commande.

Au début du XIXe siècle, les tombeaux les plus prestigieux privilégient l’emploi du marbre par réfé- rence aux modèles antiques. Rappelons cependant que le terme « marbre » désigne alors « toute pierre dure dont le grain est fin et le contexture serré 5 » et

que les descriptions anciennes peuvent parfois être trompeuses quant à la nature réelle des pierres. Le marbre est longtemps resté le matériau de pré- dilection de l’art funéraire, comme en témoigne le terme usuel de « marbrier » pour désigner les ateliers spécialisés dans les constructions de pierres dures, comme les tombeaux, les balcons ou les cheminées. Matériau rare et coûteux, le marbre peut être utilisé en gros œuvre ou en simple placage, par exemple en recouvrement des dalles ou des façades des tombeaux en forme de chapelle. L’emploi du marbre pour la construction de monuments peut aussi témoigner de traditions locales, comme dans le sud de la France proche des carrières d’Italie, ou d’un désir ostentatoire, pour ce qui concerne cer- tains monuments de la seconde moitié du XIXe siècle, souvent de grande échelle. Au cimetière Saint-Pierre de Marseille, l’ensemble homogène formé par les grands tombeaux en marbre blanc de Paros du car- ré des Grecs en fournit une illustration remarquable. Certains ateliers travaillant le marbre se spécialisent également dans la sculpture et la taille d’ornements. Il en est ainsi, par exemple, de celui de Joseph-Salo- mon Piguet (1810-1873), l’un des grands sculpteurs du cimetière des Chaprais, à Besançon, ou de l’ate- lier Vaudrey, à Paris, qui crée autour de 1900-1930 toutes sortes de statues, figures décoratives ou por- traits que l’on retrouve dans de nombreux cimetières d’Ile-de-France.

Lorsqu’elles ne sont pas en marbre blanc, cas le plus fréquent, les tables à inscriptions sont parfois en pierre de couleur sombre, dont la nature exacte peut être difficile à identifier du fait d’un blanchiment de surface dû au calcin. Insérées dans les parements du tombeau, ces plaques peuvent être en marbre noir des Flandres, en pierre bleue (ou petit-granit) de Belgique ou en pierre marbrière colorée provenant des anciennes carrières françaises encore actives (Normandie, Bretagne, Auvergne, Vosges) ou redé- couvertes au XIXe siècle (Pyrénées).

Durant toute la première moitié du XIXe siècle, le choix du matériau du tombeau reste étroitement lié aux possibilités locales d’approvisionnement des pierres, alors essentiellement transportées par voie fluviale. Jusqu’à la fin du siècle, de nombreuses carrières sont encore en exploitation dans toute la France, alimentant les entreprises locales, comme en témoigne le Répertoire des carrières de pierre

de taille exploitées en 1889 6, qui dresse un tableau

Monuments en marbre du carré des familles grecques, cimetière Saint-Pierre, Mar- seille (Bouches-du-Rhône).

Coexistence de monuments en granit gris et en pierre calcaire au cimetière du Nord, Rennes (Ille-et-Vilaine). Ci-dessous : Monuments en calcaire blanc, cimetière de Luçon (Vendée).

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5 MORISOT Joseph-Madeleine-Rose, Tableaux détaillés des prix

de tous les ouvrages de bâtiment […], 2e édition, IV e volume,

Paris, impr. de Nouzou, 1824, p. 15.

6 FRANCE, ministère des Travaux publics (1869-1906),

Répertoire des carrières de pierre de taille exploitées en 1889 : recherches statistiques et expériences sur les matériaux de construction. Paris, Librairie polytechnique Baudry, 1890.

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k9780517q.

7 Voir le site https://www.lithoscopectmnc.com/ qui recense

l’ensemble des roches ornementales et de construction extraites aujourd’hui en France, avec photo et qui dépend du Centre technique des matériaux naturels de construction. « La pierre dans l’architecture : conservation, restauration, création », Monumental, revue scientifique et technique des

monuments historiques, sem.1, juin 2019. Plusieurs articles

traitent de la caractérisation des pierres et de l’exploitation des anciennes carrières.

détaillé des différentes pierres alors en exploitation dans chaque département, avec leur désignation, leurs caractéristiques techniques et leurs utilisations les plus remarquables au plan local. Dans le do- maine funéraire, y sont notamment cités le cimetière Saint-Agnès, à Lons-le-Saunier (Jura), pour l’emploi de la pierre de Beaufort, ou les pierres tombales de Mende (Lozère), pour celui du granit d’Estables.

L’identification d’une pierre 7 repose donc sur la connaissance des traditions locales. Selon les périodes et les régions, les aires de diffusion des différentes pierres et leur application au domaine funéraire peuvent être très variables. Exploitées de longue date, les pierres bleues ou petit-granit de Belgique (carrières de Soignies, Tournai, Clavier, Sprimont) connaissent une large diffusion dans les cimetières du nord de la France, de la Normandie

jusqu’à la Meuse, où elles coexistent avec les cal- caires locaux. À la fin du XIXe siècle, d’importantes sociétés, exploitants de carrières et fabricants de monuments, multiplient les succursales dans les grandes villes françaises et diffusent leurs modèles via les encarts publicitaires de la presse régionale ou professionnelle.

La lave de Volvic, omniprésente à Clermont- Ferrand, peut être observée à des degrés variables dans les cimetières de Moulins, Nevers, Saint- Étienne ou Lyon. L’emploi du grès rose des Vosges semble en revanche limité aux départements alsa- ciens - hormis quelques exceptions. En Lorraine, les calcaires clairs et la pierre de Jaumont coexistent au XIXe siècle, comme au cimetière de l’Est, à Metz,

3 • L’ÉTUDE : OBSERVATION ET L’ANALYSE

Alignement de tombeaux en forme de chapelle en pierre de Soignies, cimetière de l’Est, Lille (Nord). Papier-à-entête de la mar- brerie roubaisienne Edmond

Détail du traitement de surface de la pierre et plaque de

signature «Moronval-Hocquet / marbrier / A Avesnes (Nord)». Tombeau en forme de chapelle de la famille Désiré Bachy, cime-

tière de Wignehies (Nord).

Tombeau en forme de chapelle en grès rose des familles Bode et Grandjean, cimetière du Sud, Nancy (Meurthe-et-Moselle). Tombeau en forme de chapelle

en lave de Volvic de la famille Gorce Malicot, cimetière des Carmes, Clermont-Ferrand

(Puy-de-Dôme).

où la couleur des tombeaux est un indicateur de la sociologie locale puisque les constructions en pierres blanches sont plutôt choisies par les familles bour- geoises et républicaines, alors que celles en pierre jaune de Jaumont ont la préférence de la haute so- ciété conservatrice (voir p. 254). Le schiste ardoisier est utilisé dans l’ouest de la France.

La région parisienne, de longue date approvi- sionnée par les carrières de l’Oise, voit l’arrivée de nouvelles pierres au fil de l’ouverture des lignes du chemin de fer qui permettent d’alimenter la capi- tale. Les années 1840 voient l’arrivée des pierres de Bourgogne et du comblanchien (région de Beaune), puis, en 1850, celle des pierres de Lorraine prove- nant des carrières d’Euville et Lérouville (Meuse).

Dès le Second Empire, une variété croissante de pierres dures et colorées (Porphyre de Suède, Labra- dor de Norvège) alimente les ateliers de marbrerie funéraire. Grâce aux nouveaux moyens de transport, ces pierres colorées se retrouvent partout en France sur les plus riches tombeaux des années 1880-1890, en alliance avec le bronze ou la mosaïque dans une recherche de polychromie.

À partir du XXe siècle, le développement mas- sif du granit suit les progrès de la mécanisation de la taille et du polissage. Bien équipées, d’impor- tantes sociétés de « granitiers » travaillent alors quantité de pierres de toutes provenances. On peut citer l’exemple de la société « Le Granit », installée en 1906 à Abainville (Meuse) dans les locaux des anciennes forges de la société Muel. Puissamment outillée (taille, polissage, bouchardes mécaniques), cette usine travaille alors 35 variétés de granit de toutes provenances géographiques et décrit ainsi son activité dans la presse 8 : « Le monument funé- raire, fait en série courante, depuis le plus simple jusqu’au plus opulent, constitue pour la société, à côté des travaux d’art, l’élément des affaires quoti- diennes […]. La vogue est d’ailleurs, de plus en plus, au monument en granit, parce qu’il joint à un aspect imposant l’avantage d’une durée indéfinie, le polis- sage obtenu mécaniquement étant inaltérable ».

Le nombre croissant de pierres proposées (noir d’Afrique, blanc de Vire, noir de Suède, Labrador vert nacré de Norvège, gris-noir ou rouge Corail des Vosges) et le développement du rôle des « gra- nitiers » marquent la profonde mutation de la pro- duction de monuments funéraires, au cours de la première moitié du XXe siècle. À partir de 1933, la revue professionnelle Le Mausolée permet de suivre cette évolution, grâce à une présentation très docu- mentée (créateurs, matériaux, fabrication) de tom- beaux sélectionnés dans toute la France ou à celle des nouveaux métiers du funéraire, tel les « agents de carrières » qui fournissent aux entreprises de marbreries les monuments directement taillés et fabriqués en carrière. Aujourd’hui la plupart des mo- numents funéraires sont en granit provenant d’Inde ou de Chine, les deux plus gros exportateurs, parfois d’Afrique, d’Espagne ou du Brésil. La plupart de ces pierres dures peuvent recevoir un traitement de sur- face, être polies, adoucies 9 ou bouchardées10.

Au milieu du XIXe siècle, certains matériaux composites, comme les ciments et bétons, sont

3 • L’ÉTUDE : OBSERVATION ET L’ANALYSE

Stèle funéraire en schiste ardoisier d’André Ducher, prêtre, décédé en 1681, cimetière de Bais (Ille-et-Vilaine). L’épitaphe indique « CY GIT LE CORS DE DEFVN/ MISIRE ANDR: DVCHER / PRESTRE DE BAIS A ESTE / ANCEPVLTVRE LE 29 ME / IOVR DE IVIN 1681 RECVECAN / IN PACE AMEN PRIES SIVOVS / PLES DIEV POVR LES DEFFVNT ». Un calice, une patène, un plat, une tête de mort et deux os entrecroisés sont gravés sur la pierre.

employés seuls ou comme liants dans la construc- tion de tombeaux. À Toulouse par exemple, certains tombeaux, telle la sépulture Brousse-Bousquet au cimetière de Terre-Cabade, sont réalisés en béton aggloméré du « Système Coignet », selon des brevets déposés dès les années 1850 pour la production de pierre artificielle. Un matériau comparable, substitut à bas coût de la pierre, est largement commercia- lisé au XXe siècle sous le nom de « granito », ciment aggloméré de fragments de pierres colorées. Des monuments en rocaille ou rusticage, incluant dans le ciment gravillons, silex, pierres concassées ou moellons de meulière, sont de même érigés dans de nombreux cimetières, en imitation d’éléments natu- rels (rochers, grottes, troncs d’arbre).

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8 « Le Granit. Une industrie nouvelle en Lorraine », L’Immeuble

et la construction dans l’Est, n° 34, 22 décembre 1907.

9 La surface de la pierre est lisse, unie et mate.

10 La surface de la pierre est frappée avec un marteau à bou-

charder (marteau à pointes) provoquant de légers creux et bosses. L’aspect final est celui d’une pierre piquetée ou striée.

Ci-dessus : Tombeau en granit de la famille Étienne, cimetière de Préville, Nancy (Meurthe-et- Moselle). Ci-dessus à droite : Monument en granits colorés

et décor sculpté en bronze, sépulture Richter Vassart, cimetière du Sud, Lille (Nord). À droite : Monument en granito avec

incrustations de marbre blanc, tombeau de la famille Constant Bouton-Dolac, cimetière de Souillac (Lot).

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