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Lors du travail de recherche, nous devons définir un cadre qui comprend quatre choix liés les uns aux autres exprimant la posture du chercheur face à son objet de recherche : (1) son paradigme scientifique c’est-à-dire « un système de croyances relatives à ce qu’est une science, à ce qu’elle

étudie et à la manière dont elle l’étudie » (Gavard-Perret et al. 2012: 13), (2) une stratégie

d’investigation (appelée aussi design de recherche ou stratégie de recherche), (3) une posture épistémologique et (4) des méthodes de terrain afin de recueillir et analyser des données empiriques (Creswell, 2008). Il nous a semblé nécessaire de développer dans ce chapitre les quatre points de façon extensive et de justifier ces choix ainsi que leur cohérence mutuelle afin de montrer tout l’intérêt de cette posture scientifique particulière et pourtant rare en sciences de gestion. Nous présentons, tout d’abord, les trois manières traditionnelles de produire du savoir en sciences de gestion, et nous justifions le choix des sciences de l’artificiel comme paradigme scientifique (section 1) puis, au sein de cette forme de création de savoir, le choix du Design Science

Methodology comme stratégie d’investigation (section 2). Ensuite, nous présentons nos choix épistémologiques (section 3). Nous poursuivons en détaillant notre méthode de terrain qualitative (section 4). Nous en déduisons ainsi les critères d’évaluation de la recherche qui découlent de nos partis pris scientifiques (Section 5). Enfin, nous concluons avec une synthèse des choix méthodologiques (Section 6).

Section 1. Le paradigme scientifique des sciences de l’artificiel

L’objectif du chercheur est de produire des savoirs. Il existe trois manières de produire ce savoir que l’on appelle paradigme scientifique (Gavard-Perret et al. 2012: 13-15): les sciences dites ‘de la nature’, les sciences humaines et sociales et les sciences de l’artificiel (Simon, 1969) (appelées aussi sciences ingéniériques ou sciences de la conception). Le paradigme scientifique est un choix rarement évoqué dans une thèse de gestion car la plupart des travaux se situent en sciences de la nature. Pourtant, le paradigme scientifique dépasse la notion même des domaines de recherche dans lesquels il peut être mobilisé car en sciences de gestion, les trois paradigmes coexistent.

Il est important de décrire ce choix avec soin car il est fondateur et entraîne des conséquences sur la visée de la recherche, le choix de la stratégie de recherche et la posture épistémologique (Avenier et Thomas, 2012). De nombreux débats en recherche de gestion proviennent de la confusion entre le paradigme scientifique et la posture épistémologique. A des fins d’exposé, nous faisons un tour d’horizon des trois paradigmes (1), puis nous développons notre argumentaire de choix du paradigme des sciences de l’artificiel (2).

1. Les trois formes de production de savoirs : les paradigmes scientifiques

1.1. Les sciences de la nature

L’objectif de ce type de recherche est de révéler la causalité permettant d’expliquer des phénomènes portant sur des ‘objets naturels’. Reprenant les méthodes de recherches des sciences dites ‘exactes’ (mathématiques, biologie ou physique), les chercheurs tentent d’établir des ‘lois générales’ permettant de décrire mais aussi d’expliquer ou de prédire un phénomène (Gavard- Perret et al. 2012:14). En sciences de gestion et plus particulièrement en marketing, le paradigme des sciences de la nature a longtemps été la référence unique. Afin de légitimer ce domaine de recherche récent, le choix avait été fait de créer du savoir scientifique à partir d’une connaissance vérifiée au travers de méthodes expérimentales fondées sur une méthode de recherche hypothético- déductive quantitative au sein d’un paradigme épistémologique positiviste. Pourtant, ce paradigme scientifique semble se disjoindre rapidement car les sciences humaines et sociales ne peuvent se prévaloir de ‘lois générales’ systématiques dès le XXème siècle même si de nombreuses recherches en gestion reprennent ce paradigme scientifique.

1.2. Les sciences humaines et sociales

La génération de savoirs dans ce paradigme a pour objectif de décrire, comprendre et refléter les comportements des êtres humains (Romme, 2003). Le chercheur a une certaine proximité avec son objet de recherche et donc il existe bon nombre de questions sur la validité de la connaissance générée ainsi que sur la subjectivité des résultats (Romme, 2003). Certains pensent que ces sciences ne sont pas un paradigme scientifique car elles ne peuvent pas s’appuyer sur des méthodes de vérification fiables ni sur la généralisation des connaissances créées (Gavard-Perret et al., 2012). En effet, cohabitent en leur sein un très grand nombre de postures épistémologiques (post- positivistes, constructivistes ou interprétativistes) ainsi qu’un très grand nombre de stratégies d’investigation.

1.3. Les sciences de l’artificiel

Herbert Simon montre que dans le paradigme des sciences de la nature classiques, essentiellement la physique et la biologie, il est difficile de représenter et de rendre compte des phénomènes artificiels (Avenier, 2009). Il conçoit donc, en reprenant les travaux de recherche de chercheurs dès l’Antiquité (Dresch et al., 2014), un paradigme scientifique permettant d’étudier des ‘objets artificiels’. Dès lors, Herbert Simon propose les sciences de l’artificiel comme cadre permettant l’analyse de ‘projets conceptuels’ c’est-à-dire ayant «pour but à la fois de faire progresser la

compréhension du fonctionnement et de l’évolution des artefacts dans leur environnement, et de développer des connaissances pertinentes pour la conception et la mise en œuvre d’artefacts évolutifs ayant des propriétés désirées» (Avenier, 2009 : 57). L’approche par les sciences de l’artificiel permet d’aborder des objets complexes et artificiels c'est-à-dire construits par l’homme en vue d’une finalité (Pascal, 2011). Le but est alors d’améliorer la performance des objets construits par rapport aux précédents en transformant des pratiques existantes : « Les recherches

en design développent ainsi des connaissances au service de l’action afin de répondre aux enjeux du monde réel en proposant des systèmes technologiques qui n’existent pas encore » (Pascal,

2011). Les objets artificiels étudiés sont insérés dans un monde naturel, ce qui permet l’utilisation de lois provenant des deux autres paradigmes scientifiques (Le Moigne, 1994: 15). Pour Herbert Simon, les paradigmes scientifiques ‘traditionnels’ que sont les sciences de la nature et les sciences sociales ne permettent pas d’étudier des objets façonnés par l’homme car ils ont été créés, d’une part, dans un contexte particulier et donc sont contingents et, d’autre part, ont un caractère téléologique, c’est-à-dire qu’ils ont la capacité à auto-définir des buts qui orienteront leur fonctionnement (Avenier, 2009).

Paradigme scientifique (traduction anglo-saxonne) sciences de la nature (Sciences) sciences sociales (Humanities) sciences de l’artificiel (Design Science)

description Comprendre des phénomènes naturels, découvrir comment les choses sont, et

expliquer pourquoi elles sont ainsi

Comprendre, décrire les êtres humains et leurs comportements individuels ou en groupe

Produire des objets qui n’existent pas encore afin

d’améliorer des objets existants et donc modifier des situations afin d’atteindre des résultats meilleurs Visée de la recherche Explicative, descriptive, exploratoire ou prédictive Explicative, descriptive, exploratoire ou compréhensive Prescriptive et normative Exemples de domaine Physique, Chimie, Biologie, Psychologie expérimentale Anthropologie, Sociologie, Histoire Médecine, Sciences de l’ingénieur, Mécanique

Tableau 16. Synthèse des trois formes de production de savoirs (adapté de Dresch et al., 2014)

2. Le choix des sciences de l’artificiel : justification de ce paradigme par

rapport à l’objet de recherche

Van de Ven et Johnson, (2006) identifient deux façons d’appréhender l’écart croissant entre la théorie et la pratique. La première considère la création de connaissances comme l’activité spécifique de la communauté académique. La connaissance théorique ainsi créée, se pose ensuite le problème de son transfert vers la communauté des praticiens. La seconde considère les connaissances théoriques et pratiques comme deux types distincts de connaissances mais complémentaires. Dans cette perspective, l’écart croissant entre la théorie et la pratique ne repose plus sur un problème de transfert mais relève plutôt « d’un problème de production de la

connaissance » (Van de Ven et Johnson, 2006, p 803). C’est dans ce deuxième cadre que nous nous positionnons.

Les trois paradigmes que nous venons de présenter ne s’opposent pas, ils ont des champs et des visées de recherche différents et donc peuvent être aussi considérés comme complémentaires. La principale différence entre eux provient du type de savoir développé. Les sciences de la nature et les sciences humaines sont dans une logique causale permettant de relier des phénomènes humains, sociaux et/ou naturels entre eux alors que les sciences de l’artificiel engendrent des connaissances centrées sur la résolution de problèmes par la prescription d’une solution (Van Aken, 2004). Ce design est applicable aux sciences de gestion (Avenier, 2009; Van Aken, 2004). Romme (2003) montre les principales différences de traitement de la recherche en management suivant que l’on se situe dans un paradigme ou dans l’autre, détaillées dans le tableau suivant :